Istanbul kilim des sept collines n’est pas un recueil de poèmes ; ce n’est pas non plus un album de photographies, ni un roman épistolaire, ni un essai. Mais c’est tout cela à la fois, fragmentairement, alternativement et simultanément.
Qu’on en juge : Josette Vial a erré dans Istanbul où elle a capté "avec justesse la vie aujourd’hui autour du Bosphore". Mais, Michel Ménaché commence par situer l’ouvrage ("À l’origine de ce livre, la transmission brisée…"), il donne rapidement, sur le mode de la fiction, la parole à son grand-père Marcos qu’il n’a pas connu. Il s’écrit des lettres signées Marcos et ce n’est pas un hasard si elles sont datées du 15 juillet 1943 au 15 juin 1944. Presque un an ! Par ces lettres, Ménaché raconte une période horrible de notre Histoire : celle de l’occupation, des crimes racistes et politiques de l’occupant et de ses alliés de l’intérieur car des Français ont choisi la collaboration. De lettre en lettre, se dessine ainsi l’itinéraire d’une famille qui a quitté Istanbul pour se retrouver à Lyon où le destin (?) la fauche quand la Gestapo arrête Marcos et son épouse Rebecca (le 21 juin 1944) avant de les expédier à Drancy puis à Auschwitz. À l’arrivée, "Marcos et Rebecca, au seuil de l’enfer, furent aussitôt gazés…"
Il y a un lien étroit entre les photographies de Josette Vial et les poèmes de Michel Ménaché : le poème est comme le commentaire très libre de la photographie, de ce dialogue naît une étrange fascination, on saisit mieux ce qu’est aujourd’hui Istanbul sans jamais oublier les images qui traînent dans un coin de notre mémoire. Il faut remercier la photographe et le poète pour la place qu’ils ont accordée aux travailleurs anonymes : pas de people, pas de célébrités mais de simples gens, des camarades avec qui on a envie de boire un verre de raki. J’aime particulièrement cette image d’un pêcheur sur son bateau et ces vers de Ménaché : "Au geste suspendu de l’accueil / la voyageuse a piégé / le sourire du pêcheur". Je ne sais pourquoi, quand je regarde ce travailleur de la mer, je ne peux m’empêcher de penser à Nazim Hikmet : c’est la même force, la même droiture, la même humanité… Nazim Hikmet qui fut à l’origine d’un périple que je fis dans le Grand Bazar d’Istanbul (dans le quartier des libraires) il y a quelques années, à la recherche d’un de ses livres, n’importe lequel… Faut-il le dire, je n’ai rien trouvé ! Les vers de Ménaché sont d’une grande simplicité et d’une extrême densité. Pas de pathos, pas de sentimentalité inutile, rien que le constat et Ménaché a l’art de dire en peu de mots ce qu’a saisi Josette Vial et qui reste muet dans les images : l’esthétique semble parfois incongrue et Ménaché sait ramener les choses à leur juste niveau : "Le marchand de balais / -archange des poussières- / passe comme un mirage / prêt à l’essor" ou "La mer captive / se rit des chaînes / que forgent les écumeurs"...
Mais ce livre n’est pas seulement la juxtaposition de l’épistolaire fictionnel, du poème et de la photographie ; il est aussi l’occasion pour Michel Ménaché de revoir (brièvement) l’histoire des émigrations successives des familles juives d’Europe (stigmatisées, croyantes ou non) et d’Istanbul et de revenir sur une résidence qu’il a faite dans cette ville. Après la fiction des lettres de Marcos à son petit-fils, Ménaché adopte la posture de l’historien familial… Et il écrit également quelques lignes sur sa résidence à Istanbul en 2012. C’est pour lui le prétexte de décrire deux parcs de Besiktas (un quartier d’Istanbul) : "Deux des parcs de ce quartier échappent à la plupart des visiteurs. L’un est voué à la paix et y accueille des arbres offerts par les pays amis et lointains, l’autre est dédié à treize journalistes, intellectuels et poètes assassinés dont les statues et stèles honorent la mémoire. C’est le parc de la démocratie. Deux parcs ouverts à toutes les espérances". Ce paragraphe n’est pas sans faire penser aux troubles qui se sont déroulés à Istanbul ces dernières semaines, suite à la catastrophe minière… La démocratie tant vantée par les politiciens a encore bien des progrès à faire ; non seulement dans ce pays mais aussi dans bien d’autres… Et d’ajouter, dans sa postface, quelques mots sur son rôle de passeur de littérature entre la Turquie et la France : conférences, lectures et traductions d’auteurs français en Turquie et mini-anthologie Voix d’Istanbul dans le n° 1019 d’Europe (mars 2014).
Ce dernier ensemble s’ouvre par un exergue de Nazim Hikmet. Ce choix de textes et d’auteurs est l’occasion de revenir sur l’histoire de la Turquie depuis Atatürk (ici présent par une belle photographie de rue et ces vers : "Mustafa Kemal Atatürk / veille sur la ville / mais il y a comme / un flottement dans le désordre / des rues / des regards qui tuent"). Entretien avec Özdemir Ince, le "marxiste indéracinable", nouvelles, poèmes et entretiens avec 14 auteurs dont Nedim Gürsel… Mais je m’éloigne du livre de Michel Ménaché : c’est que je pense qu’il faut lire les deux (et cet ouvrage et cette revue) pour comprendre, non pas un pays réduit à sa politique officielle et aux articles d’une presse qui est souvent aux ordres, mais pour comprendre le peuple…
On le voit, Istanbul kilim des sept collines est un livre complexe. À la mesure de l’Histoire qui ne se laisse pas réduire aux discours de propagande des uns ou des autres… Un livre complexe qui réjouira tous les amateurs de littérature et de poésie…
Istanbul kilim des sept collines, Michel Ménaché (textes) & Josette Vial (photographies). La passe du Vent éditeur, 112 pages, 20 €.