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Juin 1944-juin 2019 : anniversaire et révisionnisme historique
Par Alain Ruscio

En mai 1945, l’Institut français d’opinion publique (Ifop) interroge les Français (la technique du sondage existait déjà) : « À quel pays allié, principalement, doit-on la défaite du nazisme ? » [1]. Voilà une bonne question à laquelle tous les contemporains peuvent répondre en toute connaissance de cause. Le plus naturellement du monde, plus de la moitié, soit 57 %, répondent : l’Union soviétique. Sont-ils tous admiratifs du pays des Soviets ? Du régime politique tenu d’une main de fer par Staline ? Certes, non. Mais les Français de 1945 savent ce que Stalingrad a pu représenter, ils commencent à découvrir le champ de ruines que le nazisme a laissé derrière lui à l’est de l’Europe. Ils ont encore en mémoire ce que la simple expression Armée rouge signifie. Dans le film de Vittorio De Sica, le Jardin des Finzi-Contini, on voit les membres de cette famille de la grande bourgeoisie juive italienne, l’oreille collée à une radio, qui s’exaltent : « Ils ont été battus à Stalingrad ! » Ce dut être le même phénomène dans toute l’Europe encore sous la botte nazie. Chacun a ressenti alors que l’effondrement du nazisme avait commencé en ce lieu et à cette date (février 1943), non lors du débarquement de juin 1944. Dans le même sondage de mai 1945, 20 % répondent : les États-Unis, 12 % le Royaume-Uni.

Plus d’un demi-siècle plus tard, en 2015 précisément, la même question est posée aux enfants ou petits-enfants des Français de 1945 : l’estimation de la contribution américaine a presque triplé (54 %), celle des Britanniques simplement augmenté (18 %). Mais où diable – c’est le cas de le dire – est passée l’estimation de la participation soviétique ? Elle a fondu : 23 %.

Voilà bien une formidable injustice, ne serait-ce que – pardon pour cette précision morbide – quantitative : toutes les études estiment que plus de 21 millions de citoyens soviétiques (13 % de la population) sont morts du fait de la conquête nazie, plus de 450 000 Britanniques, plus de 420 000 Américains (0,32 % de la population), 45 000 Canadiens, 40 000 Australiens, 12 000 Néo-Zélandais y ont laissé leur vie. La totalité de la bataille de Normandie a coûté aux Alliés 40 000 morts, celle de Stalingrad a laissé sur le sol un demi-million de soldats soviétiques. Pas de concurrence victimaire ! Mais, allez, quand même, un peu de décence.

Qu’on ne nous taxe pas de philosoviétisme. Ces pertes et cette résistance n’effacent nullement la répulsion que nous inspirent les crimes sans nom et sans nombre dans ce pays, ni les « complots déjoués », les « traîtres démasqués », les « bagnes mérités », les « justes pendaisons » (Jean Ferrat, le Bilan), ni in fine l’immense amertume du constat que le stalinisme et ses avatars ont discrédité aux yeux de tant de monde le beau nom de communisme.

Mais un fait est un fait. Et le nier, le sous-estimer ou le passer sous silence porte un nom, exécré : révisionnisme historique. Miracle (triste) de la destruction-reconstruction de l’Histoire, sciemment pensée par des hommes politiques calculateurs, relayée par des journalistes ignares et, hélas, hélas, hélas, jamais combattue par des historiens muets (ou non invités ?). Bien des études érudites s’interrogent en permanence sur les relations entre histoire et mémoire. En l’occurrence, ici, c’est l’histoire (réelle) qu’on assassine au nom de la mémoire (falsifiée).

Tribune publiée dans l’Humanité du 12 Juin 2019


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