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Je me souviens du sang d’un poète
Jacques Barbarin évoque Pier Paolo Pasolini

Je me souviens que ton article commençait ainsi : « Je connais, moi, les noms des responsables de ce qu’on appelle "putsch" (et qui est en réalité une série de "putsch" devenue un système de protection du pouvoir). Je connais, moi, les noms des responsables du massacre de Milan du 12 décembre 1969. Je connais, moi, les noms des responsables des massacres de Brescia et de Bologne des premiers mois de 1974. »
Je me souviens que tu disais connaître ceux qui, dans les dix dernières années dans ton pays - l’Italie- l’avaient mis à feu et à sang- et ces termes ne sont pas des métaphores – avec la complicité, l’appui et le soutien des pouvoirs, de tous les pouvoirs, politiques, militaires, religieux, occultes, bref, en un mot, mafieux.
Je me souviens que dans cet article tu posais la question : « A qui revient-il donc de donner ces noms ? Evidemment à qui a non seulement le courage nécessaire, mais, avec cela, n’est pas compromis dans sa pratique avec le pouvoir et, en outre, n’a, par définition, rien à perdre : c’est-à-dire à un intellectuel. »
Je me souviens que tu écrivais aussi : « On confie à l’intellectuel - profondément et viscéralement méprisé par toute la bourgeoisie italienne - un mandat faussement élevé et noble, en réalité servile : celui de débattre des problèmes moraux et idéologiques. »
Je me souviens que dans ta conclusion tu écrivais : « Je sais bien que ce n’est pas le moment - dans cette période particulière de l’histoire italienne - de faire publiquement une motion de méfiance à l’encontre de toute la classe politique. Ce n’est pas diplomate, ce n’est pas opportun. Mais ce sont des catégories de la politique, pas de la vérité politique : celle que - quand il peut et comme il peut - l’impuissant intellectuel est tenu de servir. Hé bien, justement parce que je ne peux pas donner les noms des responsables des tentatives de coup d’Etat et des massacres (et pas à leur place), je ne peux pas prononcer ma faible et idéale accusation contre toute la classe politique italienne »
Je me souviens que tu écrivais cela dans le Corriere della sera le 14 novembre 1974. [1]
Je me souviens des lucioles et de leur disparition.
Je me souviens que la famille des lucioles regroupe plus de 2 000 espèces connues de coléoptères produisant presque tous de la lumière.
Je me souviens que les lucioles sont en voie de régression presque partout dans le monde probablement en raison de la conjonction de plusieurs facteurs (généralisation de l’usage d’insecticide, de pollution lumineuse et selon des données récentes parfois en raison du dérèglement climatique. Elles ont été déclarées « trésor national » au Japon.
Je me souviens que tu écrivais dans le Corriere della Sera du 1er février 1975 : « Puisque je suis écrivain et que je polémique ou, du moins, que je discute avec d’autres écrivains, que l’on me permette de donner une définition à caractère poético-littéraire de ce phénomène qui est intervenu en Italie en ce temps-là. [L’immédiat après guerre] Cela servira à simplifier et à abréger (et probablement aussi à mieux comprendre) notre propos. » [2]
Je me souviens que tu continuais ainsi : « Au début des années 60, à cause de la pollution atmosphérique et, surtout, à la campagne, à cause de la pollution de l’eau (fleuves d’azur et canaux limpides), les lucioles ont commencé à disparaître. Cela a été un phénomène foudroyant et fulgurant. Après quelques années, il n’y avait plus de lucioles […]. Ce « quelque chose » qui est intervenu il y a une dizaine d’années, nous l’appellerons donc la « disparition des lucioles ».
Je me souviens que, en choisissant les lucioles comme métaphore d’une société révolue, tu éclairais le monde tel un veilleur de nuit avec les derniers scintillements d’une civilisation, celle d’une culture qui, partout en Europe, allait être dévorée par la société du spectacle.
Je me souviens que tu écrivais :« Le régime démocrate-chrétien a connu deux phases complètement distinctes, qui, non seulement, ne peuvent être confrontées l’une à l’autre, ce qui impliquerait une certaine continuité entre elles, mais encore qui sont devenues franchement incommensurables d’un point de vue historique. La première phase de ce régime est celle qui va de la fin de la guerre à la disparition des lucioles, et la seconde, celle qui va de la disparition des lucioles à aujourd’hui. »
Je me souviens que, selon la version officielle et toujours la même depuis ta mort, tu te serais isolé avec un garçon de 17 ans Pino Pelosi, appelé la Rana (la grenouille), que tu auras ramassé à la Station Termini (la gare de Rome). Tu aurais forcé le jeune homme à des actes sexuels. Pelosi se serait rebellé et t’aurait tué.
Je me souviens que Pino est trop faible pour t’avoir ainsi tué, que vous êtes trop dissemblant physiquement pour qu’il t’ait réduit à un grumeau sanguinolent à coup de poing et de pied comme le dira l’autopsie, que Pino et fragile, que tu étais athlétique et sportif.
Je me souviens qu’en 2005 Pelosi fournit une autre version des faits, bien différente de celle du début. Il avoue que tu es tombé dans un guet-apens et que lui-même n’a été qu’un témoin de l’agression. Il dit aussi qu’il était menacé, ainsi que ses parents, pendant tout ce temps, et c’est pour cela qu’il s’est tu.
Je me souviens qu’à ta mort, ton roman Petrolio [Pétrole] etait inachevé. Ce roman est construit autour des liens entre les services secrets, le pouvoir politique et l’ENI [Ente Nazionale Idrocarburi], présidé par Cefis, également président de la Montedison. Il apparaît dans le roman sous le nom d’Aldo Troia, la « truie ».
Je me souviens qu’il est un personnage-clé et quelque peu obscur de l’histoire politique italienne, que les enquêtes ont souvent présenté comme le principal fondateur de la loge maçonnique P2 et que tu accusais d’avoir commandité l’assassinat d’Enrico Mattéi, son prédécesseur à la tête de la compagnie pétrolière, et d’un certain nombre d’autres meurtres politiques. Le livre paraîtra à titre posthume, un chapitre manquant, « mystérieusement » disparu après la mort de l’auteur.
Je me souviens que tu écrivais, un an avant ta mort : « J’ai commencé un livre qui m’occupera pendant des années, peut-être pour le restant de mes jours. Je ne veux pas en parler... ; qu’il suffise de savoir que c’est une espèce de « summa » de toutes mes expériences, de tous mes souvenirs. »
Je me souviens qu’au matin du 2 novembre 1975 est retrouvé sur un terrain vague jouxtant la plage d’Ostie, à une trentaine de kilomètres de Rome, le corps affreusement mutilé du cinéaste, scénariste, écrivain et poète Pier Paolo Pasolini. Tu avais 52 ans.
Je me souviens de la formule d’Antonio Gramci sur toi : « intellectuel organique ».
Je me souviens de ce que disait ton ami Alberto Moravia dans le documentaire « Qui dit la vérité doit mourir », réalisé à partir de témoignages de ceux qui t’ont connu et d’extrait de tes films [1981] « Il y a en Pasolini cette capacité de parler de n’importe quoi, de politique, d’économie, tout en restant poète. »
Je me souviens du poème de Marco Porcu Pier Paolo Pasolini di Lampedusa e d’altrove [Pier Paolo Pasolini de Lampedusa et d’ailleurs] qui débutait ainsi : Pier Paolo Pasolini/Prononciandolo il tuo nome ha dolcezza di vocale/ e fu insupportabile per i trafficante d’armi/Avvilitori di anime e mercanti del tiempo – [Pier Paolo Pasolini / A prononcer ton nom a douceur de voyelles/ Et fût insupportable pour les trafiquants d’armes/ Les avilisseurs d’âmes et les marchands du temple]
Je me souviens de ce que disait, le jour de tes funérailles, Alberto Moravia, la voix brisée par l’émotion : « N’importe quelle société aurait été contente de compter Pasolini parmi ses enfants. Nous avons donc perdu un poète et des poètes, il n’y en a pas beaucoup dans le monde. Il n’en naît que trois ou quatre par siècle. »
Je me souviens de la chanson de Guy Béart, La vérité : Le poète a dit la vérité/
Il doit être exécuté.

P.S. pour rédiger cet article le me suis aidé du roman de Simonetta Greggio Dolce Vita 1959- 1979 (voir https://ciaovivalaculture.com/2014/12/11/livre-la-dolce-vita-des-nouveaux-monstres-premiere-partie/) et du recueil sur Pasolini Un printemps sans vie brûle (voir https://ciaovivalaculture.com/2015/07/21/livre-un-printemps-sans-vie-brule/)


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