Tout a commencé avec la guerre du Rif.
Depuis 1906, la France et l’Espagne se partagent le Maroc. La première contrôle le centre du pays, la région la plus fertile, sous la forme d’un protectorat (1912) que chapeaute le général Lyautey, commissaire résident-général. La seconde tient, au sud, le Sahara et au nord, le Rif. C’est là qu’un jeune juge qui avait étudié le Droit à l’Université de Salamanque, Abd El Krim, rompant avec la puissance coloniale, soulève contre elle les tribus qu’il a réussi à unifier.
Après avoir écrasé les Espagnols à la bataille d’Anoual, au nord du Maroc (1921), Abd El Krim, fonde une « République du Rif » en février 1923.
La France y voit une menace pour ses colonies du Maghreb. Au pouvoir depuis 1924, le Cartel des gauches (Radicaux et Républicains) décide d’intervenir militairement. Il dépêche sur place Philippe Pétain à la tête de 350 000 hommes. S’en suit une véritable boucherie au cours de laquelle sont même employés des gaz moutarde.
En France, cette guerre suscite une opposition courageuse, essentiellement sous l’égide du PCF qui crée, en mai 1925, un Comité d’action avec à sa tête Maurice Thorez. Ce comité prend l’initiative d’une « grande journée de mobilisation » le lundi 12 octobre 1925. Quatre jours plus tard, un groupe de poètes qui se réclament du « surréalisme » signe avec les communistes un appel commun « Aux soldats et aux marins » que publie l’Humanité :
_ « On vous envoie mourir au Maroc pour permettre à des banquiers de mettre la main sur les riches gisements de la République du Rif, pour engraisser une poignée de capitalistes (…). Vous ne serez pas les valets de la banque. (…). Fraternisez avec les rifains. Arrêtez la guerre du Maroc ».
C’est le premier acte d’une histoire peu ordinaire, celle des relations mouvementées entre un parti politique révolutionnaire et un mouvement littéraire plutôt d’essence libertaire, ou « la première génération rimbaldienne », comme l’écrivit Aragon, dans un manuscrit rédigé en 1943 et publié qu’après sa mort sous le titre « Pour expliquer ce que j’étais » (Gallimard 1989).
Une génération rimbaldienne ? « Transformer le monde a dit Marx ; changer la vie a dit Rimbaud : ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un », affirmait André Breton, le « pape » du surréalisme. Et encore Rimbaud, dans le manuscrit d’Aragon : « ..j’avais du communisme une ignorance fort rimbaldienne. Et une sympathie rimbaldienne envers lui ».
Tel était l’état d’esprit des cinq jeunes poètes qui donnèrent en janvier 1927 leur adhésion « collective » au Parti communiste français : Louis Aragon, Jacques Baron 22, André Breton, Paul Éluard, Benjamin Péret et Pierre Unik. Ce dernier avait 18 ans ; Baron 22 ; les autres avaient la trentaine.
Les plus vieux avaient connu les tranchées, la boue et la mort. Ils en étaient sortis avec un dégoût profond non seulement de la guerre elle-même mais de ses attributs : les décorations ; la gloire ; la discipline et même, la patrie. « Nous étions un groupe de jeunes gens que réunissait essentiellement le goût de l’excès en tout », confie Aragon.
En 1924 paraît le premier « Manifeste du surréalisme » Breton et ses amis fondent en même temps un « Bureau de recherches surréalistes » et une revue appelée « La Révolution surréaliste ».
« Durant les premières années, la révolte surréaliste se rattache à la tradition anarchisante des milieux littéraires de la fin du XIXe siècle, écrit Carole Reynaud-Paligot dans son « Histoire politique du mouvement surréaliste. (…) Désirant se joindre au mouvement révolutionnaire, leur sensibilité libertaire aurait pu les entraîner du côté du mouvement anarchiste (...). Pourtant, c’est vers le Parti communiste qu’ils se tournent (…). Le tout jeune Parti communiste leur apparaît comme porteur des valeurs dont ils se réclament : l’antimilitarisme, l’internationalisme, l’anticolonialisme » (Cahiers du centre de recherches historiques 1994).
Pour Guillaume Bridet (Tensions entre les avant-gardes : le surréalisme et le Parti communiste. Revue Itinéraires, 2011), « Ce qu’ont en commun communistes et surréalistes, c’est leur ennemi : la bourgeoisie, ses institutions et ses valeurs ; et la même volonté de produire et diffuser une pensée critique, ainsi que de mener des actions qui ébranlent l’ordre en place ».
Pour autant, l’adhésion au PCF de ces jeunes intellectuels ne se faisait pas « comme on va à la fontaine » (Picasso) et les communistes, de leur côté, restaient dubitatifs. Si un article de l’Humanité du 21 septembre 1925 saluait des jeunes gens « d’extraction bourgeoise pour la plupart, […] venus d’instinct à la Révolution », il n’en rappelait pas moins que « la foi révolutionnaire doit être raisonnée, systématique, elle doit s’étayer sur les lois économiques généralement formulées par Marx et par Lénine ». « Je suis partisan d’adhérer au PC sans conditions, en poursuivant néanmoins mon activité actuelle en dépit de tout, poursuivant à la fois l’activité communiste et l’activité surréaliste, quitte à être exclu du Parti… », prévenait André Breton 23 novembre 1926, lors d’une réunion entre surréalistes et communistes.
Comme l’écrit Aragon dans son manuscrit de 1943, « Il est vrai que l’esthétique l’emportait pour nous sur toutes considérations… » et que lui et ses compagnons étaient « dépourvus » de « toute idéologie cohérente ». Ainsi, c’est sans soucier du parti auquel ils viennent d’adhérer que ces intellectuels « communistes » en attaque un autre, Barbusse, dont la revue, Monde, essuie ce qu’il faut bien appeler des insultes de la part d’Aragon en novembre 1927, onze mois après son adhésion : « une ordure confusionnelle, qui associe à toute propagande prosoviétique dosée tout un peuple de chiens, de traîtres et de littérateurs ».
Le PCF n’avait pas l’habitude de recevoir des adhésions collectives, celles de groupes constitués avec leurs règles, leur doctrine. D’un certain point de vue le groupe des surréalistes pratiquait un violent sectarisme. Leur intransigeance à l’égard de tout ce qui n’était pas dans leur ligne, ou plutôt dans leurs canons, était quelque chose comme leur marque de fabrique.
Au contraire d’un parti politique forcément ancré dans les réalités du quotidien et, de plus, pour le PCF, se réclamant d’une philosophe « scientifique », les surréalistes tendaient vers un certain nihilisme. « Le concret, c’est indescriptible : à savoir que la terre est ronde, que voulez-vous que ça me fasse ? », écrivait Aragon dans « Le Paysan de Paris » (1926). « La beauté sera convulsive ou ne sera pas », affirmait Breton dans « Nadja » (1928). « Plus encore que le patriotisme qui est une hystérie comme une autre, mais plus creuse et plus mortelle qu’une autre, ce qui nous répugne c’est l’idée de Patrie qui est vraiment le concept le plus bestial, le moins philosophique dans lequel on essaie de faire entrer notre esprit », écrivaient Breton, Aragon et leurs camarades dans tract manifeste, « La Révolution d’abord et toujours ! » (1925).
Dans ces conditions, l’adhésion des cinq de janvier 1927 relève du paradoxe. Pour eux comme pour le PCF.
« Lorsqu’ils se rapprochent du Parti communiste, écrit Carole Reynaud-Paligot, l’objectif des surréalistes est le suivant : ils entendent prendre une part active dans l’élaboration de la ligne culturelle du parti ; s’estimant les uniques détenteurs de l’art révolutionnaire ». Pour les communistes l’arrivée de ces jeunes poètes représente un élargissement de leur sphère d’influence au milieu intellectuel. Or, paradoxalement, le Parti, qui à cette époque n’est pas dans ses meilleurs jours et s’apprête à aggraver son isolement avec la ligne « classe contre classe », suivant les directives du Komintern, concentre son activité sur les entreprises. Les cellules de « rues » sont, officiellement, supprimées (en fait beaucoup continuent d’exister) au profit de cellules d’usine. Au reste c’est à l’une d’entre elles qu’est affectée Breton : « On me demandait de faire à la cellule “du gaz” un rapport sur la situation italienne en spécifiant que je n’eusse à m’appuyer que sur des faits statistiques (production de l’acier, etc.) et surtout pas d’idéologie. Je n’ai pas pu » (La Revue Surréaliste, décembre 1929).
Au fond, en tant qu’institutions, le PCF et les surréalistes appartiennent à deux mondes différents ou, plus exactement, s’investissent dans des champs différents. Pour l’un, c’est la politique, pour l’autre la littérature ; pour l’un c’est la dure loi du combat, pour les autres, l’ivresse de la vie.
« Gagner à la révolution les forces de l’ivresse, c’est à quoi tend le surréalisme dans tous ses livres et dans toutes ses entreprises ? C’est ce qu’il est en droit d’appeler sa tâche la plus spécifique », écrivait Walter Benjamin dans son ouvrage « Le surréalisme, le dernier instantané de l’intelligentsia européenne » (1929). Mais, il prévenait : « Pour y arriver, il ne suffit pas que tout acte révolutionnaire comporte, comme nous le savons, une part d’ivresse. Mais y insister de façon exclusive serait négliger entièrement la préparation méthodique et disciplinée de la révolution au profit d’une pratique qui oscille entre l’exercice et la célébration anticipée ».
Après la mort de Lénine en 1924, le PC russe se divisa avant que Staline n’impose sa loi totalement en 1937. Naquit alors des oppositions, dont celle de Trotski, qui se répercutèrent au plan international. La France n’y échappa pas. Dès lors, les jeunes gens de 1927 choisirent des voix différentes. Aragon demeura au PCF ; Breton et quelques autres se tournèrent vers Trotski. Aucun, cependant, ne se reniât, tout à fait quand bien même les déchirures furent grandes, « irrémédiables » dit Aragon, et les mots des uns et des autres d’une grande violence. Le rimbaldisme des jeunes surréalistes, « ce n’est pas une philosophie. C’est un ciel. Chacun s’en arrange, il n’a qu’à lever les yeux pour en être ébloui » (Aragon 1943).
Longtemps, de son côté, le PCF refusa de reconnaître qu’il puisse y avoir, dans la pensée comme dans l’art se réclamant du communisme, quelqu’école qui soit. C’est à la réunion de son Comité central, en mars 1966 à Argenteuil, que le tournant s’opère. La résolution qui y est adoptée souligne : « L’on ne saurait limiter à aucun moment le droit qu’ont les créateurs à la recherche […] La création artistique ne se conçoit pas […] sans recherches, sans courants, sans écoles diverses et sans confrontations entre elles ». Présenté par Aragon lui même ce texte est marqué de son empreinte.
Article paru dans l’Humanité-Dimanche. Janvier 2017