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" L’ancien régime s’est terminé en 1945 et non en 1914 "
En mai 2002, André Loez et Nicolas Offenstadt s’entretenaient avec l’historien Arno Mayer pour la revue Genèses.

Où il est question de Wilson, de Lénine, de Gramsci, de Burke et de bien d’autres...

En mai 2002, André Loez et Nicolas Offenstadt s’entretenaient avec l’historien Arno Mayer, qui se fit connaître par le livre La Persistance de l’Ancien Régime. L’Europe de 1848 à la Grande Guerre, pour la revue Genèses. Entretien publié sous le titre "Un historien dissident ?"

Question. En 1959, dans Wilson versus Lenin, vous montriez comment s’est construite la « nouvelle diplomatie » pendant la guerre, appuyée sur le Wilsonisme d’une part et la Révolution russe d’autre part (deux newcomers), en lien avec les affaires politiques intérieures, soit dans l’opposition entre les forces d’ordre et de mouvement. D’où vient ce questionnement historique et comment se situait-il à l’époque ? Comment relisez-vous ce livre aujourd’hui ?

Réponse : C’était ma thèse. Je venais d’arriver à Yale, en 1949, et je me suis inscrit pour le doctorat en « International Relations ». C’est une spécialité qu’à ce moment-là vous n’aviez pas en France, un programme interdisciplinaire. Je précise que je n’avais pas la moindre idée de ce que cela représentait. On était au début de la guerre froide et Yale était l’un des lieux privilégiés des politologues qui voulaient penser de manière conceptuelle, théorique, cette nouvelle forme de guerre qui était en train de se cristalliser, à partir d’une revue, World Politics, d’abord publiée à Yale et publiée aujourd’hui à Princeton. Deux personnages y jouaient un grand rôle : William Fox, qui a écrit un livre au succès assuré par son titre : The Superpowers [1]. Le second homme qui jouait un grand rôle dans la revue et dans l’université était Bernard Brodie, l’auteur du premier livre, avant Henry Kissinger, sur ce qu’on appelle l’atomic diplomacy [2]. Je suis donc tombé en pleine guerre froide à Yale. J’y suivais des séminaires de relations internationales, de science politique et également des cours d’histoire. Ce qui s’approchait le plus des International Relations était l’histoire diplomatique, j’ai donc suivi le cours d’histoire diplomatique américaine de Samuel Flag Bemis, un cours très carré, une histoire diplomatique à l’ancienne.

Un des enseignements qui comptait le plus était le séminaire d’histoire diplomatique de l’Europe, par un autre professeur, Hajo Holborn, l’un des grands émigrés allemands, étudiant de Meinecke, probablement son élève préféré, travaillant à la fois dans le domaine de l’histoire des idées comme Meinecke, avec un livre sur Ulrich von Hutten – le grand ami de Luther [3] – et surtout l’un des éditeurs de la Grosse Politik der europäischen Kabinette, les documents diplomatiques allemands. C’était un homme qui était un Vernunftrepublikaner, quelqu’un qui acceptait la République par raison, comme Max Weber, autrement il aurait eu un penchant pour un régime peut-être plus conservateur. Il m’a appris une chose, dont je n’ai réalisé l’importance que plus tard.

Lorsque nous avons discuté d’un sujet de thèse, il m’a exhorté à choisir mon propre sujet en ces termes : « Bien sûr, je pourrais vous en suggérer un et, si je le faisais, je vous demanderais de travailler sur les prétendues atrocités allemandes en Belgique et en France, les fameuses “mains coupées” – pour moi, cela reste un mystère, il y a là-dedans du vrai et du faux [4]. Mais il vous faut choisir votre sujet : il y a deux types de thèses, les thèses “terminales” et “germinales”. Les thèses terminales évoquent des idées de maladie en phase terminale, se renferment sur elles-mêmes et c’est la mort intellectuelle. Et les “germinales”, elles, ouvrent l’esprit. » Mais il n’a jamais lu ma thèse, à l’exception du premier paragraphe !

Donc, voilà le cadre de ma thèse : la guerre froide, un directeur me laissant une entière liberté intellectuelle et m’encourageant à traiter un sujet qui ouvre des perspectives, l’idée aussi de ne pas m’enfermer dans la science politique ni dans l’histoire diplomatique, les choses intéressantes se passant au croisement des deux approches. En tant que politologue, je voulais voir ce que l’histoire diplomatique m’apprenait de la politique.

Q : Dans ce contexte de guerre froide, quelles étaient justement vos intentions politiques dans ce travail ?

R : En réalité, j’étais naïf et je croyais être vraiment devant le premier exemple historique d’une diplomatie ouverte – je me suis rendu compte en écrivant Les Furies que ce n’était pas le cas – et j’étais de gauche, ce qui voulait dire pour moi, me situer quelque part entre Wilson et Lénine. Peut-être vers Jean Jaurès, ou Léon Blum… En tout cas je pensais trouver mon bonheur entre ces deux personnages. Cela m’a conduit à poser ces questions concernant la « nouvelle diplomatie ». Je croyais que c’était une forme de libération que de ne plus avoir cette diplomatie secrète, reprenant en cela l’argumentaire de l’Union of Democratic Control en Angleterre, d’E. D. Morel [5] : le plus grand péché de la diplomatie est d’être secrète, si seulement elle était publique, ce serait le paradis. J’étais un wilsonien, et il y a comme sous-texte à mon travail, qui n’apparaît pas explicitement, le regret que la SDN n’ait pas fonctionné, surtout depuis mon voyage à Genève et une visite émue au Palais des Nations. Encore une fois, c’était un rêve de jeunesse. J’étais jeune et je voulais trouver quelque chose entre Moscou et Washington.

Q : Des années soixante à aujourd’hui, quatre grands livres traitent, pour faire simple, des formes et mouvements de réaction, de résistance à la révolution, et de contre-révolution, sur trois siècles : résistances à la Révolution française (Les Furies), « résistances » des forces d’« Ancien Régime » à la montée de l’industrialisme et de la bourgeoisie au XIXe siècle (La Persistance de l’Ancien Régime), contre-révolution en 1918-1919 (Politics and Diplomacy of Peacemaking), puis dans l’entre-deux guerres (de nouveau Les Furies), dynamique de la contre-révolution entre 1870 et 1956. Y a-t-il un seul fil rouge dans ces travaux, qui resterait le même sur cette longue période ?
Pouvez-vous préciser ce concept de contre-révolution si présent dans ces oeuvres ?

R : Quand j’ai écrit Wilson versus Lenin, j’étais idéaliste, de gauche, et d’une certaine manière naïf. Mais l’étude de Versailles m’a ouvert les yeux sur les résistances, les forces de réaction et de contre-révolution, avant que je ne les formalise de manière conceptuelle. Ce sont ces recherches sur le Traité de Versailles qui m’ont conduit à reprendre ensuite, dans d’autres livres, ces questions des résistances dans les domaines à la fois de la politique intérieure et internationale. J’ai voulu ensuite les reprendre dans le livre conceptuel, Dynamics of Counterrevolution, car en tant que politologue, je voulais théoriser les différences, établir une typologie, une taxonomie des résistances – d’où ce petit livre où je distingue réaction, conservatisme et contre-révolution. Dans Les Furies, j’ai ajouté une dimension qui ne m’est apparue que récemment, celle de l’anti-révolution [6], beaucoup plus populaire et qui vient d’en bas.

Les Furies m’a aussi permis de répondre au colloque de 1985, qui a donné le livre sur les Résistances à la Révolution [7], où les auteurs proposent de passer du terme de « contre-révolution » à celui de « résistances », au pluriel, pour comprendre ces phénomènes. D’après moi, c’était une façon de les anoblir en privilégiant la notion de résistance qui venait de la Seconde Guerre mondiale – et en France, rien de plus noble ! – par rapport au terme de contre-révolution, qui était plus gênant politiquement. D’ailleurs Michelet utilisait déjà les deux termes alternativement pour des raisons littéraires, et consacre un chapitre aux résistances. Ce colloque était donc un peu une façon de brouiller les pistes.

Pour revenir à Dynamics of Counterrevolution, l’enjeu de ce livre doit aussi se comprendre par rapport au contexte : il était impossible de parler de contre-révolution, aux États-Unis, dans les années 1960 et 1970. Il n’y avait pas de guerres révolutionnaires et contre-révolutionnaires, au Vietnam par exemple : on niait la dimension révolutionnaire des communistes et l’on refusait d’endosser le rôle de la contre-révolution [8] ; il y avait des « guerres internes [internal wars] », avec des factieux, ce qui permettait d’éviter de parler des deux côtés d’une guerre civile, dans laquelle un des côtés peut être contre-révolutionnaire et l’autre révolutionnaire. De Versailles au Vietnam, voilà comment ce thème est devenu un fil conducteur.

Ce fil rouge des forces contre-révolutionnaires apparaît aussi dans un manuscrit qui n’a pas vu le jour, consacré aux causes des guerres, à partir de la guerre de Crimée, de la guerre Franco-Prussienne, Russo-Japonaise et ainsi de suite jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale.
Je m’attachais à exfolier le jeu des forces intérieures dans le déclenchement des guerres.

Q : En refusant la notion de résistance, n’amalgamez-vous pas sous le terme de « contre-révolution » tous les opposants au bolchevisme ? C’est frappant dans votre livre sur Versailles.

R : Votre critique est totalement fondée, de ce point de vue, Dynamics of Counterrevolution est une autocritique, une manière de différencier précisément ces forces.

Q : Plusieurs de vos livres mettent au coeur de la démarche le comparatisme, que vous défendez
à plusieurs reprises, généralement à l’échelle européenne. Dans La Persistance de l’Ancien Régime, vous soutenez une thèse très forte, celle de la domination des forces d’« ancien régime », aristocratiques et agraires, et dans une certaine mesure belligènes, dans l’Europe de l’avant-guerre, par opposition à l’image d’un continent en voie de modernisation et d’industrialisation, processus dont vous montrez les limites. Comment ce comparatisme a-t-il évolué d’une oeuvre à l’autre ?

R : Je commencerai par un élément biographique : né au Luxembourg, j’y étais boy-scout et quand j’avais huit ou neuf ans nous avons visité les champs de bataille de Verdun et l’ossuaire de Douaumont. C’était avant les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, avant Auschwitz : c’était l’Horreur, tout court. Et nos chefs, tous wilsoniens, tenaient un discours clair : il ne faut pas que cela se reproduise. J’avais donc une sensibilité à l’histoire européenne.

Ensuite, écrire une histoire nationale du Luxembourg est absurde, quand on pense à la manière dont ce pays a été façonné et dont il se nourrit culturellement. Être issu d’une petite nation vous force à regarder ailleurs, et cela vaut pour la Suisse, avec Burckhardt ; la Belgique, avec Pirenne ; les Pays-Bas, avec Huizinga. De plus, je ne suis spécialiste d’aucune histoire nationale, je n’en ai jamais fait, ce qui compte tenu de la construction du champ de l’histoire est assez inimaginable.

Il faut ajouter à cela l’influence de Marc Bloch, que j’ai lu très tôt. À travers avant tout La Société féodale et son article de 1928 sur le comparatisme [9], recommandé par H. Holborn, j’ai compris l’importance du comparé dont on se sert non pas pour définir des similitudes mais pour revenir aux spécificités. Cela tient aussi à ma pratique d’enseignement : dans des universités américaines où les étudiants étaient souvent incités lors des examens, à trouver des similitudes, par exemple entre Révolution française et Révolution russe, j’insistais dans mes questions sur la nécessité de « comparer et contraster » !

Dans le contexte américain, j’avais également un avantage linguistique : le français, l’allemand, un peu d’italien, cela me permettait d’échapper au destin de spécialiste. Je ne suis pas allé au-delà pour théoriser le comparatisme, dont je me sers comme d’un outil d’autant plus utile que l’histoire nationale m’ennuie et qu’elle est souvent incantatoire.

On a critiqué avec raison la Persistance de l’Ancien Régime, disant que je faisais entrer les choses dans un schéma préconçu. C’est toujours le risque d’une histoire comparée : on s’attache à faire ressortir les dissimilitudes, mais on sait bien qu’au fond on a une certaine prédisposition à voir des similitudes. En anglais, on parle avec Jack Hexter, spécialiste de l’Angleterre des XVIe-XVIIe siècles, des splitters et des lumpers : ceux qui fendent les bûches et ceux qui collectent les fagots ; autrement dit, les historiens qui décomposent leurs objets et au contraire ceux qui rassemblent des éléments disparates. On m’a attaqué comme étant un lumper : quelqu’un qui « ratisse large », faisant feu de tout bois, ne voyant pas les nuances. On m’a critiqué, pour la Persistance de l’Ancien Régime, avec raison dans une certaine mesure mais un peu vite aussi, en disant que la France faisait éclater le paradigme du livre.

Q : Dans Wilson versus Lenin, vous évoquez le déclenchement de la Grande Guerre comme relevant pour une part, probablement, d’une question de politique intérieure : les élites politiques l’auraient « utilisée » dans l’espoir de résoudre les tensions internes (p. 11). Plus de vingt ans après dans La Persistance de l’Ancien Régime, vous y revenez sous la forme d’un ordre ancien au bord du gouffre, en quelque sorte, qui précipite le monde dans la guerre. Pouvez-vous faire le point sur cet aspect ? Quelle est l’influence du marxisme dans cette analyse ?

R : Une des grandes faiblesses de ces livres est que je n’ai pas serré d’assez près la notion de classe politique dans la mesure où, quand je parle de classe, c’est encore marxiste ou marxisant et je n’ai pas pris assez au sérieux le jeu politique à l’intérieur d’une classe politique, qui a en réalité des composantes très variées. C’est vrai que Karl Marx et le Dix-huit brumaire de Louis Bonaparte étaient à l’arrière-plan de tout cela, avec l’idée trop simple que les classes étaient homogènes.

C’était comme une évidence pour moi qu’il y avait des forces d’ordre et des forces de mouvement. Je me suis rendu compte par la suite de l’autonomie relative de la sphère politique, de la classe politique, c’est-à-dire de la manière dont les factions de la classe politique sont certes définies idéologiquement, socialement, mais aussi en fin de compte mécaniquement : il y a un jeu d’échecs politiques qu’elles jouent en permanence.

J’ai commencé à voir ces différenciations au moment d’écrire la Persistance de l’Ancien Régime, sous l’influence de Gramsci, que je n’avais pas lu dans les années 1950 et 1960. Gramsci est devenu pour moi essentiel, je n’aurais pas pu écrire ce livre sans son apport : j’y ai trouvé une attention aux institutions hégémoniques, qui n’existait pas dans mes deux premiers livres, et aux intellectuels, et que j’ai peu théorisée. J’insiste sur l’importance de cette lecture : c’était presque un séisme, la lecture de Gramsci. Je l’ai lu tard, si on veut, mais il faut savoir que dans les années 1970, son oeuvre était à peine connue aux États-Unis.

Q : On a pu vous reprocher, en effet, de négliger la dimension nationaliste et belligène de la bourgeoisie (industrielle), française ou britannique, en privilégiant le rôle des forces d’Ancien Régime dans le déclenchement de la guerre de 1914-1918 et, par ailleurs d’accorder trop de crédit aux discours cyniques des anciennes élites qui n’auraient pas tant de prise sur la situation. Christophe Charle écrit : « A. Mayer oublie que la crise diplomatique n’est pas une pièce de théâtre dont les acteurs connaissent le texte à l’avance. » [10]

R : C’est une critique justifiée – à condition que les historiens du social s’intéressent aux relations inter-étatiques – mais cela vient du fait que j’ai surréagi, réagi de manière exagérée, à l’idée que le grand capitalisme financier est en dernière analyse responsable de la Première Guerre mondiale. C’est une façon de répondre à Lénine et à sa théorie de « l’impérialisme, stade suprême du capitalisme ». Moi, je voulais dire que ni le capitalisme, ni l’impérialisme n’étaient à leur point culminant en 1914 – aujourd’hui c’est évident ! Mais c’était une idée si répandue qu’on avait oublié à la fois les anciennes élites et les structures sociales et les intérêts économiques d’ancien régime.
Cette intuition me venait, je pense, de Joseph Schumpeter, qui parle de la survivance des archaïsmes en Europe dans Capitalisme, socialisme et démocratie [11], et j’ai voulu montrer que ces « archaïsmes » avaient encore beaucoup de vitalité. Il avait surtout bien senti dans ces élites l’importance de la caste militaire, ces militaires qui étaient, du point de vue social mais aussi mental, des descendants de l’Ancien Régime.

Q : Avez-vous participé à la querelle autour des thèses de Fritz Fischer [12], en particulier sur les causes de la Grande Guerre ? Il attribuait une grande responsabilité à l’Allemagne en reliant notamment impérialisme et stratégie des groupes dirigeants, et, comme vous, enjeux intérieurs et politique extérieure.

R : J’étais largement d’accord avec F. Fischer, révisionniste magistral que je connaissais bien, même si son analyse est excessivement germano-allemande. Il avait lu mes travaux au moment d’écrire son oeuvre et nous étions par la suite en contact. Je pense qu’il y avait une certaine complicité d’approche entre nous.

Son travail a une importance capitale dans l’historiographie allemande d’après-guerre. Toutefois, sa recherche d’une corrélation exacte entre intérêts économiques particuliers et politique étrangère, intéressante, était aussi un peu forcée. Je crois que c’est en réalité un peu plus complexe : en histoire, on ne trouve jamais le chaînon manquant d’une chaîne causale, un lien causal direct entre deux séries de faits. Je ne suis pas sûr qu’il y ait une clé, un « canon fumant », comme on dit en anglais, un smoking gun, expliquant le déclenchement de la Première Guerre mondiale ou ce que cherchent ceux qui veulent trouver un ordre précis d’Hitler derrière le judéocide.

Q : Que prenez-vous chez K. Marx comme historien ?

R : En réalité, mes premières lectures de Marx remontent à mon retour d’Asie, où j’avais passé six mois en 1953-1954. Je prenais mon premier poste comme assistant professeur de sciences politiques à Brandeis University et j’avais choisi le sujet – auquel je ne connaissais rien ! – du nationalisme asiatique.
C’est alors que j’ai lu les textes de Marx sur l’Inde britannique, avec des passages lumineux. Ces textes de journaliste étaient informés de sa théorie alors en gestation, notamment certains passages sur l’influence du chemin de fer dans le développement de l’Inde, où il analysait les retombées sociales de l’arrivée d’une certaine modernité technique. C’était son point d’entrée dans la discussion sur l’arrivée du capitalisme occidental dans une société traditionnelle.

Cela conduisait ensuite à analyser comment les tissus de Manchester avaient détruit la production locale et ainsi de suite. Ce sont ces articles qui m’ont incité à lire par la suite le Dix-huit brumaire et tout le reste et ce sont eux qui m’ont profondément influencé comme historien. Bien plus que le Capital, que j’ai lu trop à la légère, sans l’avoir réellement investi.

Mais il est vrai que je n’aurais pas pu écrire mon article sur la petite bourgeoisie, auquel je suis très attaché – The Lower Middle Class as Historical Problem [13]– sans le Dix-huit Brumaire et sa description des forces politiques préparant l’arrivée de Napoléon III.
Cela m’a conduit à subir de sévères critiques d’Eric Hobsbawm, comme d’un marxiste américain dans l’American Historical Review, parce que la thèse que je défendais était assez dérangeante pour qui attend la révolution : lorsqu’on analyse et qu’on conceptualise cette petite bourgeoisie composite, on se rend bien compte qu’elle ne va pas disparaître du jour au lendemain.

Q : Comment utilisiez-vous ces textes dans votre pratique d’historien ? Vous ne parlez pas de L’idéologie allemande, auquel vous faites référence dans l’introduction de Wilson versus Lenin où vous reprenez l’idée des discours universalistes qui masquent des intérêts de classe ?

R : Ces textes de Marx, surtout le Dix-huit Brumaire, étaient toujours à l’arrière-plan de mon travail, et j’ai été amené à les lire de très près pour mon article sur la petite bourgeoisie.

Mais dans la pratique, n’étant pas théoricien, j’ai lu et appris énormément de critiques et de commentateurs de Marx, dont Karl Kautsky. Je crois que ma référence à L’idéologie allemande dans ma thèse – je n’avais en réalité pas lu grand-chose à l’époque – était avant tout un signe de reconnaissance, une forme d’attachement symbolique et une façon de dénoncer l’antimarxisme de guerre froide qui m’entourait. Cela m’a bien sûr conduit par la suite à réfléchir aux rapports entre idéologie et politique. Et c’est aussi une de mes habitudes d’écriture : mes livres n’ont pas de conclusion formelle, mais je m’attache dans les prologues à tenir une certaine portée théorique qui tranche souvent avec l’empirisme des développements.

Mon refus de conclure a d’abord des raisons très prosaïques : nous avons tous la mauvaise habitude de commencer les livres par la conclusion, et c’est encore plus vrai pour les auteurs de comptes rendus. Plus profondément, si le prologue est théorique, conceptuel, et donne des signes de reconnaissance, la conclusion est, elle, consacrée aux résultats et aux éléments de thèse, qui se trouvent alors détachés de l’explication et de la chronologie – ce que je ne sais pas faire. Cela tient aussi à la différence entre comprehension et understanding. On peut understand, c’est-à-dire comprendre, expliquer, on ne peut pas comprehend, embrasser une explication. Devant les grands problèmes d’histoire, nous sommes tous révisionnistes et cela fait la noblesse de notre rôle, en fonction de nouveaux faits, de nouveaux concepts, de nouvelles méthodes, de nouvelles visions du monde – liées aux contextes dans lesquels les historiens écrivent. Ce révisionnisme a fait très tôt partie de mes convictions et m’a conduit à ne pas conclure, sachant très bien que ce que je dirais serait révisé, corrigé par d’autres. Je précise que ce relativisme n’a rien à voir avec celui du postmodernisme.

Q : Pour vous, 1914 marque le début de la « guerre de Trente Ans de la crise générale du XXe siècle » : « La Seconde Guerre mondiale est reliée comme par un cordon ombilical à la Première Guerre mondiale ». C’est à l’autre pôle de cette « guerre de Trente Ans », dans le cadre de l’étude de cette « crise générale du XXe siècle », qu’est consacré votre travail sur le « Judéocide », La « Solution finale » dans l’histoire. Pouvez-vous revenir sur ce concept de crise générale ? D’où vient-il ?

R : J’ai formulé ce concept d’abord en réponse à ce qui dominait la discussion historique dans les années 1950, l’idée d’une « crise générale du XVIIe siècle » [14], formulée par E. Hobsbawm et Hugh Trevor-Roper. E. Hobsbawm y décrit la crise plus comme l’accélérateur que la matrice de la guerre. Il suggère un lien causal entre l’existence d’une crise antécédente et celle d’une guerre prolongée, mais délaisse aussitôt l’idée en ces termes : « peut-être cette hypothèse est-elle trop spéculative ».

J’ai décidé quant à moi que c’était une hypothèse qui valait la peine d’être étudiée, d’être testée, et non seulement pour le XVIIe mais pour le XXe siècle. C’est à la lecture de ces travaux sur le rapport entre guerre et crise, que cette remarque d’E. Hobsbawm m’a conduit à prolonger l’analyse, car je voyais un lien fort, sans rien de « spéculatif », entre crise et guerre.

C’est d’ailleurs une critique que j’adresse à E. Hobsbawm et il le sait : le fait même de la guerre est par trop absent de son travail, et du travail de tant d’autres. Sans doute mes débuts à Yale, dans ce département de relations internationales, me conduisent-ils à essayer d’éviter de trop marginaliser les conflits internationaux.

Pour revenir sur cette idée de crise générale, l’analogie avec le XVIIe siècle vient de ce que c’était un siècle connaissant des guerres de religion, et des crises à l’intérieur des différentes sociétés européennes. H. Trevor-Roper pointe les vastes différences qui pouvaient exister entre les régions de l’Europe ; néanmoins il y avait une certaine susceptibilité à des développements idéologiques qui était transnationale, ce qui veut dire qu’il y avait des éléments de réceptivité à une crise possible qu’il fallait expliquer. C’est la dimension transeuropéenne qui est ici essentielle.

Cette question de la définition de la crise touche à ce qui m’a toujours gêné chez Marx et les marxistes : on est à l’affût de la crise du capitalisme, car elle peut provoquer la révolution et le passage à une société socialiste, mais cette crise n’est elle-même jamais définie, ni dans l’oeuvre de Marx, ni chez d’autres marxistes. Finalement, la crise étant tout sauf un Dauerzustand (un état permanent) on trouve beaucoup plus d’éléments chez Gramsci pour penser le concept de crise que chez Marx ou même dans ce grand article d’H. Trevor-Roper. J’ai adopté d’une manière finalement assez peu critique ce qu’il a dit de la crise générale du XVIIe siècle pour le faire entrer dans la discussion sur le XXe siècle.

Q : Un des aspects essentiels de cette crise tient à un concept, celui de la « contemporanéité du non-contemporain » (Gleichzeitigkeit des Ungleichzeitigen, La « Solution finale » dans l’histoire, p. 117). Pouvez-vous revenir sur son origine et l’usage que vous en faites ?

R : Cela vient d’Ernst Bloch et c’est presque une banalité : il y a une coexistence d’une bourgeoisie ultracapitaliste et d’une classe dirigeante traditionaliste. La thèse d’E. Bloch est la suivante : il faut essayer de comprendre la nature contemporaine du non-contemporain, car c’est ce qui définit un potentiel de crise [15]. Il s’attache à définir cette crise avec une formule, celle de la gestaute Wut : la fureur contenue, endiguée. Cette gestaute Wut se retrouve au XXe siècle, et je suis ici E. Bloch, à travers deux des bases sociales du nazisme, dans la Mittelstand et la Kleinbürgertum : cette fureur explose, ou bien on enlève les digues qui la contiennent, ce qu’Hitler et Mussolini ont fait dans une certaine mesure, et l’on s’approche d’un désastre.

Q : Dans La « Solution finale » dans l’histoire, vous attribuez à la guerre germanosoviétique un caractère éclairant de croisade, en la comparant à la première croisade. Vous mentionnez aussi, au passage, le caractère de « guerre sainte laïcisée » qu’eut la Première Guerre mondiale. Pouvez-vous développer cette analogie ?

R : Comment expliquer ces campagnes militaires de 1914 à 1918, ces soldats qui savent qu’ils vont être massacrés au moment où ils doivent sortir de la tranchée, sans qu’il y ait une idéologie forte ? Ces massacres, avec leur dimension mutuelle, mais surtout d’autosacrifice, comment les expliquer sans cet élément religieux ? J’ai pris un raccourci en disant qu’en 1917 les choses devenaient claires, quand Wilson instille l’idéologie de la démocratie, mais en réalité la dimension idéologique est présente dès le début. On peut d’ailleurs faire l’analogie avec d’autres événements : lorsqu’Eisenhower prépare le débarquement de Normandie en sachant l’ampleur immense des pertes à venir. On touche à un élément qui reste pour moi mystérieux, le suicide individuel et collectif. J’ai lu beaucoup de choses là-dessus sans parvenir à comprendre.

On rejoint mon analyse de la Persistance de l’Ancien Régime, où je décris des élites prêtes à déclencher une guerre dont elles savent qu’elle va les détruire : il n’y a rien là de rationnel.

Pour revenir sur la guerre de 1914-1918, je crois plus à l’idéologie qu’à la puissance du rapport social « ordinaire » de l’obéissance. Car le prix de la désobéissance, les condamnations et exécutions, est-il réellement plus élevé que celui de l’obéissance, sur le champ de bataille ?

Mais une chose qui compte, si on suit les livres de Paul Fussell et John Keegan [16], c’est l’esprit de corps et l’expérience partagée, plus que l’obéissance, qui ajoute à l’idéologie, pour expliquer ces sacrifices.

Q : Dans La « Solution finale » dans l’histoire, vous insistez à de nombreuses reprises sur la responsabilité des élites allemandes, au sommet, et des individus « pervers » pour ce qui est des exécutants (p. 262). En revanche, le terme choisi de « Furies » pour votre dernier livre conduit à rendre la violence impersonnelle : elle apparaît inévitable et dépasse la responsabilité des acteurs. Sans vouloir comparer les périodes historiques, que reflète ce changement de perspective ?

R : Il y a peut-être des failles dans le livre sur le Judéocide. Quand je parle des élites allemandes, je crois qu’il n’est pas très difficile de prouver leur complicité, jusqu’au bout. Il est beaucoup plus difficile de comprendre et d’expliquer les mécanismes et l’enchaînement de la « Solution finale ». La dynamique s’est déclenchée de manière presque automatique et j’ai eu tendance ici à tenir l’argument contraire de celui évoqué précédemment : l’élément idéologique ne compte presque pas.

Une des choses pour lesquelles j’ai été attaqué mais qui semble tellement évidente aujourd’hui – on est dans une autre atmosphère, on a aussi d’autres documents – c’est quand j’ai insisté sur les tueries de Juifs, immédiatement après le déclenchement de l’opération « Barberousse », pour montrer que l’essentiel de ces massacres de la première heure restait sur un schéma de pogroms du passé, était perpétré par des Lituaniens, des Ukrainiens, par exemple, et qu’il n’existe aucune preuve que ces gens aient été touchés par l’antisémitisme racial nazi. Cela relevait d’un antijudaïsme archaïque, culturel, religieux, remobilisé par le contexte de guerre et de violence. Mais les choses se compliquent – et c’est là que je n’ai pas été assez clair – lorsqu’on arrive à Babi Yar, ce massacre de la fin septembre 1941, où la question de l’idéologie se pose une fois de plus. D’où vient cette violence ? En réalité, ce massacre est largement perpétré par la Wehrmacht, non les SS, pour des raisons de vengeance : lors de la prise de Kiev, les militaires sont tombés sur des bâtiments minés. On n’a pas de preuve que ces militaires aient été imprégnés par l’idéologie nazie, et peut-être ne suis-je pas assez clair dans le livre. Dans Les Furies, je me suis attaché à mieux faire ressortir la mécanique générale de la violence.

Q : Votre dernier livre reprend, en effet, en le modifiant, un thème majeur de votre oeuvre, celui du discours et de la pratique de la violence. La nouveauté tient à l’apparition du concept de vengeance, qui devient une explication essentielle de la violence révolutionnaire et contre-révolutionnaire, bien plus que l’idéologie. Pouvez-vous expliquer l’usage que vous en faites ? N’y a-t-il pas un risque à trop prendre au sérieux ce qui tient de la rhétorique révolutionnaire ?

R : S’il y a quoi que ce soit de neuf dans mon analyse – et je ne prétends pas qu’elle soit correcte – c’est la mise en évidence et la construction de l’élément de vengeance.

Autant que je sache, aucun historien n’a essayé de penser l’élément de la vengeance dans ce contexte. Il est vrai que je prends parfois la rhétorique trop à la lettre : à chaque fois que je rencontre un discours portant un élément de vengeance et de revanche, j’ai tendance à l’amalgamer peut-être abusivement à mon explication. Cela tient aussi à ce que je disais tout à l’heure sur ma manière d’opérer : je suis un lumper, j’ai tendance à tenter de collecter, de rassembler des éléments pour bâtir mon explication. En tout cas, je crois à la valeur heuristique du concept de vengeance, au sens presque anthropologique.

Q : Comment situez-vous ce problème de la vengeance par rapport à Norbert Elias et à sa théorie du processus de civilisation ?

R : D’abord, je m’attache à montrer, aussi bien dans La « Solution finale » dans l’histoire que dans Les Furies que cette vengeance apparaît lorsque la souveraineté et le système judiciaire se décomposent et laissent la place à des formes de violence prémodernes. N. Elias répondrait que tout l’enjeu du processus de civilisation est que la modération des comportements est intériorisée par les individus, dépassant le cadre politique. Je suis plutôt avec Vilfredo Pareto : il y a sous un vernis civilisé des résidus, des comportements latents, qui peuvent exploser. C’est à d’autres de mener l’étude de fond de ce problème, mais je dirais qu’on doit distinguer deux types de phénomène : une vengeance sauvage qui explose quand le système de souveraineté s’effondre, et au contraire une vengeance qui régule, structurée, organisée, commandée.
C’est le moment structurant de ma réflexion : l’étape intermédiaire entre la violence spontanée des massacres des prisons de 1792 et la Terreur institutionnalisée. C’est la phrase de Danton : « que la justice des tribunaux commence », ainsi « la justice du peuple cessera ».

Jusqu’ici, on n’a pas prêté assez d’attention à cet élément : si vous voulez éviter une régression sociale vers une vengeance et une violence archaïque, devenez moderne, créez le tribunal. Cette formule de Danton, et l’inscription peut-être apocryphe sur le cercueil de Marat : « Ennemis du peuple, modérez votre joie, il aura des vengeurs », m’ont lancé dans cette étude conceptuelle de la vengeance.

Q : Dans Les Furies, à l’opposé de François Furet et de ses épigones, vous soulignez le caractère contingent et contextuel de la terreur et de la violence dans les révolutions et leurs suites, en particulier française et russe, ici étudiées comparativement. Pour bien comprendre la violence révolutionnaire, il faut prêter plus d’attention qu’on ne le fait généralement au poids des résistances de la contre-révolution – qui produit aussi sa propre terreur – et de la guerre extérieure. Quel est l’objectif historiographique du livre ? Contre qui l’avez-vous pensé ? N’y a-t-il pas, comme on l’a écrit, un objectif politique ?

R : Il est clair pour moi qu’on écrit toujours contre quelqu’un. Maintenant, il existe différentes manières de le faire. On peut attaquer nommément d’autres auteurs, dans son introduction, ce qui attire souvent l’attention. Une autre façon de procéder, et j’ai appris cela de Carl Schorske, est de faire ressortir ses points de désaccord du texte et de mentionner dans les notes les auteurs auxquels on s’oppose.

Dans Les Furies, j’ai fait un effort pour entrer en contact avec des auteurs auxquels m’oppose un désaccord central. Moins F. Furet finalement, que des auteurs américains qui sont mes vrais interlocuteurs : Richard Pipes, Martin Malia, Robert Conquest. Je cite ces auteurs, dont je respecte et j’utilise le travail, mais je ne place le point de désaccord que dans les notes – ainsi avec R. Pipes sur le chiffrage des morts de la Terreur. C’est pour moi essentiel de rompre avec un procédé qui me déplaît souverainement, et que je vois à l’oeuvre dans le travail de R. Pipes et compagnie, essayant de « tuer » Edward H. Carr et Isaac Deutscher : introduire dans la discussion intellectuelle, en lieu et place du désaccord de fond, les notions schmittiennes d’ami/ennemi. Je ne peux pas l’accepter. Et je crois que ce n’est pas digne d’un historien sérieux que de « tuer » celui avec lequel on est en désaccord. C’est un adversaire à convaincre, pas un ennemi à liquider.

Q : Et l’objectif politique, au sens moral, éthique, personnel ?

R : Il est tout à fait clair pour moi que ma démarche est celle d’un arrested sartrian – un sartrien « congelé » ! Au début des années 1950, il a repris la formule shakespearienne : « une plaie sur vos deux maisons », pour l’adresser aux Soviétiques et aux Américains. Comme lui, il me faut trouver une troisième voie, à la fois politique, intellectuelle, et c’est ce que j’ai tenté de faire, avec beaucoup d’amis qui étaient des opposants au maccarthysme.
Je dois revenir sur cette période, qui m’a si profondément marqué, même si je n’ai pas été communiste. Démobilisé aux États-Unis en 1946, il était impensable de devenir communiste, alors que je suis persuadé que je l’aurais été si j’avais été en Europe à ce moment-là.

L’effet du maccarthysme sur l’Université a été terrible : il y avait là Kantorowicz, qui était un conservateur dans l’Allemagne de Weimar.
Eh bien, il a refusé de signer le serment, à Berkeley et il est parti. Sir Moses Finley a dû également aller en Angleterre. Owen Lattimore, spécialiste de l’histoire de la Chine, a perdu son poste.

Moi, j’étais tout jeune, et quand j’ai pris mon deuxième poste, à Harvard, en 1958, j’ai dû signer un serment de loyauté – à l’échelle de l’État du Massachusetts, non à l’échelle nationale. J’ai signé. Je n’aurais pas dû le faire. L’argument utilisé par beaucoup de mes amis pour signer l’esprit plus tranquille est que c’était une loi datant de la peur du rouge de 1918-1919 et que cela n’avait rien à voir avec la guerre froide. Et j’ai signé. Vous pouvez imaginer la pression qui existait, qui intimida tant de jeunes ! Pour revenir à cette question politique, cela correspond à la recherche permanente d’un espace entre les deux camps. Dans Les Furies, j’essaie de montrer qu’on ne peut raconter cette histoire en noir et blanc. Je sais que je tords le bâton trop loin dans l’autre sens, dans une tentative d’explication de la Terreur stalinienne, qu’on peut toujours lire comme une forme de justification. Mais cela correspond profondément à ma recherche d’une troisième voie, une troisième voie pas nécessairement au sens social-démocrate du terme. Il y a d’autres enjeux : c’est E. H. Carr, qui m’a influencé sur la révolution russe, et son travail extraordinaire, exemplaire, a été méprisé, détruit [17]. Je ne peux pas accepter la manière dont il a été exclu de la profession. Et encore ceci : je m’oppose à l’idée d’objectivité. Toute histoire est contemporaine, plus ou moins, et il n’y a rien de mal à cela. Si vous regardez les grands théoriciens de la politique, de Machiavel à Hobbes et même Schmitt et Arendt, il est clair que c’est dans les moments de crise organique que l’on revoit les textes, que l’on trouve de nouveaux paradigmes. C’est foncièrement malhonnête que de dire, selon la formule de Paul Ricoeur : « l’idéologie, c’est la pensée de l’autre ». Voilà l’un de mes objectifs politiques : je ne dis pas que je suis neutre, mais que nous sommes tous de parti pris.

Une troisième intention est à la fois politique et scientifique, ou pédagogique : aux États-Unis, dans les séminaires d’histoire de la Révolution française, on ne lit pas Michelet. L’ethos veut que le dernier article, ou le livre le plus récent soit le plus proche de la vérité. C’est d’une telle arrogance que je me suis amusé à longuement citer Michelet et Edgar Quinet ou encore Albert Mathiez. On rejoint par là la dimension politique : citer longuement Burke comme je le fais, le relire, le revoir dans son contexte, rend impossible de s’en servir comme porte-drapeau d’un bon conservatisme.

Même Isaiah Berlin n’a pas vu ce côté sombre et noir, dans son article [18], puisqu’il parle de Maistre pour faire un lien presque trop facile avec le fascisme du XXe siècle, mais pas de Burke, qui reste dans le panthéon du libéralisme et de la démocratie.

Q : Pouvez-vous revenir sur la manière dont vous avez vécu le maccarthysme ?

R : L’épisode marquant est celui de cette conférence économique à Moscou, dont j’avais entendu parler au cours de mes recherches à Genève dans les archives de l’Organisation internationale du travail. Il y avait un correspondant du New York Times à Genève, nommé Hoffman, ultra-intelligent, fin connaisseur de la politique européenne, qui m’en avait parlé et avait l’intention de s’y rendre. Je fais alors ma demande de visa – il fallait être fou, demander un visa pour l’URSS en 1952 ou 1953 ! – et j’écris à Yale, dont j’étais boursier, à l’un de mes professeurs, A. Wolfers : « je sais que je suis boursier de Yale, mais j’ai l’intention d’aller à Moscou ». Sur ce, je reçois des lettres de deux professeurs, en catastrophe, disant à peu près ceci : « si vous allez à Moscou, vous vous rendez bien compte que vous mettrez en péril votre futur, car le New York Times titrera très probablement “Yale Graduate Attends Communist Meeting” ». Mettez-vous à ma place, à mon âge, et recevant de telles lettres ! Voilà pour l’atmosphère.

Je n’ai pas le génie de Jean-Paul Sartre, qui a pu refuser toute compromission et vivre de sa plume. Je n’avais rien, je voulais devenir professeur d’université, et on m’a bien fait comprendre que je devais me mettre au garde-àvous.

Alors on connaît bien les exemples de Kantorowicz et Finley, mais imaginez un peu l’influence du maccarthysme sur toute une génération de jeunes qui ont commencé à s’autocensurer. Cela a pesé durablement sur l’Université américaine.

En même temps, sachant que je pourrais le cas échéant revenir au business, je n’ai pas vraiment eu à censurer mon travail, d’autant que je n’avais pas de problèmes pour être publié. Et ce qui a rendu ce climat supportable est l’amitié d’Herbert Marcuse, que j’ai rencontré dans ces années 1953-1954. Il m’a énormément soutenu, d’abord en me disant que je n’étais pas fou. Prenez l’affaire de l’U2, l’avion-espion américain abattu en URSS en 1960 : j’étais persuadé qu’il s’agissait d’une affaire d’espionnage – ce qui en vérité faisait peu de doute – et j’ai été invité à parler sur une radio de Cambridge, Massachusetts. J’ai été le seul à soutenir cette idée, les autres intervenants, des universitaires, prétendant qu’il s’agissait d’un hasard. Le seul qui m’ait téléphoné et soutenu, c’est Marcuse, qui est venu me voir chez moi.

Q : Comment avez-vous vécu la guerre du Vietnam ?

R : Dans un premier temps, j’ai réagi comme historien, avec un article : « Not Munich but
Greece »
. Je l’ai présenté à la réunion annuelle de l’ American Historical Association et cela a d’abord été publié dans une revue de gauche [19]. J’y disais que c’était une guerre civile, où les États-Unis étaient du côté de l’ancien régime, et qu’il était ridicule de faire l’analogie avec Munich en prenant prétexte de l’expansionnisme soviétique avec lequel il ne fallait pas transiger – c’était d’autant moins crédible que l’on pouvait dresser un tableau sans équivoque de l’expansionnisme américain.
Après cela, j’ai été du côté des professeurs et des étudiants dissidents : nous avons fait des teach-in, des manifestes publiés dans le New York Times et, pour finir de la désobéissance civile, qui m’a valu un jour de prison. Je puis vous assurer que pour un intellectuel, faire ce pas de la légalité à l’illégalité n’est pas une chose facile. La désobéissance civile a pris une forme particulièrement intéressante pour moi, en tant qu’historien : un bâtiment qui se trouvait sur un terrain appartenant à l’université de Princeton, à sept cents mètres de mon bureau, abritait des physiciens et des mathématiciens éminents faisant de la cryptographie et du repérage d’objectifs pour les bombardements au Vietnam. Un beau matin, nous avons empêché ceux qui y travaillaient d’y entrer, en bloquant l’accès. Mais avant d’entrer en désobéissance civile, il a fallu cette petite histoire. Des étudiants étaient venus me voir en 1970, me disant : « savez-vous qu’à sept cents mètres d’ici, il y a ces profs qui travaillent pour le Pentagone… ».

Je ne les ai pas crus. Mais comme à Princeton se trouvent des fils de bonne famille, travaillant dans de grandes entreprises ou la haute administration, l’un de mes étudiants s’est fait nommer pour l’été à Washington, assistant d’un député. Il a obtenu des preuves grâce à ce poste et lui et ses amis sont revenus me voir à la rentrée, avec ces documents.

J’étais soufflé. Ça faisait des années que je faisais cours sur les camps de concentration, disant à mes étudiants qu’il était impossible de ne pas savoir pour Dachau, si l’on habitait Munich. Et là, à sept cents mètres de mon bureau, ce bâtiment avec des barbelés, des chiens de garde et des projecteurs… Comment aurais-je pu ne pas me joindre à eux, après les cours que j’avais faits ? Nous avons donc été arrêtés, les quelque cent cinquante d’entre nous, dont une poignée de profs. Et, le jour du procès, nous avons pris une décision politique : on a décidé de défiler de l’endroit où nous avions été arrêtés au tribunal, chacun encadré de deux témoins. Et, croyez-le ou non, je n’ai pas trouvé deux personnes pour marcher avec moi. J’ai marché avec un collègue complice, Stanley Stein, et sa femme. Voilà pour la guerre froide à Princeton.

Q : Au-delà de la politique, quel fut votre environnement intellectuel aux États-Unis dans les années 1950 et 1960 ?

R : Dès le début et jusqu’à ce jour Stringfellow Barr, un esprit ouvert et courageux, E. H. Carr, Eric Hobsbawn, Marcuse, Carl Schorske, Ernst Simon. À Cambridge (Massachusetts), de 1954 à 1961, à part Marcuse, j’avais un contact intime et continu avec Robert Cohen, historien des sciences, Klaus Epstein, historien de la pensée conservatrice allemande, Barrington Moore. À Princeton, outre S. Barr et C. Schorske, surtout Felix Gilbert, fin connaisseur de la pensée historique de la Renaissance et du XIXe siècle, Erich Kahler, littérateur en osmose avec Hermann Broch et Thomas Mann, sa maison me semblait une oasis au milieu d’une Amérique bien rude… Je dois aussi évoquer S. Stein, spécialiste de l’Amérique latine : dans ce type de discipline on rencontrait beaucoup d’hommes et femmes de gauche qui ne pouvaient pas supporter la manière dont on raconte l’histoire des relations entre les États-Unis et l’Amérique du Sud.

Q : Vous faites allusion à un sens de l’Histoire, de manière implicite, à la fin de la Persistance de l’Ancien Régime : la Première Guerre mondiale annonce la modernité avec la disparition de l’Ancien Régime. Un progrès est possible. Mais dans Les Furies, on a l’impression d’un certain pessimisme : les révolutions veulent être modernisatrices, mais font resurgir la vengeance et une forme primitive de violence. Est-ce un changement de perspective ?

R : Je suis devenu effectivement beaucoup plus pessimiste que je ne l’étais. Mais ce que je voulais dire, pour simplifier à l’extrême, à travers La Persistance de l’Ancien régime, c’est qu’il a fallu la Seconde Guerre mondiale pour en finir avec l’Ancien Régime. Que l’Ancien Régime est terminé en 1945 et non en 1914. Cela reste implicite dans le livre. Et j’allais continuer La Persistance, traiter le problème de l’entre-deux-guerres dans un second volume, quand j’ai entrepris Les Furies.

Mais je n’y voyais pas encore clair. Je partais de cette idée que c’était seulement en 1945 que les éléments « archaïques » ont disparu en Allemagne et en Europe orientale. Dans une certaine mesure, mon travail était trop germano-centré – mais la littérature sur ces pays, Pologne, Hongrie, Roumanie, même l’Espagne, qu’il aurait fallu traiter, était difficile d’accès, et par certains aspects, insuffisante.

La guerre civile espagnole apparaîtrait comme un symptôme de plus de la guerre de Trente ans du XXe siècle, tout en répondant parfaitement, presque trop bien, au modèle explicatif de La Persistance : la responsabilité des élites pré-bourgeoises est évidente et l’expansion du capitalisme industriel très limitée.

Q : Peut-on parler, pour finir, de vos influences familiales ?

R : Je dois commencer en parlant de ma jeunesse : le fait d’avoir un père businessman, qui avait fait des études à Heidelberg et à Paris. Sa thèse à Heidelberg portait sur Fayolle, le Taylor français. Il y a fait la connaissance, entre autres, d’Ernst Simon, grand ami de Martin Buber. Mon père est devenu sioniste de gauche, suivant le groupe de M. Buber, Judah Magnes et E. Simon, qui avait comme programme un binationalisme en Palestine. Mon père avait un esprit ouvert et critique, mais je me souviens d’une colère quand un juif luxembourgeois lui a parlé de manière condescendante des Ostjuden : il est alors entré dans une violence extrême. Après 1933, avec un groupuscule de sionistes, il avait monté une ferme-école pour des réfugiés venant d’Allemagne et d’Autriche, afin de les préparer à l’alya et à la vie de kibboutz. Nous ne niions pas notre judaïté. J’ai quitté le business car je me suis rendu compte que pour bien réussir il fallait être malhonnête. Mais cela a joué sur ma manière de fonctionner, en me donnant une certaine indépendance, une possibilité de claquer la porte en cas de désaccord. Je savais que je pouvais gagner ma vie.

Loez André, Offenstadt Nicolas, « Un historien dissident ? Entretien avec Arno J. Mayer », Genèses 4/ 2002 (numero 49), p. 123-139
URL : www.cairn.info/revue-geneses-2002-4-page-123.htm.

Arno Mayer est l’auteur de :
- Wilson versus Lenin : Political Origins of the New Diplomacy, 1917-1918, New Haven, Yale University Press, 1959.
- Politics and Diplomacy of Peacemaking : Containment and Counterrevolution at Versailles, 1918-1919, New York, Knopf, 1967.
- Dynamics of Counterrevolution in Europe, 1870-1956 : An Analytic Framework, New York, Harper & Row, 1971.
- La Persistance de l’Ancien Régime. L’Europe de 1848 à la Grande Guerre, Paris, Flammarion, 1983).
-La « Solution finale » dans l’histoire, préface de Pierre Vidal-Naquet, Paris, La Découverte, 1990, rééd. La Découverte/Poche, 2002.
-Les Furies, violence, vengeance et terreur au temps de la Révolution française et de la Révolution russe, Paris, Fayard, 2002.

Notes :

[1William T. R. Fox, The Superpowers : The United States, Britain, and the Soviet Union, New York, Harcourt, Brace, 1944.

[2Voir Bernard Brodie, The Atomic Bomb and American Security, New Haven, Institute of International Studies, 1945 et B. Brodie, Frederick S. Dunn (éd.), The Absolute Weapon : Atomic Power and World Order, New York, Harcourt, Brace, 1946.

[3Hajo Holborn, Ulrich von Hutten, Leipzig, Quelle und Meyer, 1929 (éd. angl. Ulrich von Hutten and the German Reformation, New Haven, Yale U.P., 1937).

[4Questionnement historique effectivement fécond, qui a donné lieu, depuis, à un grand travail de John Horne et Alan Kramer tout juste publié : German Atrocities, 1914 : A History of Denial, New Haven/London, Yale U.P., 2001.

[5Voir à ce sujet Martin Ceadel, Pacifism in Britain, 1914-1945 : The Defining of a Faith, Oxford, Clarendon Press, 1980 ; Marvin Swartz, The Union of Democratic Control in British Politics during the First World War, Oxford, Clarendon Press, 1971.

[6Voir Claude Mazauric, Autopsie d’un échec, la résistance à l’anti-Révolution et la défaite de la contre-Révolution, in François Lebrun et Roger Dupuy (éd.), Les Résistances à la Révolution. Actes du colloque de Rennes, 17-21 septembre 1985, Paris, Imago, 1987, pp. 237-244.

[7F. Lebrun et R. Dupuy (éd.), Les Résistances…, op. cit.

[8Voir à ce sujet, Dynamics…, op. cit., pp. 9-10, 33-34.

[9Marc Bloch, Pour une histoire comparée des sociétés européennes, Revue de Synthèse historique, vol. 46, 1928, pp. 15-50 (rééd. in Histoire et historiens, Paris, Armand Colin, 1995).

[10Christophe Charle, La crise des sociétés impériales. Allemagne, France, Grande-Bretagne. 1900-1940. Essai d’histoire sociale comparée, Paris, Seuil, 2001, pp. 228-232.

[11Joseph Schumpeter, Capitalism, Socialism and Democracy, London, Allen & Unwin, 1943, (éd. fr. Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1951).

[12Fritz Fischer, Griff nach der Weltmacht. Die Kriegszielpolitik des kaiserlichen Deutschland, 1914/18, Düsseldorf, 1961 (éd. fr. Les Buts de guerre de l’Allemagne impériale, Paris, Éd. de Trévise, 1970).

[13Journal of Modern History, vol. 47, n° 3,
septembre 1975, pp. 409-436.

[14Il s’agit de deux articles d’Eric Hobsbawm datant de 1954, et d’une réponse de Hugh Trevor-Roper, toujours dans Past & Present, en 1959. Ces textes ont été publiés par Trevor Aston (éd.), Crisis in Europe, 1560-1660 : Essays from Past & Present, London, Routledge & Kegan, 1965.

[15Ernst Bloch, Erbschaft dieser Zeit, Francfort, Suhrkamp (Werkausgabe, vol. 4), 1985 (1re éd. 1935, éd. fr. Héritage de ce temps, Paris, Payot, 1978).

[16Paul Fussell, The Great War and Modern Memory, Oxford, Oxford University Press, 1975 ; John Keegan, The Face of Battle, London, 1976 (éd. fr. Anatomie de la bataille, Paris, Robert Laffont, 1993). Arno Mayer fait ici écho à un débat actuel, autour de la notion de « consentement » des combattants de la Première Guerre mondiale, sur lequel Genèses a publié un point de vue : Rémy Cazals, 1914-1918 : oser penser, oser écrire, Genèses, n° 46, 2002, pp. 26-43.

[1717. Edward H. Carr, The Bolshevik Revolution, 1917-1923, 3 vol., London, Macmillan, 1950-1953, (éd. fr. La révolution bolchevique, 1917-1923, 3 vol., Paris, Minuit, 1969-1974). A. Mayer en retient notamment la place attribuée au contexte, au détriment de l’idéologie, dans l’action de Lénine.

[18Isaiah Berlin, Joseph de Maistre and the Origins of Fascism, The Crooked Timber of Humanity : Chapters in the History of Ideas, London, John Murray, 1990, pp. 91-174.

[19Voir le texte de l’article : « Uses and Abuses of Historical Analogies : Not Munich but Greece », Annals of International Studies, Genève, 1970, pp. 224-232.


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