« …Après son discours, Gramsci ne s’intéressa plus aux travaux de la conférence et il en profita pour aller avec nous apporter la contradiction au député socialiste de Florence, Gino Baldesi, un des secrétaires de la Confederazione Italiana del Lavoro qui parlait l’après-midi dans un cercle ouvrier « al Pignone », de l’autre côté de l’Arno, un quartier où les socialistes révolutionnaires ne manquaient pas. Justement Gramsci dans sa polémique acerbe contre les chefs réformistes avait trouvé des sobriquets burlesques : il appelait Baldesi « l’ampoule électrique » parce qu’il gérait un dépôt de la société Philips ; Adelchi Baratono, « l’allumette suédoise », le Parti Socialiste, « le barnum »etc. Le député catholique Guido Miglioli, qui avait un faible pour Antonio Gramsci me disait à Paris en 1934 qu’Antonio dans la polémique « râpait la boîte crânienne des adversaires » tant il était corrosif.
Gino Baldesi avait donné sa conférence pour faire la critique des ouvriers de Turin qui avaient organisé une grève « morte », disait-il, puisqu’elle était organisée pour empêcher le passage à l’heure d’été. C’étaient là des « raisons fausses et archaïques », d’après ce secrétaire confédéral. « La grève doit être utilisée pour l’amélioration des conditions des ouvriers, non pour des extravagances d’intellectuels » criait de sa voix de ténor Baldesi. Gramsci, qui avait été l’instigateur de cette grève ne cachait pas sa joie de se trouver dans la salle « del Pignone » et de remettre en place ce « hâbleur », passablement démagogue, très superficiel, en bon Florentin qui croit tout savoir parce que intelligent. Face à cet orateur brillant qui faisait penser aux avocats de renom lorsque parfois, ils se mêlent au mouvement ouvrier, se dressa un homme rationnel, cultivé, lucide, un orateur qui aurait pu parler dans une salle d’Université pendant une journée sans fatiguer aucun de ses élèves. C’est là un des traits particuliers de cette école de Turin : aussi bien pour écrire que pour parler, elle usait d’un style ramassé qui allait au cœur des choses. Sur ce plan, Togliatti devait se révéler un véritable maître. En effet, loin d’être un orateur, disons, à la manière d’un Jacques Duclos, ou encore d’un homme cultivé comme Edouard Herriot, il était un orateur efficace par sa logique, la richesse de ses arguments et la clarté de sa pensée.
Mais je reviens à Gramsci qui demanda la permission au Président de séance, au Professeur Pieraccini, médecin célèbre de Florence, d’apporter la contradiction à Gino Baldesi. Ce dernier, non seulement accepta, mais par courtoisie, il abrégea son laïus pour permettre à Gramsci de s’expliquer sur le point précis de la grève de Turin. Gramsci possédait une petite voix et l’écouter était une gageure, surtout pour des gens habitués à des voix de stentor. Pour mieux se faire entendre, il monta sur une table et au début beaucoup de mot se perdirent. Peu à peu la voix se tonifia et devint audible. Suivre Gramsci était un plaisir : l’auditeur se trouvait transporté dans un monde de rêves avec, au centre de la scène, Antonio s’amusant à jouer avec la prodigieuse richesse d’images que cet homme de talent à la culture incroyable pouvait construire.
Bien des années ont passé depuis, mais mon souvenir reste vivace de l’argumentation sournoise de Gramsci avec ce brin de méchanceté qu’il glissait pour mettre en difficulté Baldesi qui n’était qu’un autodidacte. Il l’accusa de se vanter de citer Marx alors qu’il n’en était resté qu’à « la lecture des pages choisies… » Après un tel hors d’œuvre, Gramsci servit à Baldesi le plat de résistance, c’est-à-dire la « leçon donnée par les ouvriers métallurgistes adultes de Turin pour organiser la société socialiste tandis que les responsables de la Confederazione Italiana del Lavoro n’arrivaient même pas au niveau de serviteurs intelligents du capital… » C’était bien envoyé et Gino Baldesi remâchait son dépit en donnant l’impression de prendre des notes, alors qu’en fait, il ne notait rien du tout.
Antonio Gramsci, sauf erreur de ma part, donna deux raisons à la grève contre l’heure d’été. La première était une question de principe : le droit de la classe ouvrière d’être consultée pour tout ce qui touche à sa condition de travail, aux salaires, au rythme de travail et à sa durée. La deuxième concernait la participation directe de la classe ouvrière aux discussions relatives à l’organisation technique des secteurs de production et des loisirs. C’était là un nouveau langage que Baldesi, à la mentalité corporatiste, n’était pas en mesure d’entendre et qui anticipait d’un demi-siècle les problèmes posés aujourd’hui pas l’ensemble des organisations syndicales italiennes.
Baldesi fort contrarié dit quelques mots à l’oreille du Président Pieraccini et quitta la salle à l’improviste sous prétexte d’aller prendre le dernier train pour Rome. Il laissait au Professeur le soin de répondre à son contradicteur… Il avait pris la fuite ! »
Extrait du livre de Giulio Cerreti, A l’ombre des deux T - Quarante ans avec Palmiro Togliatti et Maurice Thorez, Julliard, 1973