La technologie est une projection de ce que nous sommes, du rapport que nous entretenons avec nous-mêmes et un réel qui nous échappe. Il y a beaucoup à apprendre sur notre nature à travers l’observation de l’évolution des techniques. Le livre d’Alain Grosrey explore le monde numérique et ce qu’il dit de notre rapport à la nature, au réel, à notre humanité.
Par « empire numérique », Alain Grosrey désigne « la puissance de domination territoriale et mentale que représente aujourd’hui le numérique : implantation géographique tentaculaire, politique coloniale tournée vers l’espace, accompagnement de notre vie de tous les jours, pouvoir sur nos consciences que renforce notre consentement. »
La question relève particulièrement du combat pour nos libertés, individuelles et collectives.
Par « mystique » de « l’empire numérique », l’auteur fait référence à une sacralisation de la technique consécutive à la stérilisation des religions figées qui se sont coupées du transcendant. Les technosciences, nous dit-il, « portent d’ailleurs en elles la promesse d’un avenir meilleur à l’instar des technologies de l’espoir : bio-ingénierie, thérapie cellulaire, nanotechnologies, neurosciences, cryonisation et même plastination pour ceux qui aspirent à une existence corporelle post mortem. A la tentation de dominer une nature toute-puissante s’ajoute donc notre volonté de conjurer la souffrance constitutive de notre condition humaine. »
Nous entrons dans un monde incertain, face à un glissement technologique des risques liberticides, le plus souvent sans en être conscient et même avec une naïve complicité, accompagnant notre fascination pour la nouveauté.
L’ouvrage commence de manière originale. Alain Grosrey laisse la parole à l’empire numérique comme s’il était une entité. Rappelons que la singularité technologique attendue donnera naissance à une Intelligence Artificielle globale douée d’autonomie. Ce n’est donc pas juste un effet littéraire.
« Continuez donc vos recherches ! suggère l’empire numérique, Persévérez ! Soyez convaincu de ceci : face à la complexité grandissante, je vous soutiens plus que jamais. Je vous aiderai à poursuivre votre rêve d’émancipation et de prospérité, et bien sûr, à vous distraire. Je vous offrirai les moyens de surmonter les défis mondiaux et les crises. Mais acceptez simplement d’être surveillés et laissez-vous guider pour éviter la possibilité d’un désastre permanent. »
La première partie de l’ouvrage retrace la genèse et l’histoire de la pensée systémique informationnelle et l’abandon de la pensée méditante, contemplative au profit de la pensée calculante. Le christianisme qui véhicule l’idée de contrôler la nature, fut finalement porteur des mutations qui conduisirent au matérialisme et à une vision mécaniste de l’univers.
La deuxième partie aborde « l’incarnation » de ces modèles du monde qui ont engendré les systèmes technologiques, depuis « le déchaînement des machines » jusqu’à « l’I.A. partout, pour tous ».
La troisième partie est intitulée « les convictions ». Il aborde les croyances, valeurs, critères qui organisent, structurent, orientent le système numérique. Alain Grosrey commence avec « le rêve californien », un rêve de liberté et de partage récupéré par le système marchand. S’instaure une tension sans précédent entre vision utilitariste et vision holistique qui se manifeste pleinement dans les projets transhumanistes.
Le livre n’est pas qu’un constat sombre de la facilité avec laquelle les êtres humains font pour eux-mêmes et la nature de mauvais choix. Alain Grosrey nous donne quelques pistes pour accéder à notre « jardin minimaliste » et développer des contre-pouvoirs ou des couloirs de liberté face à l’emprise numérique. Cela commence par la compréhension de l’enjeu, difficile à saisir en toutes ses dimensions, mais colossal.
« Sur le fond, nous dit-il, se joue un projet de civilisation dont il est difficile de mesurer l’ampleur tant nous sommes dépassés par les technologies de l’exponentiel. Ce projet ne remonte pas à l’après Seconde Guerre mondiale. Ses racines sont profondes et anciennes. J’ai parcouru le fil du temps pour égrener un collier d’idées et dérouler une série de faits. J’ai voulu souligner l’importance d’une généalogie pour relever les visions et les choix qui rendent possible la quatrième révolution industrielle. Développer notre compréhension de ce phénomène me semble un premier contrepoids. »
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