Qu’est-ce qui pousse en 1920 Isaac Ochberg, respectable et prospère homme d’affaires sud-africain, à entreprendre une expédition pour le moins aventureuse à des milliers de kilomètres au nord, dans l’Europe plongée dans les soubresauts sanglants des guerres civiles ?
Sans doute, pour lui, les choses sont-elles simples : né Juif en Ukraine, il a eu la chance de fuir l’enfer qui lui était destiné pour aller vivre sous d’autres cieux. Cette chance, il veut la proposer à son tour aux plus vulnérables des enfants : les orphelins.
Isaac Ochberg voit le jour en 1878 en Russie, au sein d’une famille juive d’origine allemande forte de six enfants, dans la petite commune d’Ouman (de nos jours ukrainienne) située dans ce qu’on désigne alors sous le nom de « zone de peuplement » [1].Créé par l’impératrice Catherine II en 1791, c’est un vaste espace qui s’étend de la Baltique à la mer noire, incluant l’Ukraine, la Lituanie, la Lettonie, la Moldavie, la Biélorussie, la Crimée et une partie de la Pologne. Quand Isaac Ochberg nait, la situation des cinq millions de Juifs qui y vivent n’est guère enviable. Exclus de la fonction publique et de l’enseignement supérieur, ils se sont regroupés dans les quartiers de certaines villes ou dans de petits bourgs qu’on appelle des shtetls. La possession de terre leur étant interdite, ils y subsistent en pratiquant de petits métiers, commerce, artisanat, gestion de taverne mais aussi prêt sur gage, cette dernière activité suscitant le ressentiment du petit peuple orthodoxe qui n’est sorti du servage qu’en 1861.
Le jeune Isaac a trois ans quand l’assassinat du tsar Alexandre II déclenche une suite de pogroms qui entrainent un exode massif. Environ deux millions de Juifs émigrent entre 1881 et 1914, majoritairement vers les États-Unis. Mais c’est en Afrique du sud, cette contrée dont on dit qu’elle offre elle aussi un nouvel Eldorado, que son père Aaron décide de s’expatrier.
Celui-ci débarque en 1893 dans un pays paisible, bien que secoué sporadiquement par des guerres opposant les Boers descendants des colons néerlandais aux Britanniques. L’Afrique du sud est alors ouverte à une immigration importante depuis la découverte d’or et de diamants dans le Transvaal et accueillante envers les Juifs dont une petite communauté Installée au Cap depuis 1841, vit surtout du commerce et de l’artisanat en conservant sa spécificité. Plus intéressé par l’étude du Talmud que par la réussite financière, Aaron parvient cependant, après deux ans, à réunir le pécule suffisant pour faire venir Isaac, son fils aîné âgé de seize ans, qui risque à tout moment d’être incorporé dans l’armée pour une durée de six longues années pendant lesquelles il sera en tant que juif exposé aux pires brimades. Dès son arrivée dans sa nouvelle patrie, le jeune Isaac donne la mesure de son talent. Inventif et débrouillard, il ne tarde pas à délaisser l’apprentissage de l’horlogerie auquel le destinait son père pour se lancer dans les affaires – toutes sortes d’affaires au gré de son inspiration capricieuse, allant de la récupération de ferraille au renflouement de navires en passant par la vente de café, la recherche d’or au Transvaal ou la création du premier cinéma du Cap. Pendant cette période, il fait un voyage en Russie pour se rendre au chevet de sa mère souffrante et en profite pour se faire exempter du service militaire pour vue défectueuse. Il fait aussi la connaissance de Pauline, une amie de ses sœurs qu’il épouse avant de revenir au Cap avec la famille au grand complet.
A quarante ans, fortune bien établie, père de cinq enfants, honorable citoyen britannique ( le pays est un dominion depuis 1910 ) Isaac Ochberg mène une vie de notable. Membre exécutif du Conseil des députés juifs, représentant son pays à la 16e Conférence sioniste mondiale à Zurich, il participe à la gestion d’organisations d’aide à l’enfance et aux orphelins en particulier – à ce titre, il a participé à la fondation de l’orphelinat juif du Cap, dont il est devenu le Président. C’est sans doute cette dernière fonction qui le conduit à prendre conscience avec acuité de la situation dramatique des orphelins juifs vivant à l’est de l’Europe.
A la fin de la première guerre mondiale [2], dès 1917, la Russie a été le théâtre d’une guerre civile opposant les armées « rouges » bolcheviques aux « blanches » tsaristes, ces dernières soutenues par des contingents de soldats français et britanniques. La situation s’est aggravée en 1919 quand la deuxième république de Pologne a entrepris une guerre de reconquête de territoires contre la Russie soviétique. Dans le même temps, Lituanie, Ukraine et Biélorussie étaient le théâtre d’insurrections indépendantistes. Si ces forces idéologiques et nationalistes, auxquelles se mêlent des bandes de pillards s’affrontent, elles s’en prennent à une proie commune : le zhid (le youpin) Pour les « rouges », bien que le nouveau régime ait aboli les lois antisémites tsaristes et promu le yiddish comme langue nationale juive (en proscrivant néanmoins l’hébreu, jugé bourgeois et sioniste) ce représentant du capitalisme, « apatride » et « réactionnaire » demeure un ennemi de classe. Pour les « blancs » tsaristes, animés d’une haine ancestrale, il est devenu le « judéo-bolchevique » incarné en la personne du juif Trotski et tenu pour responsables de tous les malheurs de la sainte Russie. Comme arme suprême, les « blancs » brandissent les Protocoles des Sages de Sion, ce faux fabriqué par la police politique, la Tcheka, qu’ils répandront ensuite en Europe de l’ouest lors de leur fuite. Pour les bandes de paysans affamés, encouragées à la révolte par les forces tsaristes, le juif cupide est désigné comme le coupable absolu, celui qui a « tué le Christ » et se livre à des meurtres rituels d’enfants chrétiens, comme le soutient une rumeur ancestrale. Voilà qui justifie qu’on le massacre, lui et sa famille, et qu’on s’empare de ses biens. Sur les cinq millions de Juifs résidant dans la zone de peuplement (officiellement abolie en 1917 par le pouvoir bolchevique) plus de cent mille ont trouvé la mort, deux cent mille survivent blessés ou invalides et on compte plus de 150.000 orphelins [3]. Un rapport de la grande organisation caritative juive américaine le Joint (American Jewish Joint distribution Committee) datant de 1919 témoigne : « En Pologne, la souffrance est intense. Il y a des institutions pour enfants privées d’une bouchée de pain, des hôpitaux inutilisés en raison du manque de médecins, d’infirmières et de médicaments, bien qu’on connaisse un nombre énorme de maladies. Un grand pourcentage de personnes ont été maintenues en vie grâce a une soupe constituée d’eau, de pommes de terre et d’un peu de sel »
Nombreuses sont les voix qui s’élèvent dans le monde pour dénoncer ces crimes. A Londres et à New-York, en particulier, sont organisés des meetings et des manifestations auxquels participent en bonne place des vétérans juifs de la Grande guerre. Sous la pression du Comité des Délégations juives, la Conférence de la paix de Paris ordonne en 1919 une vaste enquête dont les rapports conduisent à lancer un « Appel à l’humanité » signé par de grands noms comme Anatole France, Henri Barbusse, Elie Faure et Albert Thomas Le Président Wilson exprime son émoi : « Une des choses qui trouble la paix dans le monde, c’est la persécution des Juifs » Il ordonne la création d’une commission dirigée par Henry Morgenthau, futur ministre de Roosevelt, afin d’enquêter sur les pogroms en Pologne ( ce travail ne peut être effectué que dans ce pays, le nouveau pouvoir soviétique ayant interdit l’entrée sur son sol.) Cette commission sillonne champs de batailles et charniers et publie à son retour un rapport alarmant sur le sort des minorités juives. Une commission dirigée par sir Stuart M. Samuel , secrétaire d’état aux affaires étrangères britanniques lui succède, à l’initiative du conseil représentatif des juifs du Royaume-Uni. Celle-ci dénonce à son tour la situation scandaleuse. Mais ces rapports qui s’accumulent ne sont pas suivis d’effets car faute d’un état pour les représenter, les Juifs sont considérés comme une minorité parmi d’autres ,privée à ce titre de tout pouvoir politique réel.
En Afrique du sud, au cours d’une réunion extraordinaire du South African Relief Fund , une organisation juive d’aide aux victimes de guerre, Isaac Ochberg propose que l’orphelinat juif du Cap qu’il dirige depuis plusieurs années, organise une mission afin de « récupérer » des orphelins juifs en danger et qu’on fera ensuite venir dans le pays. Certes, il a conscience que cette mission qui lui tient à cœur ne pourra sauver qu’un nombre très réduit d’enfants, mais ce seront autant de vies préservées. « Qui sauve un être sauve le monde » argumente Isaac, citant le Talmud pour soutenir sa proposition. Son projet est acceptée - reste à obtenir la caution des autorités Le premier ministre Jan Smuts, son ami, soumet son projet au gouvernement. Bonne nouvelle : Bien que l’immigration soit à cette époque strictement limitée, la réponse est positive, avec quelques réserves. On délivrera des visas d’entrée aux orphelins, mais selon des critères très précis : ils ne seront pas plus de deux cents, ne dépassant pas l’âge de 16 ans, devront être en bonne santé physique et morale, avoir perdu leurs deux parents, enfin frères et sœurs ne pourront être séparés pour éviter les problèmes affectifs. Tous, enfin, devront exprimer leur volonté de participer à ce voyage. Le cœur gros à l’idée qu’il va lui falloir opérer un tri parmi ces enfants, et en abandonner certains à leur sort, Isaac accepte ces conditions - nous verrons qu’il les interprétera à sa manière…Ce qui le désole le plus, c’est ce chiffre-couperet de 200. Il discute, parlemente et obtient qu’après ce voyage, si les choses se sont bien passées, l’État envisagera de recommencer l’opération. Quant au financement, il est décidé que la communauté juive le prendra à sa charge pour moitié. C’est un engagement d’importance, car celle-ci devra assumer les frais du voyage, l’entretien et la garde des 200 enfants puis, ceux-ci parvenus en Afrique, les frais de leur hébergement dans des orphelinats, certains jusqu’à leur majorité s’ils n’ont pas eu la chance d’être adoptés par des familles.
Assisté par le Fonds d’Aide sud-africain pour les victimes de guerre juives, Isaac se lance alors en campagne à travers le pays, parcourt personnellement villes et villages pour organiser des réunions publiques suivies de collectes de dons. Pendant cette récolte financière, des avis critiques se font entendre dans la communauté juive : cette expédition, menée dans des pays en pleine guerre, ne va-t-elle pas mettre en danger pour les enfants concernés ? Leur arrivée dans le pays ne risque-t-elle pas d’être vécue comme une provocation par certains milieux conservateurs chrétiens, le Parti National en particulier, alors que l’Afrique du sud connait une crise économique. Certains suggèrent qu’il serait plus judicieux d’envoyer ces enfants étrangers dans le Yichouv (la communauté juive de Palestine). Isaac reste sourd à ce qu’il considère comme une soumission devant l’intolérance et poursuit son projet.
Bientôt lui parviennent de bonnes nouvelles : la campagne de financement a réuni des sommes dépassant largement les chiffres prévus. Le dr.Jochelman, président de la fédération des juifs ukrainiens de Londres, a fait savoir de son côté que son organisation était disposée à loger les orphelins et à se charger de leur embarquement à destination de l’Afrique du sud.
Le 18 mars 1921, au Cap, Isaac Ochberg embrasse sa famille, salue les enfants de l’orphelinat et au milieu d’un grand rassemblement venu l’encourager et lui souhaiter bon voyage, embarque sur le paquebot qui va le conduire à Londres.
Durée prévue de l’expédition : sept mois.
A son arrivée dans la capitale britannique, Isaac apprend que la situation politique en Europe de l’Est s’est profondément modifiée pendant qu’il voguait sur l’Océan. Russie et Pologne viennent de signer à Riga un traité qui accorde à cette dernière de nombreux territoires les Kresy Wschodnie (« terres frontalières orientales ») qui comprennent des parties de la Biélorussie, de la Lituanie et de Ukraine. Cela signifie que toutes les villes constituant les étapes du périple prévu sont à présent sous administration polonaise et que le sauf-conduit soviétique difficilement obtenu est à présent sans valeur.
Par chance, le grand explorateur Fridtjof Nansen est de passage à Londres. Président du haut-commissariat aux réfugiés de la S.D.N , il vient de créer la première pièce d’identité internationale, le « passeport Nansen » document, qui dès 1922 protégera des centaines de milliers de personnes déplacées » en errance, chassées par les conflits et les redécoupages incessants des frontières. Lors de sa rencontre avec le grand homme, Isaac lui expose son projet. Nansen se montre enthousiaste. Il parvient à obtenir des nouveaux maîtres de la Pologne, qu’il sait soucieux de reconnaissance internationale, un sauf-conduit autorisant Isaac à se déplacer à travers le pays avec l’assistance bienveillante des autorités locales. Mais pour ce qui est des orphelins, devenus polonais, comment obtenir l’autorisation de les faire sortir du pays ? Nansen obtient l’engagement des autorités polonaises qu’elles leur établiront des pièces d’identité particulière : des « passeports Nansen collectifs »
Le 18 mai 1921, Isaac entame son périple. Paris tout d’abord, ou Dr. Boris Borgen, responsable du Joint, lui fournit des autorisations destinées aux responsables des orphelinats relevant de son organisation afin qu’ils confient à Isaac les pensionnaires qu’il aura choisis. Étape suivante, Varsovie. Dans la capitale de la Deuxième République polonaise que le traité de Versailles a fait renaitre de ses cendres en 1919, Isaac espère obtenir aide et assistance sans trop se faire d’illusion cependant - après tout, il n’est qu’un zhid surgi de nulle part…
A Varsovie, la « métropole juive » (Di Yidishe metropolye) les responsables du Joint, qui gèrent la plupart des orphelinats du pays, lui décrivent les rapports difficiles qu’ils entretiennent avec la Pologne victorieuse. Certes, son gouvernement a ratifié en 1920 le traité annexé à celui de Versailles concernant les minorités, mais les partis nationalistes accusent les juifs d’avoir pactisé avec les bolcheviques pendant les hostilités tandis que la hiérarchie catholique continue de les poursuivre de sa haine ancestrale. Cette hostilité se manifeste par des restrictions de crédits aux orphelinats et le rationnement de leur protection médicale. Beaucoup de ces établissements ne survivent que grâce à l’aide du Joint ou d’organisations caritatives locales comme le Tzedakah Gedolah - ce qui fait dire à certains orphelins non-juifs : « ces salauds de zhids, ils ont la chance d’avoir d’autres zhids pour leur venir en aide » [4]
Isaac organise son périple. Les villes grandes et petites qu’il devra visiter dessinent un vaste triangle de 400 kms de côté. D’abord dans le nord, Brest-Litovsk, puis Pinsk, ensuite descente vers Sarny , Kowel et Rovno jusqu’à Lvov, enfin retour à Varsovie où seront réunis tous les enfants choisis et dont l’état de santé aura permis d’envisager le voyage. D’où la nécessité d’ajouter au parcours un certain nombre d’allers et retours. Vu le mauvais état des communications dû à la guerre, il a prévu d’emprunter les trains qui roulent encore, sinon des autocars ou des camions. Il ignore encore qu’il devra aussi faire appel à des carrioles à chevaux.
C’est à Brest-Litovsk qu’il fait la connaissance des enfants pour la première fois. Eux l’attendent avec impatience car ils le connaissent déjà par des voies mystérieuses - échos des discussions entre responsables des orphelinats, rumeurs parcourant la communauté juive… Ils accueillent avec chaleur cet étranger mystérieux venu d’Afrique qui va choisir parmi eux ceux qu’il amènera dans son lointain pays Les imaginations galopent, on discute, on imagine…. L’Afrique telle qu’on la trouve représentée dans les livres, c’est la jungle, avec des forêts pleines d’animaux sauvages et des hommes à la peau noire avec des lances. Aller vivre dans ce pays où il fait toujours chaud, sans guerre, c’est un changement de vie radical, et aussi l’aventure et la peur de l’inconnu [5].
Pourtant, l’« homme d’Afrique » qu’ils découvrent n’a pas l’apparence d’un coureur d’aventures. C’est un monsieur à la peau blanche, calme, vêtu comme tout le monde. Il a les cheveux roux, le nez coiffé de bésicles, et s’exprime en yiddish et en russe. Il parle doucement pour leur expliquer comment il choisira certains d’entre mais en leur laissant la liberté de refuser ou d’accepter de le suivre.
Pour Isaac, le contact avec les enfants est naturel, il sait les écouter, leur parler. Son « grand numéro » est de leur montrer comment démonter une montre en s’aidant d’une aiguille. Rapidement, les petits orphelins lui accordent leur confiance et l’appellent Daddy Ochberg (Papa Ocheberg) un petit nom amical qu’ils utiliseront tout au long de leur vie et sera adopté par leurs descendants. Daddy Ochberg les observe aussi. Il les trouve maigres et fatigués, faute de nourriture et d’apport de vitamines. Mais ils sont très propres grâce au bain rituel hebdomadaire précédant le Shabbat qu’on leur dispense, sans compter le lavage des dents le matin et celui des mains (netilat yadayim) au réveil, avant les repas, après être allé aux toilettes et avant la prière. Cette hygiène corporelle, qui met en pratique le concept juif "la propreté mène à la piété" (nekiut mevi’a lidei hasidut ) est pratiquée dans tous les orphelinats, religieux ou laïcs.
Tous ces orphelins auxquels il s’adresse, Isaac les admire de se comporter encore comme des enfants. Pourtant, leurs cerveaux sont pleins d’images effroyables. Ils ont vu, ils ont vécu souvent la mort de leurs parents, des membres de leur famille, sous leurs yeux des corps se sont s’effondrés face à terre, percés de balles. Ils ont vu le typhus, des pièces remplies de cadavres et de gens pleurant près des corps. Ils ont assisté à des viols, ils se sont cachés dans des caves puis dans les champs et les forêts, ils se sont retrouvés seuls ou avec un autre membre de leur famille tout aussi éprouvé qu’eux. Ils ont eu faim et soif et cherché leur subsistance, parfois des herbes dans la forêt ou l’aide de villageois ou du pain volé, quelquefois donné par des soldats, ceux-là mêmes qui avaient tué leurs proches. On voulait les tuer, mais pourquoi ? Les grands déjà savaient la haine que le monde extérieur portait aux juifs, les petits subissaient sans comprendre.
Tout au long de son périple, Isaac discernera mieux les marques de leur souffrance, par exemple cet attachement obstiné qu’ils portent à l’un ou l’autre de leurs éducateurs au point de rester près d’eux le plus possible tout au long de la journée ou de former avec un ou plusieurs de leur camarades un groupe inséparable. Ils sont sur le qui-vive ,le moindre bruit les fait sursauter et même se cacher. Lors des repas, ils montrent une sorte d’avidité en avalant très vite – certains font des réserves en dissimulant un peu de nourriture sous leur oreiller ou près de leur lit. Ils conservent des objets-fétiche faisant un lien avec leur vie d’avant – un jouet, une étoffe, un simple caillou – dont ils ne se sépareraient à aucun prix. Les rites religieux, qui forment un lien avec la famille disparue, constituent aussi un cadre qui les aide à donner une logique, une continuité à leur existence dans ce monde en folie. Isaac, conscient de cet apport, prendra soin tout au long des voyages, et souvent ce sera compliqué, à ce que soient continument observés certains rites comme la nourriture casher.
Lors de son étape à Pinsk, il fait la connaissance d’Alter (Alexandre) Bobrow, un acteur important de l’aide aux orphelins. Dans cette ville, en 1920, un millier de Juifs ont été massacrés par les forces polonaises du général Bulak-Balachowicz. Bobrow, avec l’aide d’habitants, a d’abord organisé une soupe populaire pour nourrir les enfants juifs errants. Mais très vite, cette aide s’est révélée insuffisante. Les enfants affluaient et il fallait leur trouver des vêtements et les protéger tout au long du jour et de la nuit. Il a d’abord créé avec ses amis membres comme lui du Poale Sion [6] trois orphelinats de fortune aménagés dans des bâtiments vides ou des ruines. Au départ, ils n’avaient ni literie ni vêtements, au point qu’ils utilisaient des sacs de farine comme habits de fortune. La situation s’est peu à peu améliorée avec l’aide des fournitures distribuées par le Joint, en particulier le très précieux lait condensé en boites [7].
Des enfants en déshérence, il y en avait aussi cachés dans la campagne environnante Avec son équipe, il allait les récupérer ,de village en village, parfois cachés dans les décombres de leurs maisons où leurs proches avaient péri ou encore enfuis dans les bois. Terrorisés, osant à peine sortir de leur cachette, ils étaient affamés. Alors pour les « piéger », on disposait de la nourriture dans la forêt ou encore on guettait à proximité des épiceries dont les patrons se plaignaient qu’on leur vole des aliments.
Cet homme si généreux et dévoué a aussi fondé une école, ouverte à tous les enfants, juifs ou non. Les orphelins adorent l’entendre chanter en s’accompagnant de sa mandoline et ont pour lui un véritable attachement, au point que certains d’entre eux, choisis pour le départ en Afrique, vont refuser de quitter le pensionnat si Alter ne les accompagne pas jusqu’en Afrique. Il obéira.
Lors du regroupement à Varsovie, Alter tombe malade. Des enfants sont très inquiets, au point de dresser une échelle sous la fenêtre de sa chambre et d’y grimper pour bien vérifier son état de sa santé [8]. Dans la ville, un grand élan de générosité se manifeste et les enfants sont logés dans des locaux loués par le Pinsker Orphans Relief Fund.Les déjeuners sont offerts, dans un vaste restaurant par la propriétaire, Mme Panya Engel. C’est une fête pour ces convives habitués au strict minimum que de dévorer du pain blanc sur de belles nappes blanches, de découvrir des mets qu’ils ignoraient. Quand ils quitteront Varsovie, chacun d’eux emportera une petite photo de Payna, qui se trouvent encore certainement dans les albums ou les boites en carton de leurs descendants…
Varsovie, c’est aussi le lieu des dernières démarches administratives. Contrairement à leur engagement, les autorités polonaises n’ont jamais fourni la moindre assistance à l’expédition. Au contraire, chaque enfant s’est souvent trouvé contraint de remplir d’interminables formulaires à la Kafka. Cependant, de nos jours, on peut constater, si l’on regarde les exemplaires que l’on possède encore, de Pinsk par exemple, qu’ils sont très peu remplis, ce qui laisse à penser que les employés polonais ont décidé quelquefois de ne pas se montrer trop sourcilleux…L’étude d’autres documents, de grandes feuilles cartonnées où sont collées des photos de groupes d’enfants, servant de passeports collectifs, ne sont pas sans poser quelques questions aux historiens [9]. En effet, 187 enfants y figurent. Or, l’accord avec le gouvernent d’Afrique du sud était d’en accueillir 200. Certains témoignages indiquent d’autres chiffres…En fait, on ne saura jamais combien exactement d’orphelins ont fait le voyage. Dans cette période si troublée, cet écart s’explique de différentes façons. Des enfants ont pu se désister à la dernière minute par peur de quitter les lieux auxquels ils étaient attachés, ou tomber malades. On sait par ailleurs que Isaac lui-même a cherché quelquefois à contourner les conditions requises pour le départ des enfants, d’où quelques « faux orphelins » comme Regina Altman ou les sœurs Tannenbaum,, que par désespoir leurs mères avaient confiée à Isaac afin qu’il leur procure une vie meilleure. On compte aussi des adolescents de plus de 16 ans embarqués comme infirmiers, infirmières ou accompagnateurs qui à leur arrivée au Cap redeviendront de « vrais » orphelins [10].
Le 1er août 1921, enfants et accompagnateurs prennent le train à Varsovie pour Gdansk (Dantzig). Dans les régions que traverse la ligne ferroviaire, une « médiatisation » dirait-on aujourd’hui, a été activement entreprise dans les sociétés juives. A chaque arrêt du train, les jeunes passagers sont accueillis par des vivats, de la nourriture et des fleurs offerts par des adultes qu’ils ne connaissent pas et qui leur souhaitent un bon voyage et une vie meilleure. Les enfants descendent sur le quai, chantent et dansent avec eux, un peu bousculés d’être ainsi fêtés, ce qui en même temps compense le stress du départ, cette coupure dans leur vie.
Arrivés au port de Gdanstk, un petit cargo britannique les attend, le Baltara, direction l’Angleterre. Une petite traversée qui sert de prélude à la grande.
Le 24 août, les orphelins sont à peine installés dans les locaux du Shelter for Jewish Poor (refuge pour juifs nécessiteux) situé dans l’East End, que surgissent des représentants de la presse britannique et internationale. Extraire des enfants d’une Europe bouleversée et dangereuse, leur sauver la vie souvent, est une démarche audacieuse qui les surprend et qu’ils ont très envie de faire connaitre. Regroupés dans une salle, les orphelins sont présentés aux journalistes. Ils se tiennent sagement, sous les éclairs des flashes. Isaac, entouré de responsables, répond aux questions. Il se fait un devoir d’insister sur le rôle tenu par les organisations caritatives et le soutien du gouvernement sud-africain. Il plaide aussi pour que d’autres pays prennent la relève et accueillent d’autres enfants. C’et à ses yeux une nécessité. Le lendemain, quand il lit la presse, déception : le voyage est présenté presque exclusivement comme un acte héroïque…face à la « barbarie bolchevique ». Il faut dire qu’on est à une époque ou règne la red scare (la « peur du rouge ») qui anime plus particulièrement les milieux conservateurs britanniques et américains, dont le pays connait de nombreuses révoltes ouvrières qu’ils attribuent à l’influence néfaste du nouveau régime soviétique.
La préparation du voyage jusqu’au Cap s’organise. C’est un long trajet et les enfants doivent être en bonne forme physique et ne pas être porteurs de maladie qui risquent de contaminer les autres passagers. Les visites médicales se succèdent. On décèle de nombreux cas d’anémie, qui n’empêcheront pas l’embarquement, mais aussi des atteintes plus graves, qui obligent à hospitaliser certains enfants. Ces derniers resteront à Londres ce qui est pour eux un grand déchirement, mais ils peuvent garder l’espoir que bientôt, un nouveau voyage pour le Cap viendra les chercher, ou que d’autres pays décideront de les accueillir [11]. Des médecins et des infirmières sont engagés pour le voyage.
Le 2 septembre, enfants et accompagnateurs prennent le train pour Southampton où les attend le paquebot Edinburgh Castle. Direction le Cap.
Deux cents enfants sur un bateau…
Beaucoup ont peur de cette masse sombre et vibrante, puis très vite s’habituent. Les cabines et le pont ont été spécialement aménagés pour ces passagers particuliers. Le grand paquebot leur offre un espace clos, un terrain de jeu, ou ils aiment courir, mais sous surveillance, car leur vitalité les conduit à se cogner souvent contre les cheminées, les cordages et dans les passages étroits. La nuit, on rit et on pleure aussi, on se bat à coups de polochons. Les matelots, de diverses nationalités, se montrent très amicaux – certains leur racontent des histoires sur leur pays, des histoires à rêver debout. Quant aux cuisiniers, ils rechignent à confectionner cette nourriture casher si compliquée mais se plient aux consignes. Infirmiers et médecins ont fort à faire à surveiller gros, petits bobos et mal de mer. Ils puisent leurs médicaments dans une grande pharmacie soigneusement aménagée. L’un des enfants a les oreillons, ce qui exige des soins particuliers lors d’une escale. Les accompagnateurs organisent des jeux. Sur le pont, le vent s’engouffre dans les vêtements et fait voler les petites casquettes qu’on leur a offert au départ, certaines s’envolent et viennent flotter sur les vagues. Les passagers, quelquefois bousculés, se montrent pour la plupart attendris et touchés par l’histoire que les enfants ont vécue et ils applaudissent au le God save the King qu’ils entonnent quelquefois, avec un accent bien particulier.
Après 17 jours de traversée, en début de matinée, les enfants groupés sur le pont, voient à l’horizon clignoter des lumières sur une terre grise plantée de montagnes brumeuses et sombres. Les matelots leur désignent l’une d’entre elles, au sommet curieusement plat, qu’on appelle la Montagne de la Table. Le bateau approche et bientôt les enfants distinguent plus précisément des gens venus les accueillir portant des fleurs et brandissant des banderoles de bienvenue en yiddish. Ces gens sont blancs de peau, d’autres noirs, c’est vraiment l’Afrique …Alors que le cargo accoste, une chanson est lancée par les enfants et reprise sur le quai. Tous en connaissent les paroles, si émouvantes en ces circonstance : « Hinei ma tov u’ma nayim Shevet achim gam yachad ( « Comme il est bon et agréable de vivre dans des familles unies ») Salué par les acclamations d’une foule en pleurs, les enfants débarquent. « Jusqu’à mon dernier jour, écrira Fanny Frier, une petite fille qui sera plus tard sera présidente de l’orphelinat du Cap, « Je n’oublierai jamais la première fois que nous avons vu les lumières du Cap, puis l’accueil formidable que nous avons reçu lorsque nous avons débarqué, alors que la moitié de la ville nous attendait apparemment sur le quai. »
Que vont devenir les petits êtres ainsi projetés dans ce nouveau monde ? Recueillis et élevés dans les deux orphelinats Arcadia et Oranjia, la plupart, seront adoptés par des familles où ils vivront leur enfance entourés d’attention et d’amour. Puis ils partiront à la conquête du vaste monde pour y connaitre les destins les plus divers. Presque tous auront des enfants, souvent nombreux [12].
Depuis des années, leurs descendants, qui se chiffrent à présent à plusieurs milliers, se réunissent rituellement pour célébrer avec émotion l’anniversaire de leur arrivée et le souvenir de Daddy Ochberg, l’ »homme d’Afrique » qui est venu les chercher avant que la Shoah n’extermine la plupart des autres enfants juifs restés en Europe.
SOURCES
Bibliographie
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Dance(Lee Ann) “My dear children” New day films. 2018
[1] En russe : tcherta ossedlosti , en anglais Pale of Settlement, Pale étant la traduction du vieux terme russe Cheta désignant une enceinte.
[2] l’Union sud-africaine a participé au conflit en affrontant les empires centraux, à la fois en Europe et dans les colonies allemandes d’Afrique.
[3] Tous ces chiffres sont approximatifs, car on possède alors assez peu de documentation sur ces évènements. Ce qui peut être établi, c’est que les années vingt seront celles des plus grands massacres que connaitra le peuple juif avant la Shoah.
[4] A partir des années trente, la plupart des gouvernements polonais pratiqueront la politique dite d’ »assimilation » se traduisant par un racisme d’Etat dont seront victimes les minorités allemandes, ukrainiennes, biélorusses, juives, etc.
[5] « Un jour »,se souviendra Fanny Shier( née Lockitch, une orpheline recueillis à Brest-Litovsk, « nous avons entendu dire qu’un « homme d’Afrique » allait arriver. Il allait emmener certains d’entre nous avec lui et leur offrir un nouveau foyer à l’autre bout du monde (…) La nouvelle a suscité chez nous des sentiments mitigés. Nous étions tous contents de partir dans un nouveau pays magnifique, mais nous entendions aussi des histoires de voleurs et d’animaux sauvages , et nous pensions que nous risquions d’être dévorés par des lions »
[6] Le Poale Zion (Travailleurs de Sion) est un mouvement sioniste marxiste fondé en 1901 après le rejet du projet sioniste par le Bund
[7] L’un des travailleurs humanitaires américains participant à leur distribution était Henry Morgenthau, futur secrétaire au Trésor américain sous la présidence de Franklin Roosevelt
[8] Il poursuivra le voyage jusqu’au retour en Afrique du sud, où il terminera sa vie .
[9] Ils sont conservés au musée juif de San Francisco
[10] Autre passe-droit, concernant l’état physique : Harry Stillerman, cinq ans, a été accepté bien que son bras ait été amputé par un coup de sabre cosaque…
[11] Ochberg ne bénéficiera pas d’une nouvelle autorisation des autorités polonaises de venir chercher des orphelins. Mais en 1940, Ian Smuts organisera une nouvelle collecte d’orphelins juifs de Pologne qui parviendra à en sauver près de 500.
[12] Certains s’engagerons dans la lutte contre l’apartheid qui quelque part les concerne car ils en comprennent profondément le sens, en tant qu’étrangers, juifs, et « séparés » eux aussi…