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« Interdit aux Russes et aux chiens » ?
Par Bernard Frederick

Lu sur le site du Monde :
« Paris, le Kremlin Bicêtre, faudrait changer nom de quartier maintenant.
Fabrice
Bonjour Fabrice,
En effet, la municipalité pourrait envisager de transformer le nom du « Kremlin-Bicêtre » en… « Kiev-Bicêtre ». Il y a une procédure pour cela, prévue par le Code général des collectivités territoriales ».

La Fédération Internationale Féline (FIFe), qui se considère comme « l’ONU des fédérations félines », avec des membres de plus de 40 pays, déclare dans un communiqué publié sur son site Internet, qu’aucun chat élevé en Russie ne peut être importé ou enregistré dans un livre généalogique FIFe en dehors de la Russie et aucun chat appartenant à des exposants vivant en Russie ne peut être inscrit à une exposition FIFe en dehors du pays.

La russophobie empoisonnât le monde, et la France évidemment, bien avant que la Russie n’agresse militairement l’Ukraine. Elle est séculaire. Lisons, par exemple, ce qu’écrivait il y a cent soixante-dix-neuf ans, le marquis de Custine dans ses notes de voyages, publiées à Paris en 1843, « la Russie en 1839 » : « Tant pis pour les Russes si tout ce qu’on raconte de leur pays et de ses habitants tourne en personnalités : c’est un malheur inévitable ; car, à vrai dire, les choses n’existent pas en Russie, puisque c’est le bon plaisir d’un homme qui les fait et qui les défait... ».
Longtemps, on a pu croire que ce qui se racontait, à l’Ouest, de la Russie relevait d’un point de vue de classe . La Russie soviétique, comme disait de Gaulle, était parce que soviétique impardonnable. Elle avait fait table rase de la Russie éternelle, celle qui parlait entre soi en français, laissant aux serfs la langue de Pouchkine. Celle qui se bronzait à Nice ; fréquentait les salons de thé du faubourg Saint-Honoré ; chassait à Versailles quand un pauvre landau dévalait le grand escalier d’Odessa.
On avait tort. Bien sûr la Rome communiste était détestable et l’on a tout fait pour la détruire dans l’œuf de la Révolution, puis pour l’isoler, puis pour la ruiner avant de la voir plonger dans un nouveau temps des troubles comme celui du Boris Godounov de Pouchkine. La Russie soviétique disparue, reste la Russie. La Russie éternelle.
Il y a aujourd’hui dans la russophobie ambiante une manière de racisme ; une perte de toute raison ; une démission de l’intelligence. La russophobie est une xénophobie comme une autre. Sauf que les russophobes modernes n’ont pas honte de leur xénophobie. Ils l’affichent sans vergogne : ils sont du côté du « bien », l’autre, le Russe, c’est le mal.

« C’est un concours Lépine de la russophobie la plus idiote », s’inquiète le président de la Chambre de commerce et d’industrie franco-russe, Emmanuel Quidet, dans Le Parisien. Il va manquer de place sur le podium de l’imbécilité.

Dostoïevski chassé de l’université de Milan ; la soprano Anna Netrebko chassée de New York ; le Bolchoï de Londres, le concert du grand directeur d’orchestre Valery Gergiev et de l’orchestre du théâtre Mariinski annulé à Paris ; Tchaïkovski boycotté par l’Orchestre philharmonique de Cardiff et de Zagreb ; Boris Godounov par le théâtre de Varsovie ; en Slovaquie, l’Orchestre national a supprimé de son programme un morceau de la cantate Alexandre Nevski de Sergeï Prokofiev ; l’Orchestre philharmonique de Strasbourg vient d’ informer ses abonnés de l’annulation des titres des concerts qu’il devait donner, à savoir De Paris à Moscou, Esthétiques russes et Maîtrises russes ; à Dublin, en Irlande, tous les candidats russes ont été exclus du Concours international de piano ; à Vancouver, au Canada, le pianiste Alexander Malofeev a vu son concert annulé pour avoir refusé de se prononcer clairement sur le conflit.

Car on en vient au chantage : si tu veux jouer condamne ton pays. Le ministre des Sports britannique, Nigel Huddleston, remet en cause la présence à Wimbledon des Russes déjà exclus de la Coupe Davis, dont ils sont les leaders et de la Billie Jean King Cup. Voilà ce qu’il dit : « Absolument personne arborant un drapeau russe sur le court ne devrait être autorisé à venir. Nous avons besoin d’une assurance potentielle qu’ils ne sont pas des partisans de Poutine et nous réfléchissons aux exigences dont nous pourrions avoir besoin pour essayer d’obtenir des assurances dans ce sens ».

Voilà qui m’a rappelé des vers d’Aragon consacrés à Gabriel Péri :
On dit que dans sa cellule
Deux hommes cette nuit-là
Lui murmuraient « Capitule
De cette vie es-tu las

Tu peux vivre tu peux vivre
Tu peux vivre comme nous
Dis le mot qui te délivre
Et tu peux vivre à genoux [1]
.

Et puis, il y a la xénophobie banale du quotidien. « Des profs se font insulter dans le métro parce qu’ils parlent russe. On est dans un amalgame total », déplore Arnaud Friley, directeur du conservatoire Rachmaninov, créé en 1923 à Paris par l’illustre musicien.

Le journal français 20 minutes sur son site nous relate les déclarations d’une femme russe vivant à Nice : « A l’école, des élèves russophones sont discriminés par leurs camarades mais aussi par leurs professeurs. Je ne pensais pas que ça arriverait. Je ne pensais pas devoir me préparer à recevoir de la haine du jour au lendemain en France le pays de la démocratie ». Dans le même journal, une autre femme déclare « depuis une semaine, nos voisins nous regarde de travers ».

Dans la nuit de jeudi 3 au vendredi 4 mars dernier , une fenêtre de l’épicerie russe Kalinka, à Rennes, a été brisée, au grand désarroi de sa propriétaire, une Arménienne, qui a de la famille en Ukraine.

Le recteur de la cathédrale russe Saint-Nicolas, à Nice, Andrey Eliseev a reçu des menaces de mort l’invitant à partir en Russie sous un mois.

Le romancier brésilien Paulo Coelho s’insurge contre la montée de cette russophobie jugeant que la « crise ukrainienne » est devenu un « excuse pratique pour la russophobie ».

Andreï Makine, académicien d’origine russe, dans un entretien accordé au Figaro, se désole de tout cela : « C’est le meilleur moyen, pour les Européens, de nourrir le nationalisme russe, d’obtenir le résultat inverse de celui escompté. Il faudrait au contraire s’ouvrir à la Russie, notamment par le biais des Russes qui vivent en Europe et qui sont de manière évidente pro-européens. Comme le disait justement Dostoïevski : “Chaque pierre dans cette Europe nous est chère […] Notre continent est un trésor vivant, il faut le protéger. Hélas, on préfère prendre le contre-pied de cette proposition : bannir Dostoïevski et faire la guerre. C’est la destruction garantie car il n’y aura pas de vainqueur ».

Sylvie Matelly, directrice adjointe de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) estime aussi que cette russophobie ne peut qu’être contreproductive : « Pour un gamin russe, voir que son sportif préféré ne peut pas participer à une compétition à l’étranger, ça le marque sans doute plus que le fait que sa mère ne puisse pas acheter tel ou tel produit au supermarché en raison des sanctions. Et il va sans doute être davantage en colère contre les pays occidentaux d’où viennent ces interdictions que contre son gouvernement ».

La russophobie c’est la xénophobie. La russophobie est un racisme. Les Russes, morts ou vivants, sont condamnés en tant que Russes, pour être nés Russes ! Et ça, ça rappelle à certains de très, très, mauvais souvenirs. Lira-t-on bientôt sur la porte d’un commerce : « Interdit aux Russes et aux chiens »  [2] ?

Pour La Faute à Diderot. 17 mars 2022

Notes :

[1Balade de celui qui chanta dans les supplices, 1944

[2NDLR : à l’entrée de certains restaurants de la concession occidentale de Shangaï une pancarte "Interdit aux Chinois et aux chiens" était affichée ; dans l’Allemangne nazie ce fut "Interdit aux Juifs et aux chiens"


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