Parler de Gérard Philipe ! N’est-ce pas encore pour ceux qui l’ont connu, côtoyé, approfondir le vide qu’il laisse en nous, mettre le doigt sur une plaie toute fraîche qui ne manquera pas de rester longtemps encore douloureuse ?
J’étais surtout pour lui un camarade plutôt qu’un ami intime, bien que j’eusse voulu l’être, ainsi que beaucoup d’entre nous. Nous nous étions connus au Conservatoire et, depuis, les hasards de notre métier ne nous avaient réunis qu’une fois dans un film. C’était dans la Ronde, de Max Ophuls, – et encore n’étions nous pas dans le même sketch. Aussi nous ne nous voyions que rarement, au hasard des vacances ou d’un déjeuner commun décidé, un jour, subitement en réaction contre la tyrannie de nos occupations qui nous éloignaient sans cesse l’un de l’autre. C’est ainsi dans notre métier ; chacun vit de son côté à un rythme d’enfer, soumis à mille exigences professionnelles qui laissent peu de place à l’exercice de l’amitié.
Un jour, pourtant, nous nous étions dit : « C’est dommage que nous ne nous voyions jamais. » Et nous avions pris rendez-vous. Dans ce métier, chacun a un petit nombre d’amis ; parmi les miens il y avait Gérard et Anne Philipe. Je ne lui téléphonais que pour le voir. La veille de cet accident, je l’avais appelé, et ce sont les « abonnés absents » qui m’avaient répondu. Il ne devait rentrer que le lendemain. Le lendemain…
Ce qui est important à dire, c’est ce qu’il représentait pour nous, comédiens, et en particulier pour les jeunes de sa génération – qui est aussi la mienne – et que nous n’avons pas complètement réalisé de son vivant. Certes, nous l’admirions car il était incontestablement, sur le plan professionnel, le premier d’entre nous ; ce que nous ne savions pas, c’est qu’il était non seulement le premier, mais notre « justification ». Or, une justification qui s’en va, c’est comme une partie de nous-mêmes qui part. C’était rassurant de savoir que Gérard Philipe était là. Je crois que c’est cela : ce n’est pas seulement le vide qu’il laisse derrière lui en tant qu’acteur qui compte, mais aussi celui qu’il creuse en nous-mêmes. Personne n’est irremplaçable, sauf dans le cas particulier de Gérard. Il était meilleur que nous, en ce sens qu’il fut le seul à accorder avec intransigeance ses responsabilités d’homme avec celles de son métier, repoussant sans faiblir toutes concessions à la publicité comme au commerce, refusant des affaires avantageuses sur le plan matériel chaque fois qu’elles ne lui semblaient pas valables sur le plan de la dignité. Il fut le seul qui n’ait permis aucune immixtion de la presse dans sa vie privée. C’est pourquoi je n’en parlerai pas. Nous ne savions pas. Moi-même, je n’imaginais pas à quel point sa disparition pouvait nous affecter tous. Il était à la fois notre « fils » et notre « patron ».
Malgré sa situation favorisée sur le plan commercial (amplement justifiée par son talent), il avait pris en main le Syndicat français des acteurs dont il avait été élu président. Au prix d’efforts écrasants, malgré ses tâches professionnelles qui réclamaient de lui un énorme travail, il s’employa à son redressement, sachant bien que ce n’était pas à lui que ses forces ainsi dépensées profiteraient mais aux plus défavorisés de ses camarades. Le syndicat unifié des acteurs, c’est le syndicat Gérard-Philipe.
Sa perte est au-dessus de ce que nous avions senti et compris parce qu’il était au-dessus de nous. Il travaillait pour s’exprimer vis-à-vis du public ; l’argent, à côté de cela, n’existait pas pour lui. C’était une sorte de conséquence qu’il ne recherchait nullement. Il eût été moins rétribué que son attitude n’en aurait été aucunement modifiée. Il avait la générosité et c’était encore en cela qu’il nous justifiait.
Gérard Philipe… Le vide qu’il laisse en nous, ses amis, ses camarades, nous qui l’admirions, à qui nous devions tant… Et puis ce sentiment horrible d’injustice que les incroyants, dont je suis, ressentent plus vivement encore… C’est impossible !