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Pour saluer Manchette
Sébastien Lapaque évoque le journal de Jean-Pierre Manchette qui vient d’être édité.

Passionnant document d’époque sur la France de Charles de Gaulle et de Georges Pompidou, le journal de Jean-Patrick Manchette permet de se glisser dans l’atelier du romancier et de voir comment est née cette suite de livres qui l’ont fait entrer dans l’histoire de la littérature française.

Le loyer et l’épicier

« Il est curieux que Debord ait complètement négligé les questions sexuelles, dans la Société du spectacle, écrit Jean-Patrick Manchette dans son journal, à la date du 26 août 1969. Il faut que je pense à me demander pourquoi, un de ces jours. »

L’intuition de Manchette, c’est qu’il y a une dimension puritaine chez Guy Debord : son côté janséniste. L’industrie du porno lui aurait pourtant fourni un extraordinaire terrain d’exploration… Mais Debord n’a jamais voulu s’engager sur ce terrain, non par prévention libertaire, mais bien, c’est l’intuition de Manchette, par une espèce de réserve.

Ainsi le journal de Manchette (Journal 1966-1974, Gallimard, 640 p., 26 €) que je retrouve ces jours-ci, est-il partout passionnant. On cherche trop souvent de nobles motifs aux écrivains. Tout livre procéderait d’une inspiration et toute inspiration d’une poursuite de la Beauté. Jean-Patrick Manchette a souvent pris plaisir à dynamiter cette mythologie romantique.

En lisant son journal, on découvre que pendant longtemps, son seul souci a été de payer son loyer et sa prochaine note d’épicier. « Mon temps ne m’appartient pas assez. Il ne suffit pas de gagner sa vie, même bien, il faut en venir au moment où elle se gagne toute seule, où l’on viendra me demander de travailler sur des scénarios, où l’on achètera mes livres pour les adapter au cinéma. »

Ainsi, l’auteur de la Position du tireur couché a-t-il vécu de divers travaux de commande : romans pour adolescents, notes de lectures pour les éditeurs, scénarios de films sexy écrits pour Max Pecas, traductions de l’anglais, courts-métrages documentaires, etc.

C’est en 1971 qu’il a fait son entrée dans la Série Noire, avec Laissez bronzer les cadavres ! coécrit avec Jean-Pierre Bastid. Jusqu’en 1974, il y a eu l’Affaire n’Gustro, Ô dingos, ô châteaux !, Nada et Morgue pleine, auxquels il faut ajouter l’Homme au boulet rouge, une novellisation d’un scénario écrit en anglais.

Passionnant document d’époque sur la France de Charles de Gaulle et de Georges Pompidou, son journal édité par son fils Doug Headline — qui a un jour eu la gentillesse de me traiter de « révisionniste » dans Libération —, permet de se glisser dans l’atelier du romancier et de voir comment est née cette suite de livres qui l’ont fait entrer dans l’histoire de la littérature française.

Buñuel et la dialectique de Hegel

C’est à la fois extrêmement intéressant et très émouvant. Dans les pages des cahiers à petits carreaux de format 17x21 cm dans lequel il rassemble ses notes personnelles, Manchette évoque en vrac les films de Luis Buñuel, la dialectique de Hegel, la guerre civile au Pakistan, l’élection présidentielle de juin 1969, ses pénuries d’argent, son amour pour sa femme Melissa, un déjeuner avec Bernadette Lafont à la Coupole, les obsèques de Pierre Overney, les grèves en Pologne, etc.

On y surprend, sur le monde et la vie, des notations très personnelles. « Mis à part l’objection stupide selon laquelle les travailleurs ne sauraient pas gérer l’économie, mis à part la remarque, mieux fondée, selon laquelle il y aura des problèmes d’organisation et de concertation entre producteurs, en cas de destruction de l’État, pour maintenir le bien-être matériel, la destruction de l’autorité laisserait libre cours aux pulsions non plus seulement antiétatiques, mais aussi antisociales. »

L’amitié d’A.D.G.

Le dimanche 5 mars 1972, Jean-Patrick Manchette rencontre pour la première fois A.D.G. dans les bureaux de la Série Noire – c’est parce que j’ai rappelé leur amitié et que j’ai rappelé qu’ils avaient eu une correspondance suivie, que Doug Headline m’a accusé de révisionnisme.

« A.D.G. n’est pas comme je l’imaginais un pâle voyou ou un intellectuel bourgeois d’extrême droite. Il a une vêture de minet, la stature est petite, les douilles très longues, plus une moustache à la John Lennon. Il vient d’un milieu très populaire – sans doute un milieu de chiftire à partir duquel il a d’une part fait peut-être des casses, en tout cas du convoyage de biens volés (antiquailles), et d’autre part il s’est cultivé et il défend la position classique des plébéiens cultivés et révoltés – le pouvoir doit selon lui revenir à l’élite intellectuelle, où il se compte. » Un portrait au naturel et plutôt bien vu.

Ailleurs, le romancier évoque ses recherches formelles, son obsession de la forme et de la documentation, ses rituels d’écriture, son goût pour le réalisme politique. On ne saurait trop recommander la lecture de ce journal aux jeunes littérateurs.

Article repris du Bloc-notes de Sébastien Lapaque, chronique qu’il tient sur Témoignage Chrétien


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