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L’architecture n’existe pas comme pensée autonome
Entretien avec Marc Mimram

" Pour changer la donne, il faudrait un regard plus attentif aux choses et aux gens, donc au moins des conditions économiques différentes. Il faut prendre les questions un peu plus en amont. Je suis un peu énervé par l’histoire du film Home. Regarder la Terre depuis le ciel en imaginant qu’on va régler des problèmes !"

Qu’est ce que l’architecture pour un ingénieur ?

L’architecture est un art de la transformation. Elle n’existe pas comme pensée autonome. L’acier ne pousse pas sur les arbres, et l’aluminium, c’est l’addition d’énergie et de bauxite, importée à 95 % de Nouvelle-Zélande. Faire un projet, c’est d’abord être capable de lire de la géographie, de regarder ce qui existe là où l’on va intervenir. Ça ne peut donc jamais être une solution générique, passe-partout.

L’architecture, c’est le travail des hommes, avant les architectes qui pensent. De cela on ne parle pas, comme si c’était simple de se réveiller le matin pour aller sur un chantier, de placer du ferraillage, de faire un coffrage.

Les Chinois en train de couler du béton et qui sont payés une misère, les Pakistanais qui construisent dans les mêmes conditions à Abou Dhabi, c’est ça l’évolution actuelle du monde : le développement d’un nouvel esclavage imposé à des personnes sans carte de séjour, quand on ne la leur confisque pas.

L’architecture produit une forme de pensée éthérée, coupée de ces réalités. Reconnaissons-le et nous aurons une chance de revenir à une vision plus simple de la ville.

Quelle est la part du territoire ?

Dans la dimension territoriale, il y a la part de l’infrastructure, tout ce qui est routes, ponts, canaux, égouts, câblage... et celle des territoires. L’infrastructure n’est pas un mal en soi, on l’utilise tous, mais il faut considérer le territoire sur lequel elle s’inscrit comme un bien aussi précieux, et reconquérir les territoires qui ont été saccagés par ceux-là mêmes qui, aujourd’hui, normalisent la verdure.

Le plus grand mal dans le développement urbain, en dehors des villes, c’est vraisemblablement les "gated cities" (regroupements de résidences protégés par des barrières et soumis à des règles de gouvernance territoriale privée) et les lotissements. Penser l’architecture, c’est penser une forme d’appartenance au monde.

C’est une morale du métier ?

Oui, une morale qui s’appliquerait au territoire et impliquerait la manière de parler aux ouvriers sur un chantier. Mais il y a un autre aspect qui m’inquiète, c’est la façon dont on peut prendre le virtuel comme un moyen de sortir de la situation actuelle, de fuir le réel.

A priori, je pars pourtant de l’hypothèse optimiste que le virtuel peut nous rapprocher du réel. La grande révolution de l’architecture, ces vingt-cinq dernières années, c’est l’informatique. Au-delà de ses apports techniques, elle peut nous permettre de parler aux gens, de les accompagner, de revaloriser leur travail.

Mais si on considère l’informatique comme un moyen de s’éloigner de la réalité, de transmettre des stéréotypes, là, on est dans le pire de la mondialisation. Toutes les villes peuvent devenir les mêmes, Pékin, Abou Dhabi ou Val-d’Europe (ville nouvelle de Marne-la-Vallée, à proximité immédiate de Disneyland Paris). Cette mondialisation est en fait une "dysneylandisation".

Nous sommes passés d’une architecture classique à l’architecture triomphante de la modernité, puis à ce qu’on a pu appeler la postmodernité ou ses divers avatars. Aujourd’hui, au terme de cette aventure, nous sommes arrivés au degré 0 de l’attention au monde.

Soyons précis. Qu’est-ce qui fait que les lotissements sont à vos yeux inacceptables ?

Tout. Le collage stylistique dans un abandon de la raison, de l’intelligence constructive, l’indifférence pour les ouvriers, l’oubli de la population déjà présente, du fleuve qui coule à côté, les ruptures d’échelle, les mégastructures qui s’appuient sur le quartier de la Défense, tout cela est terrifiant.

C’est un problème de société, et de reconnaissance sociale. Le capitalisme trimballe avec lui une sorte de vision idyllique de l’architecture et de la ville : la maison, le lopin de terre et la façon dont il faut les arranger... Tous les signes de reconnaissance d’un goût et d’un modèle social obligés. Lorsque nous y échappons, c’est que nous avons acquis ou hérité d’une forme de culture plus large. En début d’année, je dis à mes étudiants : "Vous allez apprendre ici à aimer ce que votre mère déteste."

Posons la question du goût, qui semble relever du tabou. Elle renvoie à la question de la pensée un peu immanente de l’architecte. C’est vrai que l’art est aujourd’hui lié à une pensée conceptuelle, et que cette situation coupe de tout, y compris de la question du goût.

Prenons les choses dans l’autre sens. Pensons à des architectes contemporains pour lesquels nous avons la même admiration, par exemple l’Australien Glenn Murcutt. C’est quelqu’un qui assemble parfaitement des éléments simples. Il n’y a pas chez lui de questions stylistiques très élaborées, simplement une manière directe d’aborder la question du rapport au sol, à la nature, à la fabrication, avec le souci précurseur du développement durable.
Avec le développement durable, on frôle facilement le cynisme. Je ne connais pas un seul industriel aujourd’hui qui ne soit pas "vert", cela veut dire que quelqu’un ment ou je n’ai rien compris. Comment peut-on prétendre que l’aluminium, qui n’est que de l’énergie, du transport et de la bauxite de Nouvelle-Zélande, est écolo ?

Autre exemple : le bois. Prenons une construction qui me touche de près. Quand j’ai construit la passerelle de Solférino, à Paris, j’ai dû mettre un plancher sur la passerelle. J’ai opté pour l’ipé, ce qui m’a valu les foudres de l’association écologiste Robin des bois.

Qui a raison, qui a tort ? On trouve ça sympathique quand c’est du pin, parce que le pin pousse en France, et que ça nous permet de valoriser la forêt landaise. Mais ce n’est pas très sympathique du point de vue du mec qui est dans le fin fond de l’Amazonie ou de l’Afrique, qui a un gros azobé dans sa cour et espère le vendre pour nourrir sa famille. Le vrai problème est celui du prix que nous sommes prêts à payer.

Pour changer la donne, il faudrait un regard plus attentif aux choses et aux gens, donc au moins des conditions économiques différentes. Or on va dans le sens opposé, et en particulier lorsqu’on passe à la très grande échelle : certains particuliers, et à travers eux des Etats, achètent des millions d’hectares de terre, notamment en Afrique, sans aucun souci des populations qui vivent sur place.

Avec le Grand Paris, ne va-t-on pas vers un autre modèle ?

Non, si c’est un projet qui n’a d’autres vertus que de dépenser 35 milliards d’euros pour un problème, par ailleurs très important, qui est la liaison entre la Défense et les communes de Roissy et d’Orly. Oui, si l’infrastructure est considérée comme un bien nécessaire, partagé, qui conditionne l’espace public...

D’ailleurs, le regard qui a été porté par les dix équipes était d’une tout autre nature. Elles regardaient les conditions réelles du territoire. Le concours a montré que les dix équipes, d’esprit totalement différent, n’avaient pas des vues si éloignées. En rester aux seules infrastructures, c’est raisonner en termes de distances entre telle gare et le centre, la première, la deuxième ou la troisième couronne.

Au moins, ce concours a montré à quel point les habitants sont sensibles à cette question. Mais la présentation des projets à la Cité de l’architecture reste obscure. Personne ne comprend ce qui est présenté là. En tout cas, moi-même, qui suis pourtant de la partie, je n’ai pas compris. Malgré tout, le public vient, il montre une véritable envie de savoir quelle est sa place dans ce dispositif.

Comment réagissez-vous par rapport au réchauffement climatique, à son impact sur le développement des villes ?

Il faut prendre les questions un peu plus en amont. Je suis un peu énervé par l’histoire du film Home(du photographe Yann Arthus-Bertrand). Regarder la Terre depuis le ciel en imaginant qu’on va régler des problèmes ! Souvenons-nous là encore de Paul Delouvrier dans son avion, qui photographiait les sites des futures villes nouvelles. Maintenant, c’est Arthus-Bertrand qui fait le Delouvrier du développement durable.

Evoquer l’inévitable déplacement des Bengalis face à la montée des eaux, c’est aussi une injonction à repenser l’architecture et la ville. En incluant la question de la nourriture. Ne faut-il pas réfléchir à la place possible de l’agriculture en ville ? Que faut-il protéger des territoires, peut-on continuer à lotir, à faire des maisons Phénix ? La macro-vision et la micro-vision ne sont pas si détachées que ça.

Il y a quand même un certain nombre de gens dont la pensée évolue. Restons attentifs. On m’a appelé pour faire un pont dans une ville nouvelle sino-singapourienne. Bien sûr, cette ville est "écologique". Qu’est-ce que c’est une ville écologique au-delà de l’effet d’annonce ? Il y avait là des rizières et des paysans dans leurs petites maisons en terre tellement belles. Ne pas voir cela, c’est déjà avoir raté les premières marches.

C’est un peu comme la "haute qualité environnementale", la norme HQE. Etre attentif à l’économie de matière, être frugal, c’est une forme d’attention au monde, ce n’est pas produire des normes Mais la machine est en place. On fabrique des normes à une vitesse phénoménale, des normes qu’on retrouve dans l’esprit des gens. Ne croyez pas que je suis hostile à l’écologie. Mais ce consensus généralisé m’inquiète. Si ça a pour seule vertu de réduire les fenêtres, d’ajouter des isolants, on s’éloigne des vraies questions.

Propos recueillis par Frédéric Edelmann. Entretien publié dans Le Monde du 4 août 2009

Marc Mimram, architecte et ingénieur, spécialiste des ponts et des ouvrages métalliques, il a notamment réalisé, en 1999, la passerelle Solférino, quai des Tuileries et quai Anatole France, sur la Seine à Paris.


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