Les masses profondes de la population française se sont prononcées pour le pain, la paix et la liberté. Le pain de l’esprit est aussi une de leurs revendications fondamentales. Il faut cesser de regarder l’art comme un domaine réservé aux classes les plus aisées, aux spécialistes et aux snobs qui le déshonorent. L’art doit se rapprocher du peuple. Du peuple qui a conquis un développement intellectuel considérable en même temps qu’il se frayait la route du progrès social, en particulier de ces millions de travailleurs qui ont ou vont avoir plus de loisirs, pour lesquels il faut trouver un emploi plus agréable, profitable à chacun d’eux et à la société tout entière.
La culture doit devenir « républicaine » au sens étymologique du mot, c’est-à-dire qu’elle soit partie intégrante de la chose publique. Qu’on se représente de ce point de vue la situation de l’habitant moyen d’une ville moyenne de nos provinces. Il a à sa disposition, en dehors d’une presse frelatée, des revues dites de vulgarisation, mais qui sont souvent d’une lamentable vulgarité, la bibliothèque municipale, coin triste et parfois peuplé de rossignols, où personne ne viendra le guider dans son choix de lectures. Après une première visite qui l’a profondément déçu, il a renoncé à pénétrer dans les salles, dans la majorité des cas sombres et poussiéreuses, du musée local, où quelques belles choses sont perdues au milieu d’une invraisemblable brocante. À part le cinéma, dont tant de productions ne font guère honneur à notre esprit national, il ne peut prendre contact avec l’art dramatique ou lyrique que par l’intermédiaire de troupes de second plan ou de « tournées » disparates. Il n’entendra que par exception une bonne conférence sur l’art. Il sera le plus souvent privé de toutes les nobles émotions artistiques auxquelles il aspire cependant et que l’Etat se doit de lui procurer.
Pourquoi la présentation théâtrale, l’exposition de peinture, le concert symphonique, la visite d’un monument résumé d’une époque et d’un mode de vie et de pensée, ne seraient-ils pas de véritables services sociaux ? La culture, sous toutes ses formes, peut être popularisée, sans qu’il y ait lieu d’abaisser sa qualité, ainsi que le prétendent ceux qui estiment que l’art doit rester le privilège d’une minorité comme les autres richesses. C’est l’éducation artistique des larges masses qui doit être élevée, alors qu’elle est complètement négligée aujourd’hui. L’enfant, le jeune homme doivent être mis en mesure d’accéder aux chefs-d’oeuvre humains qu’ils côtoient sans qu’on leur donne le moyen de les voir ou qui sont hors de leur portée. Ils aimeront mieux les belles oeuvres s’ils les comprennent, leur fréquentation les haussera à un niveau supérieur et il leur sera plus facile de rendre à la civilisation plus qu’elle ne leur a donné.
Mais, dès maintenant, beaucoup peut être fait sur la voie d’une telle évolution sociale. La culture d’hier, monopole d’une soi-disant élite, doit être rendue au peuple avide de meilleures conditions d’existence dont la beauté artistique est un aspect, mais qui dans sa marche vers une nouvelle organisation sociale est loin de rejeter l’héritage du passé. « Bien sots, avait coutume de dire Karl Marx, ceux qui ne sentent pas toute la valeur de l’Antiquité grecque pour le jeune socialisme triomphant dans sa tâche de reconstituer la vie humaine ».
Joanny Berlioz, Député (Parti communiste français),
Rapporteur du budget des Beaux-Arts
in Rapport à la Chambre des députés afin de populariser la culture
12 novembre 1936