En hommage à Georges Snyders, décédé le 27 septembre dernier, voici le texte qu’il a prononcé à l’occasion de son 94ème anniversaire, le 30 avril 2011 au siège du parti communiste français.
Il y a trois hommes en moi : un communiste, un musicien, un professeur.
LE PREMIER HOMME
J’étais de gauche, je suis devenu communiste après mes épreuves d’Auschwitz.
L’expérience du dénuement ; véritablement une mise à nu : on m’a ôté mes vêtements, on m’a enlevé mon nom, remplacé par un numéro matricule tatoué sur l’avant-bras ; on a arraché tout ce qui était cheveux ou poils à tous les endroits de moi-même, y compris les plus secrets. Mon corps n’était plus moi.
Résister, pour la très faible part qui dépendait de nous, ne pas pactiser avec la mort ; ne pas se laisser tomber, garder tout ce que l’on pouvait de dignité dans la façon de se tenir, de manger, de se maintenir propre : toutes choses qui deviennent terriblement difficiles dans un camp d’extermination.
En un mot, témoigner qu’on n’était pas les sous-hommes que les nazis déclaraient juste bons à être brûlés, mais des hommes véritables. Y contribuent des moments de solidarité – mais bien difficiles à tenir, car il s’agissait de donner à l’autre un peu de nourriture ou de lui ménager quelques moments pour interrompre son travail : mais chacun en avait tellement besoin pour lui-même…
Après Auschwitz, mon problème a été de reconstruire une joie – qui ne pouvait être qu’une joie nouvelle – et aider les autres à y parvenir.
Si je n’y réussissais pas, le camp aurait été une parenthèse simple et atroce dans ma vie, et non pas une épreuve qui pouvait devenir créatrice.
Je me suis inscrit au PCF.
C’est d’avoir connu la faim, le froid, l’injustice, qui m’a obligé de comprendre qu’il n’y a pas de démocratie, de vie heureuse et « bien tempérée », aussi longtemps qu’il y a des exploiteurs et des exploités, des profiteurs et des opprimés.
Je ne trouverai un chemin vers l’apaisement, qu’en rejoignant ceux qui luttent pour que la terreur de la faim – et du même coup la cause de tant de guerres – puisse être surmontée.
C’est au PCF que je me suis inscrit parce que je pense que sont nécessaires des Partis structurés, organisés, réunis dans l’Internationalisme.
Lutte de classes
Être communiste, c’est ressentir, presque viscéralement, que notre société ne constitue pas une communauté unie, où les intérêts et la vie de tous s’harmoniseraient ; notre société est en lutte contre elle-même.
Je vois le sort de tant de sans-travail, de salariés à peine au niveau de leur besoins premiers – et à l’échelle mondiale, des pays où une si grande partie de la population est en proie, véritablement, à la faim – face à ceux qui s’enrichissent, tantôt par les prélèvements « ordinaires » de la plus-value, tantôt à coup de spéculations boursières : il y a réellement opposition entre des classes antagonistes.
Complexité de la lutte des classes : des alliances se nouent.
La lutte des classes, cela ne signifie pas qu’on puisse, qu’on doive mettre d’un côté les bons tout bons – de l’autre, les méchants tout méchants. Chez tous, les intérêts se déchirent, les tendances s’affrontent. Nous ne le savons que trop : des membres des classes opprimées peuvent donner dans les idées de leurs oppresseurs. Il arrive aussi qu’une petite fraction de la classe dominante se détache de celle-ci et se rallie à la classe qui porte en elle l’avenir – « notamment cette partie des idéologues bourgeois qui sont parvenus à l’intelligence théorique de l’ensemble du mouvement historique » (Marx, Le Manifeste).
Ainsi s’introduit l’espoir pour un intellectuel bourgeois comme moi, sans vouloir jouer au prolétaire, de participer à la lutte des opprimés : il y faut une composante de volonté et aussi, dit Marx, une composante intellectuelle – toutes deux renouvelées.
Être communiste, c’est être révolutionnaire
Je dois bien avouer que le réformisme constitue toujours une tentation : la Révolution est cruelle, coûte très cher en hommes et parmi les meilleurs ; les résultats, jamais assurés, tournant même parfois au contraire de ce qu’on espérait.
Ne serait-il pas plus sage – et surtout plus prudent – de concentrer ses efforts sur une évolution progressive, évitant les secousses trop rudes ? En France, des avancées non négligeables ont été obtenues par des réformes légales.
Mais non : pour que tous les hommes accèdent à une vie au moins décente, ce sont les structures fondamentales des sociétés qui doivent être bouleversées – et seules des Révolutions peuvent y parvenir.
Naturellement, nous acceptons toutes les réformes possibles à tel moment. Non pas qu’elles puissent remplacer « la Révolution », mais par les réformes mêmes, il apparaît que des choses peuvent changer – des choses et pourquoi pas les choses ?
Le Progrès
Être communiste, c’est soutenir qu’à travers tant d’atrocités, tant d’échecs, l’humanité vit fondamentalement une marche vers le progrès : l’esclavage a été aboli, les hiérarchies de naissance entre nobles et peuple ont été abolies.
Certes, on va m’objecter la terreur atomique, l’état critique de notre planète : les avancées extraordinaires des sciences et des techniques ne se sont pas répercutées en suppléments de bonheur.
Souvent prévaut le sentiment que c’est l’inverse qui a lieu : plus les machines et la production progressent, plus nous tombons dans l’insécurité, la dépendance, bref dans la déshumanisation ; d’où le thème tellement répandu de l’homme comme apprenti-sorcier : « Ce n’est pas nous qui dominons les choses mais les choses qui nous dominent ». C’est là une des incitations - et parmi les plus efficaces – à désespérer.
En fait, il n’y a là aucune fatalité, mais bien une lutte à mener : ce sont les classes hégémoniques qui ont confisqué à leur seul avantage ce qui aurait pu, ce qui aurait dû être une avancée pour tous. Elles ont pris le pouvoir sur les choses et ce pouvoir sur les choses leur sert à appesantir leur pouvoir sur les hommes.
Nous ne nous serons libérés de la domination des choses que lorsque nous nous serons libérés de la domination de ces classes.
Notre tâche, c’est la transformation du rapport de la technique à l’homme, c’est d’acquérir « la maîtrise de la relation entre la technique et l’humanité. » (Walter Benjamin)
Mais un tel effort peut-il être entrepris tant que les rapports sociaux demeurent sous la seule emprise du profit ? C’est seulement dans la mesure où la société aura dépassé ce stade qu’elle pourra employer les techniques comme instruments de libération.
Être communiste : le prolétariat
Le marxisme, fondamentalement, affirme que c’est la classe la plus exploitée, la plus opprimée – « le prolétariat » – qui est l’agent essentiel des avancées révolutionnaires – et non pas des bourgeois éclairés, amis du peuple, même animés des meilleurs sentiments.
Le prolétariat moderne a « une mission historique : accomplir l’acte libérateur du
monde » (Engels : Anti-Dühring).
Je reconnais que, pendant longtemps, j’ai eu du mal à penser que ces « va-nu-pieds culturels » jouaient le rôle décisif. En fait, Brecht m’a aidé à comprendre que les prolétaires, bien que chargés d’une mission, ne sont pas des missionnaires ; ils ne constituent pas un peuple de petits saints ; les multiples violences qui s’abattent sur leurs vies font que leur existence s’est souvent étiolée, atrophiée.
Mais je suis arrivé à saisir que le risque de corruption des pauvres ne fait qu’un avec leur pauvreté. Ces hommes qui sont contraints de se battre pour garder la tête à peine au dessus de l’eau, comment échapperaient-ils aux tentations multiples ?
C’est précisément la dureté de leurs expériences quotidiennes qui peut avoir fortifié en eux une volonté de rendre leur vie plus valable – et même plus créatrice.
Une affirmation essentielle de Marx est que les opprimés forment « une sphère qui ne peut s’émanciper sans s’émanciper de toutes les autres sphères de la société, et sans par conséquent les émanciper toutes... Elle ne peut se reconquérir elle-même que par le regain complet de l’homme » (Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel).
Je voudrais tant être porté par cet élan.
Le Parti
La masse prolétarienne ne peut atteindre à la conscience de soi et à l’action efficace qu’en s’organisant dans un Parti structuré, hiérarchisé.
C’est dans ce rapport du Parti à la masse que se jouent les plus grandes difficultés - et c’est là, je pense, que le stalinisme a tragiquement échoué, malgré les succès incontestables qu’il a remportés par ailleurs, dans les domaines de l’éducation, de la santé - et la victoire dans la plus grande guerre mondiale.
Le Parti est « l’avant-garde du prolétariat ».
Le problème est qu’il a un double rôle à jouer : d’une part, une composante de commandement – et d’autre part la volonté d’être uni aux besoins les plus profonds des masses, à l’ensemble de leurs voeux – donc l’exigence d’élever leur niveau de conscience et de décision.
La coexistence de ces deux rôles est possible, dans la mesure où le Parti n’impose pas aux masses une doctrine, une direction qui leur seraient étrangères ; il aide à discerner, éclairer, rassembler des éléments qui existent déjà dans leur réalité vécue – mais alors ils risquent d’en rester à des fragments dispersés, embrumés par les mystifications habituelles : « C’est dans la masse que le Parti puise la force qui va le transformer » (Maïakovski).
Le parti constitue alors « l’intellectuel collectif », cher à Gramsci, le lieu où les poussées venues de la masse et les décisions prises par les communistes trouvent leur équilibre.
Évoquer ces aspects théoriques, c’est le moment le plus exaltant - dévouement au Parti, confiance quasi-fraternelle accordée au Parti -, mais c’est surtout le moment le plus déprimant : je me débats dans la crainte et le tremblement, après toutes les erreurs et toutes les horreurs dont nous avons appris que des Partis ont été les agents.
Le danger est extrême que les dirigeants soient convaincus de l’urgence, de la nécessité d’agir eux-mêmes en lieu et place des masses.
Les staliniens n’ont pas su y échapper.
Je pense que le tragique s’est installé à partir du moment où toute opposition, et même toute critique, ont été considérées comme trahisons et poursuivies en tant que telles ; et je ne peux me résigner à ce que la pluralité des opinions soit déconsidérée, rejetée et finalement interdite.
Brecht adresse au Parti ces paroles admirables :
« Montre-nous le chemin que nous devons suivre et nous le suivrons comme toi.
Mais ne suis pas sans nous le bon chemin. Sans nous il est le chemin le plus mauvais. Ne te sépare pas de nous. »
Il évoque ainsi un Parti communiste idéal – et pourquoi pas, demain, réel ?
Brecht non seulement accepte, mais demande que le Parti commande ; on n’est pas dans l’anarchisme. Mais si la voie que le Parti ouvre ne parvient pas à convaincre, à entraîner des couches de plus en plus larges du peuple, le risque, la tentation deviennent terribles de tomber dans la tyrannie.
J’espère que, dans le monde, les communistes parviendront à constituer des Partis capables d’allier rôle d’avant-garde et expression des libertés.
Ce qui m’importe par-dessus tout, c’est que s’unissent et agissent ensemble des hommes et des femmes qui ne se résignent pas à ce monde de guerres, de faim et d’injustice.
LE DEUXIEME HOMME
Le deuxième homme en moi, c’est le professeur.
J’ai enseigné la philosophie pendant une année à la « khâgne » de Marseille puis pendant six années comme assistant à l’université de Lyon, ensuite pendant six autres années à la « khâgne » de Lille.
Ensuite à Nancy c’est la psychologie de l’enfant qui a été mon thème dominant.
Depuis 1967, à la Sorbonne, je me suis orienté vers ce qu’on appelle Philosophie de l’Éducation.
Images de l’enseignant progressiste
Dans les difficultés que rencontrent ses élèves, il sera particulièrement sensible aux facteurs sociaux qui pèsent lourdement sur certains.
Il n’ignore pas les différences individuelles, mais il partage les tourments de ceux qu’on appelle « issus des milieux défavorisés ». Il a conscience que les inégalités de réussite dans sa classe ont un rapport direct avec les inégalités de vie, d’habitudes culturelles, de perception de l’avenir.
Une lutte sur deux fronts : dans la société, contre l’exploitation, l’injustice ; dans sa classe pour soutenir ceux qui en ont le plus besoin.
Une des caractéristiques de l’enseignant progressiste, c’est « la confiance dans les masses », donc ici, la confiance dans les masses des élèves - même et surtout les plus exploités - je voudrais dire la confiance dans leurs ressources culturelles : il sait que ces élèves participent d’emblée à une culture, leur culture, même si elle ne répond pas aux critères scolaires.
Il ne s’agit pas de l’ignorer, ni d’en rester à sa célébration, mais les difficultés même que ces enfants vivent, leurs efforts pour ne pas se laisser abattre dans l’existence, peuvent servir de points d’appui à l’enseignant pour les mener, malgré tout, par leur propre chemin, jusqu’aux grandes réussites culturelles.
Jaurès disait que ce sont les enfants du prolétariat qui peuvent fortifier la conscience politique de leur instituteur, le confirmer dans ses options progressistes.
On peut par exemple espérer que Les Misérables de Victor Hugo (le titre déjà peut être significatif pour eux), les révoltes populaires rejoignant l’histoire des destins individuels, trouveront un écho en eux.
En cours d’histoire, on peut espérer qu’ils se retrouveront dans l’évocation complexe des mouvements populaires, l’opposition rude des classes dirigeantes, mais aussi dans les tentations du peuple à se résigner.
Certains pourront s’identifier avec Le Premier Homme de Camus : issu d’une famille très défavorisée, il parvient à la fois à accéder à la culture élaborée et à ne pas renier ses origines, ne pas être infidèle à ses origines.
L’enseignant progressiste face au problème de la notation
Il ne renonce pas à mettre des notes : les notes sont un peu l’équivalent pour les élèves d’une récompense, pour ne pas dire d’un salaire ; et d’autre part, il est nécessaire que chacun sache où il en est de ses réussites ou de ses échecs.
Mais l’enseignant progressiste sait qu’il y a des secteurs qui échappent à la notation : dès qu’il y a travail en groupe, il devient très difficile de noter puisqu’on ne sait pas qui a fait quoi dans le groupe.
Si on propose aux élèves certains types d’exercices, par exemple des enquêtes sur la vie de leur quartier, les travaux seront si hétérogènes, d’un groupe à l’autre, que la notation n’est plus possible.
Mais surtout l’enseignant progressiste craint que la notation humilie, décourage ceux qui ont régulièrement des notes faibles.
L’enseignant progressiste, conscient des avantages et des dangers de la notation classique s’efforcera de trouver des modalités favorables.
Par exemple, que tout élève ait un graphique individuel indiquant ses propres progrès ou ses régressions, sa stagnation - et alors il n’est jugé que par rapport à lui-même - et l’on peut espérer que n’étant plus en proie à la dévalorisation, il mettra en oeuvre ses ressources propres.
La coexistence de deux types de notation n’est pas chose aisée ; les tâches d’un enseignant progressiste ne sont jamais aisées.
Le problème du groupe
L’enseignant progressiste connaît bien les bénéfices pour les élèves du travail en groupe : apprentissage de la solidarité, marche vers l’autonomie.
Pour préparer les futurs travailleurs à prendre en mains le devenir de leurs entreprises, n’est-il pas nécessaire qu’ils fassent, à l’école, l’expérience d’une solidarité - qui n’est pas négation de l’individu et de sa différence propre ?
Quand les plus forts travaillent avec les faibles, les liens de camaraderie peuvent faciliter l’accès au savoir.
Par le travail de groupe, les forts peuvent écarter la tentation de s’enfermer dans un individualisme orgueilleux ; et les plus faibles cesseront peut-être de se réfugier dans les divers modes de résignation.
Mais l’enseignant connaît aussi les risques de ce mode de travail : par exemple les forts, pour que le groupe aille plus vite et obtienne de meilleurs résultats, peuvent être tentés de faire eux-mêmes l’ensemble du travail.
Autre difficulté : les forts ne trouvent pas nécessairement, au bon moment, les explications dont les faibles ont besoin alors – sinon être enseignant ne serait plus un métier si difficile.
L’enseignant progressiste doit donc réagir par rapport à certaines initiatives du groupe sans casser son dynamisme, sa vie propre.
Cela ne paraît possible que dans la mesure où l’enseignant est parvenu réellement à s’intégrer à la communauté de la classe.
Par exemple, il veillera à ce que tous les membres du groupe participent réellement au travail du groupe - sans verser dans un autoritarisme qui assignerait à chacun une place déterminée et risquerait de casser la vie du groupe.
Lorsqu’apparaît cette difficulté des forts à se faire comprendre des plus faibles, les premiers peuvent se tourner vers l’enseignant et faire à sa compétence : il les aiguillera vers d’autres procédures - en leur laissant le choix de celle qui leur semble la plus adéquate.
Le problème du commandement
L’enseignant progressiste commande et ne cache pas qu’il commande - mais aussi il donne, à des moments déterminés, une parole libre à ses élèves pour qu’ils expriment ouvertement comment ils ont perçu ce qui s’est passé dans la classe.
Ce double mouvement n’est possible que dans la mesure où l’enseignant est capable d’affronter des critiques qui ne peuvent manquer d’être lancées à son égard - et surtout qu’il ait assez de confiance dans sa classe pour penser, qu’au-delà de quelques plaisanteries, voire de quelques provocations les critiques des élèves seront assez solides, assez fondées, pour aider au progrès des études et des relations.
L’enseignant progressiste et la joie culturelle présente
Tout enseignant sait qu’une tâche essentielle de l’école est de préparer les élèves à leur avenir, les former pour l’avenir : « Quand tu seras grand… Plus tard… Ce qui te parait inutile maintenant pourra peut-être te servir dans ta vie adulte ».
Mais il sait aussi que l’école est le lieu où les jeunes passent « les plus belles années » de leur vie ; plus ou moins vingt années si précieuses et irrécupérables.
L’enseignant progressiste affirme que l’école ne parvient à la légitimité que si le jeune la ressent comme un espace-temps de joie présente - et non pas promesse indéfiniment retardée, encore moins comme un monde d’ennui, étranger à ses préoccupations propres.
A chaque étape de la jeunesse, apporter aux élèves ce dont ils ont besoin à ce moment, pour se sentir plus heureux.
Le domaine de l’école, c’est avant tout la culture - et la joie que la culture peut apporter. Le summum de la joie culturelle est atteint dans ce que je ne crains pas d’appeler l’amour des chefs-d’oeuvre. Je ne vais pas, une fois de plus, étudier les chefs-d’oeuvre et l’accès aux chefs-d’oeuvre.
Je veux affirmer à nouveau le thème qui me tient particulièrement à coeur : mes livres, mes cours, mes conférences pourraient peut-être se résumer en une formule : joie culturelle présente à l’école.
Je dois me contenter de rappeler quelques étapes.
Les chefs-d’oeuvre techniques
Des contenus enseignés qui peuvent donner joie parce qu’ils apportent réponse à des questions que les élèves se posent sur le plan des techniques quotidiennement utilisées, par exemple : « Comment fonctionne mon scooter ? ». Si on me l’explique, je serai satisfait de comprendre ce qu’est un moteur à explosion – et aussi cela peut m’aider à mieux le bricoler et éventuellement à le réparer.
Les chefs-d’oeuvre scientifiques
Le jeune Lavisse, le futur historien, lorsqu’il est au lycée : son professeur de physique l’initie au système de Copernic - et ce fut pour lui la révélation que le monde est régi par des lois universelles.
« Cela me parut si beau, que, le soir même, j’écrivis à mes parents pour leur raconter la leçon en termes d’enthousiasme ». Simultanément une seconde source de joie : on prend les élèves au sérieux, « nous étions donc capables d’aimer la science et de comprendre sa beauté, sa grandeur, son utilité ».
Einstein déclare que, lorsqu’on lui a démontré le théorème établissant que les trois hauteurs d’un triangle se coupent en un même point, il a ressenti une des plus grandes joies de sa jeunesse. Évidemment, tous les lycéens apprennent ce théorème, mais n’en ressentent pas une telle joie.
En fait, je voudrais que l’enseignant explique cette joie ; elle a pour moi deux composantes : la pensée mathématique pure est capable de raisonnements parfaitement cohérents – et surtout la pensée mathématique pure rejoint la réalité des choses de ce monde. Ici, les trois hauteurs sont effectivement concourantes lorsqu’elles sont dessinées avec soin.
Cela signifie que notre pensée est en accord avec le réel, qu’on peut prendre comme base de travail l’accès à une harmonie entre l’homme et le monde ; nous ne sommes pas en exil dans un monde absurde et qui nous serait étranger, qui nous rejetterait comme des étrangers - et c’est pourquoi notre pensée peut se continuer en action.
Les chefs-d’oeuvre historiques et géographiques
La joie ici répond souvent à des désirs de dépaysement, dans l’espace et dans le temps, qui sont si vivaces chez les jeunes d’aujourd’hui ; joue aussi un grand rôle la joie d’entrer en contact avec des hommes qui ne vivent pas comme nous, qui ont créé un autre équilibre de pensée et de croyance que les nôtres - d’où une véritable émotion de les ressentir à la fois comme proches et éloignés de nous.
L’enseignant progressiste a conscience du risque d’élitisme dans une telle démarche : nous savons bien que l’accès aux chefs-d’oeuvre est plutôt le lot des élèves « forts », et nous savons aussi que ceux-ci, dans leur ensemble, proviennent bien souvent des classes favorisées.
Mais, dans l’effort si complexe pour lutter contre l’échec, je suis persuadé qu’un des moteurs le plus puissant pour que les « faibles », les découragés, se lancent dans ces efforts qu’on ne cesse de leur réclamer, ce serait qu’ils constatent qu’un certain nombre de leurs camarades profite de joies spécifiques aux chefs d’œuvre et j’espère qu’ils voudront en avoir leur part.
Les chefs-d’oeuvre littéraires
Il ne s’agit pas de présenter une littérature « à l’eau de rose », de dissimuler le tragique de la vie. Il n’est pas question d’abandonner, par exemple, les tragédies classiques par le fait qu’elles se terminent si souvent en catastrophes.
Mais mon voeu le plus fort est qu’on propose aux élèves une culture qui parvienne à traverser le désespoir et à fortifier en chacun l’élan de vie, la confiance dans la vie.
Après quoi on pourra peut-être faire sentir aux élèves que le tragique constitue aussi le creuset où un Victor Hugo, un Paul Eluard ont forgé leur joie. Je me contenterai de deux allusions.
Dans La Peste de Camus, croyants et incroyants, savants et moins experts, s’unissent par des efforts communs pour travailler à sauver la cité.
La Condition Humaine de Malraux : l’héroïsme et le sens du sacrifice chez un homme, un révolutionnaire, qui se démunit de la précieuse pastille de cyanure capable d’arrêter le tourment terrible de la torture.
Ce sacrifice est inutile, la pastille se perd dans la terre ; l’exemple n’en est pas moins exaltant.
Je veux terminer en vous murmurant quelques vers de poètes qui chantent la joie de l’amour – comme j’ai tenté de le vivre :
« C’est à partir de toi que je dis oui au monde »
(Aragon) ou encore :
« Il n’y a pas d’amour qui ne soit notre amour »
(Eluard).
LE TROISIEME HOMME
Le troisième homme en moi, c’est le musicien.
Pour une fois, vous verrez, je ne parlerai pas de pédagogie. Je veux essayer d’évoquer rapidement quelques aspects de mon amour pour la musique.
J’ai appris à lire les notes en même temps que j’apprenais les lettres de l’alphabet ; pendant toute ma jeunesse, j’ai fréquenté assidûment l’Opéra, les concerts - non pas comme un promeneur - mais dans toute la mesure du possible, j’avais étudié, avant de les entendre, les partitions exécutées.
La musique accompagnait les moments de joie et me soutenait dans les épisodes d’aridité. Je rêvais de devenir professionnellement un pianiste - et ce rêve m’a très longtemps poursuivi.
Au camp : c’est en chantonnant à mi-voix avec mon ami Francès, un quintette de Mozart que nous cessions un moment, d’être submergés par le désespoir.
Mes élèves de la khâgne de Lille, mes étudiants de Lyon se souviennent souvent de moi comme de quelqu’un qui les a initiés à la musique - oserais-je dire ? - avec plus de force qu’à la philosophie.
En famille, « jouer » signifiait jouer du piano ; je n’ai guère connu d’autres jeux mais j’ai bien souvent interprété les oeuvres que nous aimions, mes parents et moi, pour que la joie l’emporte sur les lassitudes.
Mon accès aux chefs-d’oeuvre
L’amour pour les chefs-d’oeuvre est une conquête progressive : il y a des chefs-d’œuvre devant lesquels à 12 ans, je restais de glace et que j’ai adorés plus tard.
Mais surtout, je veux dire que plus j’avançais en âge, plus j’aimais, mieux j’aimais les oeuvres que j’aimais : je commençais à saisir, d’une part, les structures de l’oeuvre - et aussi la nature de mes émotions.
Je donnerai un exemple sans craindre qu’il soit un peu technique : j’ai mieux aimé le premier mouvement de tant de sonates et de symphonies quand j’ai su que c’était, le plus souvent, une montée, une escalade du ton de la tonique au ton de la dominante - 5 notes plus haut - puis un retour vers l’affermissement de la tonalité initiale.
C’est aussi, fréquemment, un jeu dialectique où j’ai commencé à entendre que deux thèmes s’opposent, se combattent, se réconcilient. Je voudrais presque dire que le terme de dialectique renvoie à la fois à l’esthétique de
Hegel et à la pensée de Marx.
Un poète sait évoquer la richesse des transformations, des modulations propres aux thèmes musicaux : « le coeur me bat de les reconnaître, bien qu’ils aient changé de sentiment : tel qui m’avait ébloui par sa gaieté, se retrouvait, dans un écho lointain, exténué par la mélancolie ». (Tardieu, Figures)
Et aussi j’ai mieux aimé telle oeuvre que j’aimais déjà lorsque je l’ai appréhendée à la fois comme expression d’une personnalité – géniale - et présence d’une époque dans sa forme entière.
Deux voies
Je ressens deux façons d’aimer, par exemple Mozart, deux voies vers Mozart : d’une part, il me fait participer aussitôt à un univers harmonieux, heureux - et je n’ai plus dès lors envie de me mêler aux difficultés, aux luttes d’ici-bas – de m’affronter aux laideurs du monde.
Mais il y a aussi une autre voie : la beauté de la musique réunit mes forces, stimule tous mes espoirs d’établir, dans le monde où je vis, un bonheur transposé de la musique que je viens d’entendre.
Ce que j’appelle la première voie a été prédominant en moi avant que je devienne communiste. Durant cette période, d’ailleurs, je n’ai pas échappé à la tentation de rattacher le monde de la musique à un au-delà, salué comme divin.
Musique et religion
Il semble y avoir, pour beaucoup de musiciens, une sorte de liaison entre le musical et le religieux : les sons ne semblent pas soumis au monde matériel, à la pesanteur physique.
Pour ma part, je refuse aujourd’hui cette absorption de la musique dans le théologique : elle me parait illustrer excellemment le concept marxiste d’aliénation : l’homme se dépossède de ce qu’il y a de meilleur en lui, il en fait un Dieu, il le transfère à un Dieu totalement différent de lui-même - et maintenant, il s’agenouille devant sa propre création.
Joie et douleur de la musique
Il faudrait pouvoir prononcer d’un même trait la musique comme joie et comme douleur - et espérer finalement que la joie l’emporte.
Le rayonnement de la musique éveille en moi tellement de promesses mais, en même temps, il me fait ressentir mes manques, mon incomplétude, je ne peux pas me maintenir à ce niveau – et aussi le scandale de tant de vies humaines pétrifiées, recroquevillées.
La musique est violence : « la corde ne résonne que si elle est tendue ». (Adorno)
La musique prend possession de moi, c’est elle qui me conduit où elle veut aller, où elle veut que j’aille.
« La musique souvent me prend comme une mer »
(Baudelaire)
Je me sens tiré hors de moi-même.
Mais la musique est aussi le combat nietzschéen d’Apollon et de Dionysos : face à la terreur, le tumulte, un appel à la mesure, l’harmonie – et jusqu’à la pureté. En faisant apparaître nos pires conflits dans des structures maîtrisées, la musique n’ouvre-t-elle pas l’espoir de maîtrises possibles ?
J’entends les liaisons entre les accords – et il est beau que le mot ait une double signification : musicale et universelle.
Dans la musique classique, la joie est presque dictée par la forme elle-même : sonates et symphonies, après un long mouvement de méditation et de recueillement, se terminent d’ordinaire par un final d’espoir auxquels tous sont conviés - fréquemment sur un mode proche de la danse et du folklore.
Par le fait même qu’elle est violence, en même temps qu’elle est violence, la musique est révolte et refus de s’arrêter aux facilités de la résignation.
La musique va vers l’espoir : elle dit le tragique mais éveille en moi des ressources pour l’affronter.
La musique est violence mais elle ne se déroule jamais sans laisser apparaître des désirs de compassion. Bernstein dans West Side Story en donne un exemple remarquable - et simple : il évoque un règlement de comptes d’une grande âpreté entre jeunes ; la musique nous fait entendre à la fois la brutalité de ceux qui commettent les méfaits, mais aussi elle insinue le sentiment qu’eux mêmes sont en réalité des victimes.
Peut-être est-ce dans la notion de grandeur que je pourrais trouver un lien entre la musique comme violence et comme maîtrise.
La musique atteint ce qu’il y a de plus secret et intime en moi – et elle parvient à lui donner ampleur.
Baudelaire s’adressant à Wagner : « J’ai senti toute la majesté d’une vie plus large que la nôtre » ; la musique de Wagner a suscité en lui « l’orgueil de la vie ».
Debussy nous dit : « on a du mal à trouver quelle attitude prendre pour être digne d’écouter cet andante de Bach ». C’est le mot digne qui me paraît ici splendide.
Ma tâche d’auditeur serait de parvenir à une telle élévation d’écoute – et je me reproche souvent d’être un mauvais auditeur : pendant que Bach se déroule à la radio, moi je m’occupe de mes préparatifs pour aller faire mes courses.
Il n’est pas au pouvoir de la musique de supprimer les contradictions qui nous déchirent, nous et notre société, et un de mes collègues et ami me rappelle souvent que les gardiens nazis écoutaient, dans le camp, avec délectation, des oeuvres de Bach - avant de continuer à brûler les Juifs.
Chez ces nazis se déversent deux sources idéologiques : l’idéologie des classes dominantes, qui ont favorisé, dès le début, la montée du nazisme.
Toujours elles ont été hostiles aux Juifs, d’abord au nom de l’unité religieuse – en fait unité de commandement – puis par un nationalisme qui repousse ceux qui sont
soupçonnés (d’ailleurs souvent à tort) de ne pas posséder une germanité séculaire. Hitler n’a fait que pousser à l’extrême le plus sanglant ce qui existait déjà à l’état diffus.
Chez ces mêmes nazis, une autre source idéologique : l’amour de la beauté.
Idéologie pendant longtemps portée par la religion (par exemple les belles cathédrales) et qui s’est peu à peu laïcisée (la peinture de beaux paysages).
Une schizophrénie qui ne peut être dépassée que par l’effacement d’un des deux termes ; souhaitons qu’eux-mêmes, ou du moins leurs enfants, y parviennent.
Et pourtant je serais désespéré si je ne pensais pas que la musique joue un rôle dans la lutte universelle des opprimés contre leurs maîtres.
Les trois synthèses
Je ne cesse pas de rechercher des synthèses où la musique apparaîtra dans toute sa beauté.
La première synthèse est entre mon corps et moi.
Il paraîtra paradoxal à certains que ce soit Kant qui m’en donne la théorie : par la musique « on éprouve le plaisir d’avoir prise sur le corps par le biais de l’âme et de faire de l’âme le médecin du corps » (Critique du Jugement)
La musique s’enracine sur les rythmes viscéraux, prend appui sur les battements du coeur, la fréquence respiratoire.
Nous savons tous que la musique incite au mouvement, depuis les plus pauvres jusqu’à ceux qui sont élaborés en danse - et alors la joie de l’esprit va collaborer avec la joie du corps.
La deuxième synthèse assemble les divers aspects de moi-même. A l’audition d’un chef-d’oeuvre, j’ai le sentiment que la sensibilité et l’intelligence, l’affectivité et le rationnel ne forment plus opposition en moi, mais se concilient : j’ai atteint un mode d’unité de moi-même.
Dans la troisième synthèse, je m’efforce de réaliser une insertion de moi-même dans le monde.
Dans la perfection des sonorités, j’entends que le plus réel du monde et de l’homme n’est pas dans le figé, dans le rigide, dans le gris et donc l’irrémédiable. Par la musique, j’entends que des possibles sont en moi et dans le monde – des possibles si souvent appauvris, réprimés et pourtant prêts à jaillir ; « on ne reconnaît plus l’entourage, le dur en est parti, on a cessé de se heurter aux choses », comme dit Michaux dans Passages.
Musique et ouverture vers les autres
Plus la musique aura créé de fermeté en moi, plus je ressentirai le désir, le besoin d’union, la communication, je dirais presque la communion avec les autres : « on a honte de pleurer sur soi quand Bach nous invite à prier pour tous » (Louis Vierne, organiste). Il me suffit de remplacer « prier » par exemple par « agir ».
Brèves réflexions sur l’idée de « musique démocratique »
Démocrates ? Mais tous les grands compositeurs le sont – et je les annexe sans remords.
Je soutiendrai qu’ils ont eu pour ambition de participer au progrès de l’humanité, à l’élévation des hommes - et de s’adresser aux plus larges couches possibles du peuple.
Trois exemples parmi tant d’autres.
Les Passions de Bach contiennent, à côté de moments extrêmement difficiles à interpréter, des chorals dont le rôle est d’appeler tous les fidèles à se joindre au chant.
Mozart dans la Flûte Enchantée, écrite d’ailleurs pour un petit théâtre populaire de la banlieue de Vienne, fait vivre un lieu où les hommes mettraient fin à leurs luttes et parviendraient à une fraternité entière ; et ces lieux se multiplieraient...
Beethoven dans Fidelio fait vivre un « despote éclairé » qui met un terme aux injustices de la justice.
On va me dire que j’ai choisi des oeuvres où les paroles (démocratiques) guident l’auditeur ; mais lorsque je me tourne vers les œuvres purement instrumentales, je ressens leur unité certaine avec celles que je viens d’évoquer.
Plus près de nous, Sartre évoque ce que pourrait être le compositeur progressiste : il partage « les fureurs et les espoirs des opprimés... il se jette dans notre monde, l’aime et le déteste... il en vit les contradictions et projette de les changer... » (Sartre, préface à Leibowitz, l’Artiste et sa Conscience).
« Espérance et rage » s’unissent en lui – et quand elles vont être transposées en musique, il est bien certain que les oeuvres ne seront pas réservées aux seuls nantis.
Unir deux attitudes face à Mozart
Une des difficultés auxquelles je me confronte : Mozart est mon contemporain, il est présent dans ma vie - et les émotions qu’il m’inspire ne sont pas des souvenirs du temps passé ; et pourtant je ressens bien sa musique comme datée d’un XVIIIème siècle à la recherche des Lumières.
Cette contradiction, c’est par la musique elle-même que Ravel la résout : dans le second mouvement du Concerto pour piano et orchestre, un thème expressément mozartien : Ravel a dit qu’il l’avait composé, deux mesures par deux mesures, à partir d’un quintette de Mozart.
Après quoi ce thème est enveloppé, enrobé dans une mélodie qui se meut dans l’actuel ravélien. Ainsi Ravel « fait » de Mozart notre contemporain ; le chef-d’oeuvre dépasse les époques.
Mozart et Ravel s’unissent dans un ensemble que mes mots ne parviennent pas à exprimer... (Lors de mon exposé, j’ai pu faire passer le disque).