Celui qui pense tout connaitre des camps de concentration doit lire ce livre pour acquérir une once d’humilité. Ce travail est une somme, un livre qui fera référence et date sur l’épisode le plus sinistre et abject de l’histoire du IIIème Reich.
Avant de rentrer dans le corps du texte, je voudrais livrer ce qui me lassa pantois, presque épouvanté d’autant de bêtises et de « négation ». C’est à la fin du livre : « Après la fin des procès militaires américains, les autorités de Bavière transformèrent l’ancien complexe… Les baraques de prisonniers de Dachau furent employées comme appartements, l’infirmerie comme crèche pour enfants et le bloc d’épouillage comme restaurant appelé par la suite « Au Crématoire ».
Le travail de Wachsmann est un tout, il déroule son analyse de manière historique sans être obnubilé par les dates et à chaque période il embrasse l’ensemble de la situation des KL. Leur dimension répressive, technique, économique, les personnels, l’outil, les prisonniers, les souffrances, les morts… Servi par une plume élégante, l’essai se lit aisément et est très accessible sauf peut-être dans sa longueur. Il ne sombre pas dans la description des atrocités, sans toutefois les masquer, car l’auteur s’évertue à cerner les mécanismes qui permirent de mettre en place ces structures.
Le premier camp est Dachau, créé le 20 mars 1933 par Himmler, ouvert le 21 mars ! Sa fonction est d’incarcérer d’abord presque légalement, puis de manière extra-légale tous les opposants en commençant par les communistes. Et c’est justement cette partie qui nous resitue les angoisses sourdes d’Hitler, angoisses qu’il refilera à son peuple. A la fin de la Grande guerre, la fable du coup de poignard dans le dos prend corps parmi les militaires les plus nationalistes et extrémistes, elle se traduira très rapidement par l’ennemi intérieur qui sape les efforts pour la grandeur de l’Allemagne. Et dans la constitution mentale d’Hitler cet épisode est un des fondamentaux. Lors de son accession au pouvoir, il aura une obsession, celle de juguler l’ennemi intérieur pour éviter justement le coup de poignard dans le dos.
La machine est lancée, après les communistes, les socialistes, les sociaux-démocrates, enfin tous ceux qui n’épousent pas sa vision du monde, sont incarcérés. La question des Juifs et de la Shoah ne viendra qu’après, pas avant la Nuit de cristal (1938) et la guerre. Mais à chaque fois avec l’argument que les internés sont des asociaux, des fainéants, des brutes, des bandits, de délinquants, des criminels de la pire espèce. Cela permettra d’ailleurs de comprendre pourquoi dans le chaos final, les survivants des camps malgré leur état pitoyable n’inspirent que frayeur dans la masse des allemands. Rares seront ceux qui feront œuvre de compassion devant leur détresse si inhumaine.
Un autre aspect est éclairant, celui du travail forcé. Dès l’échec devant Moscou et donc presque un an avant Stalingrad, la guerre n’est plus gagnable. Le front dévore les hommes et la machine de guerre et économique manque cruellement de main d’œuvre. Partout il faut faire des razzias d’êtres humains pour obtenir à meilleur coût de la force de travail. Cela passe notamment par le STO en France, j’y reviendrai dans une prochaine critique, mais en Allemagne et dans les zones occupées (y compris la France) c’est la chasse à l’homme qui commence. Et c’est le début de la seconde Shoah, la première étant à mon sens, celle par balle organisée dès juin 1941 dans les territoires conquis à l’Est (au moins 1 500 000 victimes). Ainsi on comprend parfaitement la logique effroyable de la sélection par exemple à la rampe de Birkenau, bien qu’elle soit généralisée ailleurs ; les enfants, les vieillards, les mal-foutus, et malades ne sont pas productifs, donc élimination, les autres partent dans des camps satellites qui fleurissent partout, la carte est hallucinante de ce point de vue, pour permettre aux grands groupes allemands de bénéficier d’une main d’œuvre à très bon marché. Et qu’importe de la nourrir, de la soigner, puisque elle doit mourir à la tâche car elle sera immédiatement remplacée par les convois suivant. Ces grands trusts, nous les connaissons, ils sont décrits par Vuillard dans L’ordre du jour, lorsqu’ils viennent financer la campagne électorale d’Hitler, les IG Farben, Siemens, Opel et tant d’autres. Ce besoin impératif de force de travail se traduit par une explosion de l’univers concentrationnaire, qui passe de 53 000 détenus en moyenne journalière en décembre 1940 à 115 000 en décembre 1942 pour atteindre 714 211 en janvier 1945 C’est d’ailleurs cette logique de besoin d’esclaves qui conduit à privilégier les trains de déportés au détriment de convois militaires au plus fort de la guerre quand partout les besoins des fronts sont pressants. Ce que d’ailleurs certains historiens citent comme étant la preuve de l’imbécilité des nazis, n’est en fait qu’un besoin impérieux pour leur survie. C’est aussi pourquoi contre toute attente la production militaire du Reich ne déclinera que dans dernière période de l’année 44.
La question des marches de la mort, ces déplacements de déportés à bout de force pour quitter leur camp à cause de l’avancée des fronts, est traitée à fond, et c’est heureux. On parle rarement de des déplacements par trains, camions et à pied dans l’Allemagne en 1945. Ce sont des marches de la mort d’une bestialité sans nom, d’une mortalité inouïe. On peut d’ailleurs se poser la question de savoir si celles-ci n’avaient pas pour fonction l’élimination. Et c’est pourquoi aussi l’auteur prétend que la population allemande savait. Déjà certains camps étaient sous le regard des habitants, les camps satellites baignaient au milieu de zones urbaines, les déportés travaillaient parfois aux côtés d’ouvrières dans les usines, bref, nul ne pouvait ignorer.
A la question « est-ce que les camps de concentration sont une production typiquement allemande ? », l’auteur répond par la négative un peu rapidement. J’irai plus loin. D’abord pour regretter une quasi-ignorance, une absence de recherches sérieuses, à ma connaissance, sur les camps de concentration allemands lors de la première guerre mondiale. Dans le nord de la France, en Prusse, ils ont existé, avec beaucoup d’horreur, mais pas avec les mêmes fonctions que les KL. Une page reste à écrire. Et puis on oublie souvent dans l’histoire des camps les Pontons, ces navires britanniques désaffectés qui abritaient les prisonniers français sur les plages anglaises lors des guerres napoléoniennes. J’ai en mémoire les beaux romans autobiographiques de Garneray, un Garneray que je vous invite à découvrir, mais là n’est pas l’objet de cet article… Non les camps ne sont pas l’apanage des nazis, il n’en demeure pas moins que ceux-ci ont industrialisé la mise à mort. Et c’est à juste titre que l’auteur conclut son travail sur la dimension mémorielle et les ratages de la dénazification surtout en Autriche et très tôt.
Cet essai se termine par des notes d’une grande richesse et par une bibliographie remarquable. Le travail de Wachsmann est un travail d’historien comme je les aime, de ceux qui mettent le nez dans les archives pendant des années, exhument des perles et les analysent pour les rendre utiles aux lecteurs que nous sommes.
KL, de Nikokaus Wachsmann. NRF essais. Gallimard. 45 euros.