Nous publions ci-dessous l’hommage de Bernard Vasseur à Jean-Pierre Jouffroy, lors de ses obsèques, le 24 septembre 2018 .
Mon cher Jean-Pierre,
C’est bien la première fois que je te parle sans que tu m’écoutes et que tu puisses me répondre. Une bizarrerie entre nous. Mais au moins je vais faire comme si… et puisque je ne peux être maintenant ici à tes côtés, ce sera plus facile pour moi de sécher mes larmes sans que les amis qui t’accompagnent ne me voient. Il est vrai que l’on se connaît depuis si longtemps…
La première fois que j’ai vu ton nom, c’était sur un exemplaire de Clarté, le journal des étudiants communistes. Tu y avais fait paraître à ta façon le Nu descendant l’escalier de Marcel Duchamp – une sacrée audace alors – et tu avais écrit « groupuscule » d’une drôle de manière : en détachant du reste du mot les quatre dernières lettres ! Nous n’étions pas loin de 1968 et ton humour avait de l’avance. C’est mon premier souvenir de toi.
Mais après, il y en eut bien d’autres. Il y eut d’abord le temps béni où les gens qui revenaient de la fête de l’Humanité emportaient avec eux deux souvenirs de fortes émotions : d’une part les grandes expositions d’artistes que tu y organisais et, d’autre part, le concert de musique du dimanche soir, quand les orchestres symphoniques des pays socialistes magnifiaient Chostakovitch dans l’air embaumé des fins d’été. Ah ! Tes expositions, quelles merveilles ! Je me souviens de celle de Picasso en septembre 1973 qui se tenait au moment même où Pinochet assassinait Allende et le Chili populaire. Un vrai tour de force pour rassembler toutes ces toiles du Maître qui venait de mourir ! Je vois encore un ouvrier écrire sur le livre d’or devant moi : « On dirait que Picasso peint les objets de tous les côtés, qu’il en fait le tour. » Ce n’était pas si mal vu l’ami ! Et c’était ça le secret de tes succès, Jean-Pierre : avec tes expositions, tu faisais descendre Picasso dans les cités HLM où on n’avait pas l’habitude de le rencontrer et tu permettais aux gens du peuple de montrer leur talent en allant au-dessus d’eux-mêmes. Et des expositions il y en a eu ! Je pense aux Impressionnistes, à Aragon et son siècle de peintres, au drapeau national, aux hommes et leurs outils… Ah pour cette dernière-là, je t’ai maudit, je peux bien te l’avouer maintenant, car il y a prescription. C’est que figure-toi : j’étais cette année-là membre du service d’ordre de la fête et je devais garder le stand contenant l’exposition. Et voilà que sur le coup de minuit, un orage éclate et les derniers fêtards pour s’abriter se précipitent à l’intérieur du stand que je gardais au rayon préhistoire. J’ai dû manier la baston pour protéger et sauver les crânes et les fémurs d’homo sapiens venus du Muséum que tu avais disposés là. Je n’ai pas osé te l’avouer, mais nous aurions pourtant pu en rire après coup car il faut bien le reconnaître, si le cours de l’histoire tous ces derniers temps nous portait plutôt à la mélancolie et au désenchantement, nous avions ensemble, avec Patricia et Sylvie, la militance plutôt joyeuse et festive… et ton vin blanc surtout était délicieux.
Le dessin et la peinture t’habitaient au plus profond. Je te revois tirant ton carnet de ta poche et commençant des croquis : un visage, une cuisse ou un sein dont tu avais repéré la pointe et qui surgissaient à l’improviste dans la rue. Je te revois au Comité Central du PCUS quand je m’usais à expliquer nos désaccords politiques, pendant que toi, tranquille et triomphant, tu dessinais la muraille du Kremlin qu’on repérait au loin, à la stupeur de nos interlocuteurs soviétiques. Je me souviens encore des couvertures des revues où en quatre coups de crayons tu savais dresser un visage que chacun pouvait reconnaître.
Et puis il y a ton œuvre peinte. J’ai du mal à la dire au singulier tant elle fut plurielle dans le mouvement de tes matières et de tes styles. Car tu ne perdais pas ton temps à exploiter un filon, tu ne jouais pas à t’imiter en te répétant, tu inventais toujours des formes et des procédés qui venaient porter critique aux précédents pour les dépasser. Regarde cette expo que tes filles et ton fils avaient organisée à Paris pour tes 80 ans et pour laquelle les amis avaient apporté, chacune et chacun, une œuvre de toi qu’on avait accrochée au mur d’un local parisien : quel bouquet de fleurs multiples sans égal, et pourtant, c’était bien le même peintre qui avait sans cesse joué à faire de l’autre avec ses pinceaux et selon les époques. Je me souviens de cette formule que tu me disais sans cesse quand j’arrivais avec ma définition kantienne de la beauté : « Mais, Bernard, le problème n’est pas que celui du jugement et du subjectif. La question est : est-ce que ça fait avancer la peinture ? » Et avancer, en effet, c’est bien ce que tu as cherché à accomplir tout au long de ton travail d’artiste.
Je me souviens aussi de tes expositions personnelles et de leurs titres comme : « Homère, Madame et Cie », « Hommage à Madame Matisse, Olympia l’instant d’après »… Je les aimais pour elles-mêmes, pour ce que tu y montrais, mais aussi parce que tu y déjouais le préjugé courant qui veut que les artistes peignent à partir de ce qu’ils ont sous les yeux. Toi, tu disais avec Aragon : « À quoi bon un art qui servirait à montrer ce qu’on peut voir sans lui ». Tu voulais qu’on comprenne que les peintres peignent à partir des toiles des confrères qu’ils ont dans la tête. Et que c’est dans ce jeu de questions/réponses qu’on fait avancer la recherche picturale. On ne peint pas avec ce qui est en face de soi. On peint avec et contre la peinture qu’on a dans la tête et qui vous a précédé. C’est cela la fraternité des créateurs. Et ton histoire de la peinture, elle avait beaucoup de pages et des bien remplies ! Je peux bien te l’avouer à présent : c’était pour moi un régal de t’entendre parler du conflit entre Diderot et Falconet sur l’autorité des Anciens.
C’est pourquoi je voudrais encore dire que tu aimais les peintres et qu’il faut s’en souvenir. Car c’est avec le cher Lad Kijno que tu as, au sein de l’Union des Arts Plastiques que vous dirigiez, obtenu que les peintres soient désormais couverts par la Sécurité Sociale (une grande première qui dure toujours !) Et c’est aussi à un mouvement d’artistes et de citoyens que tu as suscité qu’on doit de voir encore aujourd’hui la Cité fleurie (dans le treizième arrondissement), car la mairie voulait la détruire pour laisser place à des promoteurs et à leur béton. La Défense des artistes disais-tu : un impératif crucial !
Et j’ajoute que tu aimais les peintres parce que tu leur as consacré des livres formidables. Je pense ici aux dessins que tu as réalisés pour le poème de Paul Éluard Au rendez-vous allemand. Mais je relis toujours avec plaisir ton livre sur ton frère en couleurs, Nicolas de Staël, et aussi tous les articles que tu as réservés à L’Humanité ou écrits pour la Nouvelle critique. Tu voulais être « élitaire pour tous », comme disait le cher Antoine Vitez et c’était au fond ta définition de l’idée communiste. Tu étais peintre et dans ces livres, tu parlais si bien de la peinture sous tous ses aspects. Tu y parlais du sens que trace une œuvre bien sûr, mais aussi de la chimie de Chevreul qui a permis de raviver les couleurs et de les assortir, des recherches de Jérôme Bosch sur les huiles. Tu nous montrais Van Gogh « touillant » et fabriquant ses matières. C’est que tu étais matérialiste et que tu n’oubliais pas les conditions matérielles, souvent déconsidérées et oubliées de nos jours, par quoi s’engage pourtant le geste pictural lui-même et qui lui permet ensuite d’éclater dans le parfum du signifié et l’incendie de la toile où notre regard se vivifie et s’emporte.
Mon cher Jean-Pierre,
Je parlais de larmes au début de ce propos. Mais je veux les sécher au moment de le conclure. Parce qu’on y voit que tu as eu une belle vie, une vie intense et pleine. Parce que tu aimais bien ce mot de Nietzsche : « Il faut savoir quitter la vie comme Ulysse quitta Nausicaa : en la bénissant et non amoureux d’elle ». Parce que si je pleure de t’avoir perdu, je veux surtout dire que je suis heureux aujourd’hui. Oui, heureux de t’avoir connu et que je te remercie d’avoir donné à ma vie, à nos vies à Sylvie et à moi, les chaudes couleurs de ton amitié d’homme et de ton œuvre de peintre.
Patricia, je t’embrasse très fort.