En octobre 1940, mon père, ma mère et moi fûmes conviés à nous rendre au commissariat de police du dix-septième arrondissement de Paris, sis alors rue de l’Etoile. Il nous fut stipulé qu’en tant que juifs âgés de plus de quinze ans (je venais de les avoir), il nous fallait être déclarés, fichés, et marqués d’un sceau d’infamie sur nos cartes d’identité (JUIF). La mesure n’était pas dictée par l’occupant mais résultait d’une loi élaborée par le gouvernement présidé par Pétain à Vichy. Lequel prouvait ainsi qu’il lui restait une liberté de légiférer.
Depuis trois mois, dans ma famille comme dans d’autres, nous ne nous faisions aucune illusion sur la véritable personnalité de Pétain. Mais lorsque nous le définissions comme un fasciste et un traître, il se trouvait toujours un interlocuteur pour le défendre en le démarquant de son entourage de politiciens crapuleux. Lui, vainqueur de Verdun, grand patriote, ne pouvait être assimilé aux voyous nazis et aux antisémites qui faisaient la loi pour le compte de Hitler. Pétain résistait en sous-main, il protégeait les persécutés. On le présentait presque comme un ami des juifs, on le créditait d’une compassion discrète. Nous n’accordions pas la moindre valeur à ces propos lénifiants.
Lorsque mon père, ancien combattant de la première guerre mondiale, fut arrêté, interné à Drancy déporté et gazé à Sobibor en 1943, je n’eus aucun état d’âme à désigner Pétain au premier rang de ses assassins.
Quand, en août 1945, la Haute Cour de Justice le condamna à mort pour haute trahison, ma famille se réjouit de ce verdict. Qu’il fût exécuté ou non n’avait à mes yeux pas d’importance, l’essentiel était la reconnaissance du crime.
Bien des années après, j’ai considéré comme un affront infligé à la France les gestes d’un Président de la République – pourtant socialiste – qui fit fleurir la sépulture du vieux criminel. Ce geste fut effacé en 1995 par son successeur qui, le premier, dénonça le régime de Pétain pour ce qu’il était, le complice des massacres racistes hitlériens.
On découvre aujourd’hui la responsabilité directe, authentifiée par ses annotations manuscrites, de Pétain sur les premières lois antisémites françaises du temps de l’occupation. Bon. Mais en vérité il n’aura pas fallu soixante-dix années à la plupart de ses victimes pour voir en lui le premier des assassins.
Jacques FRANCK
fils de déporté, ancien membre des Forces françaises de l’intérieur