« Lorsque cinq ans seront passés » est le titre d’un écrit de Patrice Chéreau sur son « Ring » polémique (mais si l’art n’est plus polémique, alors à quoi sert-il ?). J’ai effectué cette interview de Numa Sadoul cinq jours après l’attentat contre Charlie Hebdo. Vous ne connaissez pas Numa Sadoul ? Numa Sadoul ? Au commencement était l’image, plus précisément la bande dessinée. Au point que, dans en 1971, il lui consacre un mémoire universitaire de 3ème cycle, « Archétypes et concordances dans la bande dessinée moderne ». J’imagine la tête du professeur d’université quand le jeune Numa - il a alors 24 ans- lui propose un tel sujet de maîtrise de lettres. Par la suite, il publie des entretiens avec Hergé, un recueil d’interviewes consacrés au dessin de presse, récemment, des romans, fait de la mise en scène de théâtre, joue, enseigne le théâtre, et je dois en oublier... Jacques Barbarin.
Cinq jours ont passé. Les yeux sont un peu moins embués de larmes, mais le cœur cogne parfois un peu trop fort. Quand il rebattra normalement, tout cela sera dans un coin de notre disque dur, prêt à être réactivé à la moindre alerte. Numa, tu connaissais « ceux de Charlie » - Charb, Cabu, Tignoux, Wolinski- non seulement personnellement mais aussi professionnellement puisque tu les avais longuement interviewé pour ton livre sur les dessinateurs de presse. Cinq jours après, quel est ton sentiment ?
L’on ne pouvait pas supposer que ce livre, sorti il y a moins d’un an, était leur testament, la première et dernière fois qu’ils s’exprimaient de manière large, vaste et profonde ; et que là-dedans on parlait de leur disparition future, programmée, à laquelle on espérait qu’ils échapperaient… Ce livre a une résonance un peu tragique, et l’effet collatéral est que ce livre est aujourd’hui épuisé.
La journaliste Caroline Forrest disait, je crois sur France 2, que c’étaient des « nounours, des gentils ». La manière dont ils ont été exécutés fait penser à un règlement de compte entre maffieux, ces gens-là qui n’avaient qu’un crayon pour s’exprimer. On peut imaginer s’en prendre à un écrivain, à un cinéaste, les exemples ne manquent pas, mais des gens qui n’avaient qu’un crayon. Que t’inspire cette disproportion ?
Ce n’est pas tant disproportionné que ça. Tu l’as dit, on aurait cru à un règlement de compte entre maffieux. La violence de la chose… Il ne faut pas oublier qu’ils étaient en guerre contre la bêtise, la méchanceté, l’intolérance. Leurs armes, c’étaient leur crayon, l’encre d’imprimerie ; en face les autres étaient puissamment armés. Sur le fond, cette guerre, ils ne l’ont pas perdue, puisque le résultat est quasiment l’inverse de ce que les malfrats espéraient avoir. Ca a été un électrochoc dont tout le monde va sortir un petit peu meilleur, sans faire d’angélisme, mais je crois qu’il y a des petites graines qui sont déposées et qui vont éclore à partir de là. Cet évènement bouleversant a quand même déclenché un éveil salutaire. Et cela montre l’importance de ce que l’on ne pensait pas à l’origine de Charlie Hebdo, qui est un esprit de liberté totale et surtout d’intelligence. On a cru jusqu’à 4-5 jours que ce n’était que de l’ironie, de la satire : mais pas du tout ! Charlie Hebdo a toujours été un journal de réflexion, d’investigation. Ils ont fait un véritable travail de philosophes, de sociologues, véritable travail qui était maquillé derrière le masque du rire. On découvre maintenant que c’est plus important que ce que l’on croyait.
Quels étaient –ils, ceux de Charlie Hebdo ?
C’étaient des gens excessivement gentils. Cabu était le plus « crème des hommes » que l’on pouvait imaginer. Charb, sous son air un peu « sérieux » était très drôle, très gentil, très doux. Wolinski, qui se donnait des airs de « dur », était extrêmement gentil, aussi. Et Tignous, malgré ce que laissait entendre son nom, « le teigneux », était une crème d’homme, Bernard Maris était absolument adorable. C’est un des rares économistes qui soient contre le système. Il était professeur à Sciences-Po Toulouse ; c’était un économiste reconnu et contrairement à la plupart de ses pairs il était pour le peuple et non pour la finance, il n’était pas dans la doxa et la pensée unique. Il faut associer à tout ça les policiers abattus, les juifs exécutés dans leur supermarché…. C’est une tragédie en plusieurs tableaux. Tout cela était concerté. On a été plongé, au-delà de Charlie Hebdo, dans un deuil national. Il fallait un électrochoc comme çà, peut-être pour que les gens se rendent compte que l’on est sur une très mauvaise pente, on va vers la fin de la civilisation. Le rideau s’est baissé sur une flaque de sang épouvantable.
Tu dis : Charlie Hebdo a toujours été un journal de réflexion, d’investigation.
Cela fait 44 ans que Charlie Hebdo existe, il y a eu toujours des philosophes, des poètes, des sociologues, depuis quelque temps il y a même un urgentiste, Patrick Pelloux, il y avait des profs, une juriste, une psychanalyste… ça, c’était le tronc de l’arbre. Mais ce qu’on voyait, c’était les branches, les feuilles, ça s’étaient les dessinateurs, leur « une » pétaradante, leur dessins parfois absolument violents. Comme on dit dans les supermarchés, c’était la « tête de gondole ». Mais derrière, si on y entrait, il y avait toute cette arborescence.
Tu parlais de Patrick Pelloux, pour lui cela a été épouvantable.
Parce qu’il a une sensibilité à fleur de peau. Chaque fois que je le voyais pleurer cela me bouleversait ; parce que ce type en a vu, des horreurs, dans sa vie. Il le raconte chaque semaine, les gens qu’il voit mourir, les gens qu’il aide à mourir, les horreurs qu’il voit. C’est l’un des premiers à être arrivés, c’est lui qui a trouvé le carnage. Alors je comprends ses larmes. C’est quand même incroyable que les deux vieux, les deux seuls survivants de l’équipe fondatrice, Wolinski et Cabu…
Tu enseigne le théâtre entre autre à des jeunes enfants. Est-ce que tu va leur en parler, et comment ? A ceux qui viennent pour qu’on leur enseigne le théâtre, comment leur enseigner le civisme ?
Je leur parle tout le temps de civisme. J’ai établi des règles dans mes cours qu’ils appliquent la plupart du temps. Je leur dis en début d’année qu’il n’y ait aucune posture, aucune parole, qui soit homophobe, sexiste, antisémite. Je leur dis que c’est totalement interdit ici. Chez vous, vous faites ce que vous voulez, mais pas ici. De même je leur dis ici vous apprenez à parler français ; dans la rue vous parlez en SMS ou en tout ce que vous voulez, mais avec moi sur la scène vous parlez le français le plus pur. Et là, je ne sais pas comment cela va se passer, le n’ai rien préparé. J’attends qu’ils en parlent, ou pas. Ils m’on déjà parler la semaine dernière, ils avaient lu mon interview dans Nice-Matin, ils m’avaient vu sur France 3. Ils avaient tous une attitude… même les tous petits – et c’est extraordinaire- sont venus m’embrasser, présenter leur condoléances, ils avaient une attitude triste et respectueuse. Alors je pense que les explications – si elles doivent venir- seront plus faciles.
Cette rencontre a eu lieu le lundi 12 janvier, autour de 17h. A 18h, au Théâtre de la Cité, à Nice, Numa avait son premier cours de la semaine. Gageons que les enfants - même les tous petits - sauront poser des questions. Gageons que Numa saura trouver les mots pour répondre. Cinq jours ont passés et maintenant encore, je ne peux penser la mort de Cabu, Charb et Tignoux qu’avec mon cœur. « Mon dieu mon dieu/ Faites que ce soit/ Un mauvais rêve/Réveillez moi ! » (Claude Nougaro Y avait une ville).
Les Dessinateurs de presse : entretiens avec Cabu, Charb, Kroll, Luz, Pétillon, Siné, Willem et Wolinski, Glénat, 2014.