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L’identité et ses dérives
Laurent Etre présente un dossier de la revue La Pensée

La notion d’identité (collective) est devenue omniprésente dans le débat public. On ne compte plus les discours, les essais, les tribunes qui l’invoquent ou la révoquent avec plus ou moins de fébrilité.

Forcément « malheureuse » [1], pour le penseur réactionnaire Alain Finkielkraut, infatigable contempteur d’une prétendue « décadence » française, elle fut décrétée « heureuse » lors de la primaire de la droite française, fin 2016, par l’un des candidats, l’ancien premier ministre Alain Juppé. Une expression qui semblait dictée avant tout par les besoins d’une campagne, et se réduisait, au fond, à flatter à la fois l’« unité » et la « diversité » de la France, sans s’encombrer de définitions.

Reste que ce scrutin de la droite française s’est largement polarisé autour de la thématique identitaire. Le vainqueur, François Fillon, lui aussi ex-premier ministre, a rallié par son discours sociétal rétrograde des personnalités issues du mouvement La Manif pour tous, hostiles aux mutations actuelles de la cellule familiale et fermement attachés à ce qu’on pourrait appeler une identité patriarcale. Et du troisième homme, l’ancien Président de la République, Nicolas Sarkozy, on a pu relever, notamment, sa sortie sur « nos ancêtres, les Gaulois ». Enième outrance, énième manipulation de l’histoire, à vrai dire peu surprenantes de la part de celui qui, en 2009, depuis l’Elysée, engageait le pays dans un scabreux débat sur son « identité nationale ».

Les postulants à cette primaire ayant peu ou prou en commun la volonté de conformer encore davantage la France au néolibéralisme mondialisé, la différence ne pouvait se faire que sur la stratégie. Et c’est sans doute en partie à travers ce prisme que l’on peut cerner l’actuel regain d’intérêt de cette famille politique pour la notion d’identité, quels que soient les qualificatifs qui lui sont accolés. Ainsi, certains soufflent sur les braises des replis et des peurs d’une société de plus en plus fracturée, en proie à l’insécurité sociale, pour précisément faire diversion et permettre d’aller encore plus loin dans la restructuration du pays à marche forcée ; tandis que d’autres tentent, envers et contre tout, d’insuffler une dynamique en faveur d’un système économique vecteur de souffrances dans de larges secteurs de la population.

Au-delà, avec la mise en avant de la notion d’identité dans sa variante craintive, il s’agit bien entendu pour une partie de la droite, aujourd’hui majoritaire dans son camp, de se livrer à une tentative de récupération des voix de l’extrême-droite, dont l’audience ne cesse de croître en France comme dans d’autres pays d’Europe, à commencer par l’Allemagne. Un phénomène évidemment renforcé par les attentats revendiqués, depuis 2015, par l’organisation terroriste « Etat islamique », ou « Daesh » à Paris, Nice, Bruxelles et Londres.

Mais face à une droite massivement tentée de faire de l’identité son principal marqueur idéologique, la gauche, dans sa diversité, semble souvent à la peine lorsqu’il s’agit de répondre à la question du devenir de cette communauté historique appelée France. Peut-être est-ce là un symptôme de la crise qu’elle traverse, dans la mesure où cette question l’interpelle dans sa fidélité à ses propres valeurs. En effet, si le devenir de la nation française peut prendre la sinistre voie de l’exclusion, du rejet de l’autre, du communautarisme, c’est-à-dire sombrer dans des replis identitaires de toutes sortes, il peut aussi, au contraire, emprunter une voie d’ouverture, d’inclusion de quiconque souhaite s’y inscrire, d’où qu’il vienne. Or cette seconde voie passe évidemment par la résolution concrète des problèmes sociaux qui minent la société française, à commencer par le chômage et toutes les formes de précarité. Toute la gauche en est-elle bien consciente ? Les réponses qui jaillissent de ce côté de l’échiquier politique sont-elles toutes à la hauteur des enjeux ? Loin s’en faut, malheureusement.

Et c’est bien parce que ces réponses paraissent manquer souvent de force et / ou de cohérence que La Pensée, revue créée en 1939, et dont plusieurs illustres rédacteurs sont tombés sous les balles de l’occupant nazi, a décidé de ce numéro.

A gauche aussi, la notion d’identité s’invite, dans toute une palette de nuances. Et bien sûr, celles-ci ne se valent pas toutes. Il importait donc, en préambule à ce dossier, d’en donner un bref aperçu, à travers l’analyse d’une partie de la production éditoriale récente, et sans préjuger des propres positionnements des contributeurs que nous avons sollicités. Cela d’autant plus que certains des ouvrages abordés ici, par cet article introductif, sont également évoqués dans le dossier.

L’identité, un « impensé de la gauche » ?

Pour désamorcer ce qu’il appelle le « piège d’identité », titre de l’un de ses ouvrages [2], Gilles Finchelstein, président de la Fondation Jean-Jaurès, en appelle à la « refondation » du clivage gauche-droite, « clivage de la liberté », car il « n’assigne personne à résidence sociologique » [3] et « ne fige rien : démocratie, religion, social, ses points d’appui se renouvellent au gré des mutations du monde et des changements des mentalités » [4].

Mais pour autant, au risque de surprendre, Gilles Finchelstein ne récuse pas la notion. « L’identité a une face sombre - le rejet de tout ce qui est différent, le repli sur ce qui est familier -, mais aussi une face claire - la définition, l’affirmation et la valorisation de ce que l’on est, individuellement ou collectivement » [5], avance-t-il. Et, selon lui, l’identité est indissociable de l’égalité : « Il n’y a pas d’égalité désirable sans identité partagée. Et, inversement, la solidarité sociale contribue à créer une identité nationale » [6]. Il s’agirait dès lors de « privilégier l’égalité sur l’identité », en « revivifiant le clivage gauche / droite », tout en cessant d’ignorer, à gauche, la question de l’identité. « L’identité est un impensé de la gauche - elle redoute que ce débat crée une diversion et provoque sa division » [7], analyse-t-il.

Soit. Mais que propose alors l’essayiste, en matière de politique d’identité ? La recherche d’un « consensus républicain sur l’immigration et la laïcité » [8]. Nous ne rentrerons pas ici dans le détail du contenu envisagé pour un tel « consensus ». Il se résume surtout, dans les quelques pages que lui consacre Gilles Finchelstein, à la « clarification » de principes généraux, tel, par exemple, sur le volet laïcité, la neutralité de l’enseignement à l’égard de toutes les religions, en vertu de l’article 2 de la loi de 1905 stipulant que « la République ne reconnaît aucun culte ». Rien de problématique ici.

Arrêtons-nous plutôt sur les justifications avancées à l’appui de ce rapprochement opéré entre identité d’une part, et laïcité et immigration, d’autre part.

« Pourquoi la laïcité ? Parce que, tout simplement, elle est au coeur de l’identité de la France et du malaise identitaire français. Parce que, derrière la laïcité, se niche la question de l’islam - une religion plus récente, dont le poids s’accroît, dont la visibilité s’étend et dont la peur qu’elle suscite progresse ; une religion travaillée, au surplus, par un islam politique qui veut tester la République et par un dévoiement terroriste qui combat la France, et d’abord les musulmans eux-mêmes » [9], fait valoir Gilles Finchelstein.

C’est donc à l’aune de certaines peurs, à l’égard d’une religion spécifique, que la question de la laïcité, et derrière, celle de l’identité de la France, devraient être abordées. N’est-ce pas là prêter le flanc aux identitaires ? Non que les peurs invoquées au sujet de l’islam ne soient réelles et n’appellent, pour être désamorcées, une réponse politique. Mais pourquoi rapporter la laïcité au seul intégrisme musulman, si virulent soit-il dans la période ? N’est-ce pas, déjà, en rabaisser le principe ? Et, à un niveau plus général, partir des peurs pour aborder l’identité n’éloigne-t-il pas de la « face claire » de celle-ci, pour reprendre les mots de l’auteur ?

« Pourquoi ensuite l’immigration ? Parce que la question de l’identité renvoie, toujours, au rapport à l’autre. Et définir une identité a donc pour effet à la fois de rassembler ce qui est en dedans et d’exclure ce qui est en dehors. S’interroger sur l’identité nationale pose donc, notamment, la question de l’immigration » [10], avance le président de la Fondation Jean-Jaurès.

Là aussi, la « face sombre » de l’identité paraît bien proche, malgré les bonnes intentions de l’auteur. En effet, est-on bien certain qu’il faille nécessairement « exclure » pour « rassembler » ? Un rassemblement ne peut-il pas rester dynamique, ouvert à celles et ceux qui n’en font pas encore partie mais pourraient peut-être, demain, vouloir y prendre leur place ? Autrement dit, l’« identité nationale », à supposer que l’on retienne l’expression, est-elle réductible, sans dommages, à cette recherche assumée d’une frontière entre un « dedans » et un « dehors » ?

Cette identité, de notre point de vue, pourrait au contraire consister en une proposition de société à vocation universelle ; être un pôle d’attraction de toutes les volontés souhaitant, d’où qu’elles viennent, contribuer à sa pleine réalisation.

L’égalité, par exemple, ne pourrait-elle être au fondement de cette « identité nationale » ?

Gilles Finchelstein le souligne lui-même : « la solidarité sociale est un ciment de l’identité nationale » [11]. Mais au moment de préciser ce que serait aujourd’hui une politique d’égalité, il préfère fustiger le « discours sur la redistribution » et « l’égalitarisme » [12].

Il est vrai qu’un certain Marx, dans sa Critique du programme de Gotha, n’a pas lui-même de mot assez dur contre de tels horizons. Mais c’est qu’il estime, pour sa part, qu’il faut aller à la racine de la création de richesses, s’intéresser à la sphère de la production : « Le socialisme vulgaire (et à travers lui, une partie des démocrates) a hérité des économistes bourgeois l’habitude de considérer et de traiter la distribution comme quelque chose d’indépendant du mode de production, et ainsi de représenter le socialisme comme tournant essentiellement autour de la distribution » [13], écrit-il notamment, avant de souligner, plus loin, que les travailleurs « travaillent au renversement des conditions de production actuelles » [14].

Au contraire, le propos de Gilles Finchelstein consiste à plaider, selon l’expression de John Rawls, pour de prétendues « inégalités justes » reposant sur « le mérite, le risque et la création » [15]. Des notions parfaitement adéquates (au moins pour les deux premières) à l’individualisme libéral dominant, qui opère dans le déni de la structure de classe de nos sociétés.

Au final, cette inconsistance sur l’égalité ne fait que rendre encore davantage visible le caractère alambiqué de la tentative de prise en compte de la notion d’identité dans un registre se voulant progressiste. Mais au fond, la notion n’est-elle pas intrinsèquement ambivalente ? Et finalement, cette ambivalence n’est-elle pas utilisée pour désorienter les citoyennes et les citoyens, pour assurer la perpétuation de la société dans sa forme actuelle ?

L’identité et sa critique, paravent d’une domination de classe ?

Dans un court essai, Malaise dans l’identité, préfacé par l’ancien ministre socialiste de la Culture, Jack Lang, le démographe Hervé Le Bras évoque un « concept vague et fuyant », donc « pas défendable » [16], avec lequel il faudrait pourtant compter, désormais. « Penser (...) que l’identité est un fantasme qu’il faut s’employer à démystifier et à chasser est sympathique, mais il est trop tard, car la notion s’est incrustée dans les esprits. Reste alors une option, celle de dégager les composantes éventuelles de l’identité pour contrecarrer celles qui poussent au repli et à la fermeture, et encourager celles qui tendent à l’ouverture » [17]. Et c’est de la culture que viendrait la solution. Parce qu’elle seule « peut insuffler à l’identité une dynamique d’ouverture, parce qu’elle est, dans les termes de Freud, « un procès au service de l’Eros, procès qui veut regrouper des individus humains isolés, plus tard des familles, puis des tribus, des peuples, des nations, en une grande unité, l’humanité. » » [18]

Le propos ne manque pas d’attrait. Mais comment ne pas voir qu’il pourrait également, à l’insu de son auteur, du fait de son degré d’abstraction, faire le jeu d’un certain mépris de classe de la part des élites mondialisées à l’égard des populations subissant l’assignation à résidence dans les territoires déshérités, minés par le chômage et la précarité, ou bien devant se résoudre à l’exil économique ? Si tous ceux-là, parfois, brandissent à la face du monde et, d’abord, à celle du voisin, ce qu’ils perçoivent comme leurs identités, difficile de ne pas y voir une réaction à un environnement qui se délite. Et sans doute, désamorcer ce phénomène passe par la culture au sens fort, par la prise en compte du besoin de nourriture symbolique, spirituelle, de l’être humain face aux défis de l’existence, en particulier dans ses dimensions sociales. Mais cette réponse culturelle risque de se retourner en son contraire si elle vient se substituer à l’action politique sur les causes, structurelles, socio-économiques, qui conduisent aujourd’hui certains à chercher refuge dans des identités fantasmatiques, figées et excluantes.

On pourrait encore davantage adresser cette critique aux auteurs qui ont co-dirigé l’ouvrage collectif Vers la guerre des identités ? De la fracture coloniale à la révolution ultranationale. Dans leur introduction, Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Dominic Thomas, croient pouvoir opposer deux France. « Nous avons en France et devant nous une opposition entre (au moins) deux visions de la France qui transcendent désormais le clivage droite-gauche : celle d’une France fermée, cloisonnée et claustrophobe qui s’avance à grands pas vers la guerre des identités et refuse de réfléchir aux mutations récentes de la société, et qui s’enferme dans un déclinisme et une vision de plus en plus réactionnaire de l’histoire de France ; et celle d’une France ouverte, diverse, qui cherche à renoncer à un discours monolithique sur son histoire et son identité, de manière à multiplier les repères mutuellement constitutifs d’une autre citoyenneté sans pour autant être aveugle sur les difficultés du processus d’intégration de cultures diverses » [19].

Comment ne pas percevoir le caractère potentiellement stigmatisant de ce discours en termes d’ouverture / fermeture, diversité / monolithisme ?

D’ailleurs, les auteurs poursuivent ainsi : « La grande hantise des classes populaires maltraitées par la mondialisation est désormais de se retrouver dans la situation des populations d’origine immigrée, d’être dans une posture de « moins qu’eux... » L’insécurité culturelle est devenue le sujet à la mode chez les politiques, alors que les penseurs réactionnaires ont réussi à faire croire à une bonne partie des Français que les immigrés et leurs descendants étaient à l’origine de leur fragilisation ! » [20] Nous y voilà donc. Derrière la première France évoquée, il fallait deviner le visage des « classes populaires ».

Certes, il serait bien naïf de prétendre que celles-ci sont étrangères à de telles passions tristes. Mais la généralisation inverse n’est pas plus légitime. Et par ailleurs, on pourra s’étonner qu’elles soient ici distinguées des « populations d’origine immigrée ». Ces dernières ne font-elles pas aussi massivement partie, en France, des « classes populaires » ? De surcroît, on voit mal en quoi elles seraient par principe extérieures aux dérives identitaires.

Au-delà, la référence, rapide, à l’ouvrage de Laurent Bouvet, L’insécurité culturelle [21], mérite qu’on s’y arrête. Car, précisément, dans ce livre, le politologue explique que le « malaise identitaire » qu’il diagnostique affecte les classes populaires dans leur pluralité. Comme l’insécurité sociale, l’insécurité culturelle, ce « doute profond et insidieux sur (...) « qui » nous sommes, collectivement, dans un monde devenu très largement illisible » [22], « touche aussi bien les populations migrantes récentes que les populations autochtones en difficulté » [23], précise-t-il. Et il affirme dès lors sa volonté d’une « politique dégagée de ses oripeaux identitaires » [24].

Autre chose est de savoir s’il y parvient. Là où Gilles Finchelstein se livre à une critique de la gauche « redistributrice », Laurent Bouvet s’en prend à l’économisme, selon lui prédominant tant dans la gauche social-démocrate que marxiste. Le premier, on l’a vu, se prive dès lors des moyens de raccorder la notion d’identité nationale à un contenu de progrès social. Le second, lui, nous paraît s’empêtrer dans le prisme identitaire qu’il entendait combattre.

Dans le chapitre 4 de son ouvrage, intitulé « Une affaire sociale », il reproche à ce qu’il appelle « une gauche attachée au modèle de la « domination » » de n’appréhender les « classes populaires « autochtones » » qu’au travers d’une grille de lecture économico-sociale et de réserver le prisme culturel, en termes d’identités ou différences, aux « minorités ». Mais face à cette « division du travail analytique », pourquoi s’employer davantage à promouvoir le facteur culturel dans l’approche des classes populaires « autochtones » qu’à élargir la grille économico-sociale aux « minorités » ? Si l’on peut partager l’ambition de l’auteur de recréer du commun, ne faut-il pas s’employer alors, d’urgence, à montrer que chaque individu, quelles que soient ses options religieuses éventuelles, ses préférences sexuelles, etc., est pris, comme n’importe quel autre, dans le mode de production capitaliste ? Et que dans ce système, il y a de surcroît de fortes chances qu’il se trouve encore dans la majorité, c’est-à-dire du côté de ceux qui vivent de la vente de leur force de travail et ont objectivement intérêt à arracher à la minorité des possédants la maîtrise de la production et de la répartition des richesses créées ?

Une telle réduction relève-t-elle de l’économisme ? Peut-être, mais alors, dans ce cas, on pourrait tout autant taxer le cheminement inverse de culturalisme (ce dont Laurent Bouvet n’a de cesse de se défendre) [25].

En rompant la dialectique entre prise en compte des situations socio-économiques et prise en compte des valeurs culturelles au travers desquelles les individus perçoivent ces situations, n’en vient-on pas nécessairement à essentialiser et les unes, et les autres ? A naturaliser le capitalisme et à figer de supposées « identités culturelles », d’un même mouvement ?

Se débarrasser du concept d’identité ?

D’autres auteurs s’affirment fermement hostiles à l’usage du concept d’identité. C’est le cas de l’anthropologue, Jean-Loup Amselle, qui revendique un « travail de déconstruction de l’identité », en particulier au travers d’une critique acerbe de ce qu’il appelle le « primitivisme ». « Les penseurs et les idéologues, dans le cadre du reflux des théories du progrès, sont de plus en plus enclins à mobiliser des références ethnologiques exotiques comme contre-modèles des aspects qu’ils critiquent dans notre propre société, à moins qu’ils ne se satisfassent de ceux que leur procurent les exemples des merveilleuses traditions d’entraide des communautés paysannes d’autrefois ou de ce qui est censé en subsister dans les milieux populaires d’aujourd’hui », pointe Jean-Loup Amselle, dans son ouvrage Les nouveaux rouges-bruns. Le racisme qui vient. [26]

Cette espèce de nostalgie des « sociétés exotiques » et des « traditions villageoises », il la débusque chez des auteurs comme Jean-Pierre Le Goff (auteur de La fin du village. Une histoire française [27]) et Jean-Claude Michéa.

Ce dernier revendique volontiers, en effet, le concept d’identité, en lien avec une évocation des « classes populaires » confondant celles-ci, pêle-mêle, avec ce qu’il appelle les « gens ordinaires », ou « ceux d’en bas ». Et il fait de la préservation de cette identité l’axe de son combat anticapitaliste.

Au détour d’une note, dans son dernier ouvrage intitulé Notre ennemi le capital [28], il entreprend ainsi de régler son compte à l’idée, qu’il juge « stupide », selon laquelle cette notion « serait forcément “substantialiste” et “fixiste” ». Pour ce faire, il convoque son maître, Georges Orwell, lequel, dans le Lion et la Licorne (1941), répondait en ces termes : « Qu’est-ce que l’Angleterre de 1940 peut bien avoir de commun avec celle de 1840 ? Mais aussi, qu’avez-vous de commun avec l’enfant de cinq ans dont votre mère garde précieusement une photographie ? Rien, si ce n’est que vous êtes la même personne. » [29] Cela paraît frappé au coin du bon sens.

Pourtant, si c’est le fait d’évoluer qui constitue l’identité, pourquoi persister à voir en elle un point d’appui solide, stable, pour combattre le système capitaliste, dont Jean-Claude Michéa n’a de cesse, dans son livre, de souligner qu’il est lui-même toujours en mouvement ?

C’est que l’identité dont se préoccupe l’auteur se rapporte, nous l’avons dit, aux classes populaires, et que celles-ci, précisément, semblent être dotées à ses yeux d’une indépendance culturelle nette à l’égard de la dynamique capitaliste de marchandisation de nos vies. Autrement dit, les évolutions de cette identité, ou plutôt de ces identités, seraient a priori étrangères, voire contraires, à celle du capital.

Parmi les « manières d’être spécifiques » aux classes populaires, qui en manifestent donc l’identité, il évoque pêle-mêle « la chasse et (…) pêche traditionnelles », la « passion pour le club de rugby ou de football local », « les coutumes propres à un village, un quartier ou une région », mais aussi « l’art culinaire local » ou, même, les ferias [30]. Or, si l’on peut concevoir que ces pratiques (dont, soit dit en passant, la dimension de classe est tout sauf évidente) puissent être remises en cause par l’extension du règne de la marchandise, on peut douter, en revanche, qu’elles soient de nature à inquiéter les tenants du mode de production capitaliste. Et l’on peut s’étonner, aussi, que le philosophe leur accorde clairement plus d’importance, dans ce combat fondamental, qu’aux luttes des salariés [31].

Mais pour revenir à Jean-Loup Amselle, si sa critique des travers identitaires d’un certain nombre d’auteurs touche juste, elle gagnerait à être couplée avec une franche critique de la mondialisation capitaliste. Car, encore une fois, les méfaits de cette mondialisation ne sont pas pour rien dans l’écho que rencontrent les thématiques identitaires. Or, il préfère réserver ses salves à ceux qui, à gauche, tombent dans le travers du protectionnisme. Face à eux, il se revendique de l’« internationalisme prolétarien » [32], mais sans donner la moindre indication sur la manière de le relancer aujourd’hui. Cela ne revient-il pas à abandonner les classes populaires aux marchands d’illusions identitaires, qui prolifèrent sur leur désarroi ?

Ainsi, après ce très rapide tour d’horizon de la production éditoriale autour de la question de l’identité, il apparaît que si le maniement de cette notion revient souvent à masquer les problématiques de classe et les enjeux socio-économiques qui y sont liés (quand ce n’est pas le but avéré !), sa critique intransigeante n’accouche pas automatiquement, loin s’en faut, de leur prise en compte.

Autrement dit, malgré des nuances et même, parfois, des oppositions radicales dans leurs usages respectifs de la notion d’identité, Finchelstein, Bouvet, Le Bras, Amselle ou les coordinateurs de l’ouvrage collectif Vers la guerre des identités ?, nous semblent passer à côté de la prise en compte de l’un des ferments de division et de poussée identitaire pourtant les plus évidents : le reflux, méthodiquement organisé par le néolibéralisme, de la conscience de classe des exploités qui, hier, purent être soudés dans un combat commun derrière des valeurs de justice, de partage, d’égalité et de paix.

L’un des ferments, peut-être même le plus décisif, mais assurément pas le seul. Et c’est pourquoi, si la problématique de classe est facilement repérable dans plusieurs des contributions de ce dossier, elle n’en est pas l’axe unique. En voici maintenant la présentation.

L’identité n’est jamais que relationnelle

Dans son article « Le piège identitaire », qui ouvre le dossier, le philosophe Marc Crépon fait parfaitement le lien entre le recours à l’idéologie identitaire et l’aggravation des conditions socio-économiques. « C’est parce que, dans tous les pays européens, des taux de chômage que les sociétés européennes ne s’imaginaient pas capables de supporter ont été depuis longtemps dépassés et que désormais la précarité se transmet comme un héritage, de génération en génération, que le discours identitaire a pu parler aux plus vulnérables », écrit-il. Et au terme d’une déconstruction en règle de ce discours, qui montre notamment que toute « identité culturelle » n’existe qu’en relation avec les autres, Marc Crépon invite à méditer sur le fait qu’« il n’y a jamais eu d’invocation de l’identité (nationale, communautaire ou autre) qui, loin de soulager la misère des hommes, n’ait au contraire accru leur malheur ».

Dans une perspective voisine, le psychanalyste Roland Gori fait observer qu’il en est des sociétés comme des individus. Lorsqu’ils « peinent à trouver des dispositifs d’intégration et de régulation sociale et symboliques, ils sont tentés par le repli, voire le meurtre ou le suicide ». Evoquant en particulier le « théofascisme » que constitue Daesh, et qui prolifère sur le terreau d’un monde devenu « sans esprit », Roland Gori en appelle à la réinvention d’un discours émancipateur capable de répondre au « besoin de spiritualité des peuples et des sujets ». Et cela passe, entre autres, par l’art, la poésie et la « force de la parole proclamatrice ». C’est en ce sens qu’il affirme que « l’identité est un mirage à prendre au sérieux ».

Par un retour sur l’histoire de la Corse de la Révolution française à nos jours, l’historien communiste et ancien élu de cette région, Ange Rovère, rappelle comment des gouvernements de gauche, comme de droite, ont pu souffler sur les braises du nationalisme corse. Ce fut tantôt pour introduire la division dans des luttes sociales, tantôt pour faire de l’île le laboratoire d’un projet plus général de décentralisation en conformité avec celui d’une Europe des régions flattant les communautarismes pour mieux imposer l’ordre néolibéral aux peuples. Face à ces menaces, le salut ne peut venir que d’un « sursaut » républicain, nous dit Ange Rovère. N’est-ce pas en effet la République pleinement réalisée, sociale, qui seule peut faire refluer les logiques identitaires ?

Se ressaisissant pour sa part de la notion d’identité de classe, le sociologue Julian Mischi en explore les usages dans l’histoire du mouvement ouvrier de la fin du XIXème siècle aux années 80, lesquelles marquent le début d’un affaiblissement de la « rhétorique de classe ». De nos jours, « l’identité de classe laisse (…) place à une spatialisation (« quartiers populaires », « jeunes de banlieue », etc.) et à une ethnicisation (« beurs », « minorités visibles », etc.) de la question sociale, déplore-t-il. Or, comme il le rappelle par ailleurs, si « la notion de classe ouvrière s’est démonétisée dans l’espace public (…), les classes populaires forment près de la moitié de la population active ». L’actuelle « érosion des identifications de classe dans les milieux populaires eux-mêmes » ne doit donc pas conduire, loin s’en faut, à « gommer la question de classe ».

Enfin, le journaliste et essayiste Bruno Odent, fin observateur des réalités européennes, met en évidence le lien étroit qui unit l’« ordo-libéralisme », ce mode de gouvernance tout entier dévoué à l’accroissement des logiques de concurrence, et la montée des nationalismes en Europe. Pour illustrer les filiations entre l’ordo-libéralisme et ce qu’il propose d’appeler le « national-libéralisme », l’auteur se penche en particulier sur la situation outre-Rhin, où le parti d’extrême-droite AfD est devenu, à l’occasion des élections législatives de septembre dernier, la troisième force politique du pays, en conjuguant un discours xénophobe avec un discours de sortie de l’euro. Ce dernier étant motivé, comme l’explique Bruno Odent, par la crainte d’une partie de classe dirigeante que l’Allemagne « ne soit contrainte, in fine, de soutenir financièrement les pays de la zone euro les plus ébranlés par ce qu’il est convenu d’appeler la crise des dettes souveraines. »

Ainsi, le dossier de ce numéro de La Pensée aborde le problème de « l’identité et ses dérives » par différents angles : philosophique, psychanalytique, économique, historique et sociologique. Nous espérons, par cette multi-disciplinarité revendiquée, contribuer à défaire les crispations identitaires.

Ce texte est l’introduction au dossier de la revue La Pensée, n°392

Pour commander la revue :
http://www.gabrielperi.fr/la-pens%C3%A9e-n%C2%B0392-lidentit%C3%A9-et-ses-d%C3%A9rives.html
Laurent Etre est journaliste « Culture et Savoirs » à l’Humanité, rédacteur en chef de La Pensée

Notes :

[1L’identité malheureuse, Stock, 2013

[2Piège d’identité, Fayard, 2016.

[3ibid., p.14

[4ibid., p.37

[5ibid., p.171

[6ibid., p.21

[7ibid., p.21

[8ibid., p.186

[9ibid. p.187

[10ibid., p.191

[11ibid., p.163

[12ibid., p.197

[13Critique du programme de Gotha, Karl Marx, Les éditions sociales / GEME, 2008, p.61

[14ibid., p.71

[15Piège d’identité, Gilles Finchelstein, Fayard, 2016, p.200

[16Malaise dans l’identité, Hervé Le Bras, Actes Sud, 2017, p. 93

[17ibid., p.18-19

[18ibid., p.19

[19Vers la guerre des identités ? De la fracture coloniale à la révolution ultranationale, éditions La Découverte, 2016, p.43

[20ibid., p.43

[21L’insécurité culturelle, Fayard, 2015

[22ibid., p.7

[23ibid., p.82

[24ibid., p.13

[25Pour une critique complète du livre, lire « Comment répondre en progressiste à l’insécurité culturelle », par Laurent Etre. Article repris sur différents sites, dont La Faute à Diderot : http://www.lafauteadiderot.net/Comment-repondre-en-progressiste-a L’argumentaire développé ici reprend certains passages de cet article initial

[26Les nouveaux rouges-bruns. Le racisme qui vient, éditions Lignes, 2014, p.12

[27La fin du village, Une histoire française, Gallimard, 2012

[28Notre ennemi le capital, Climats, 2017

[29ibid., p.33

[30ibid., p.307

[31la critique qui précède est la reprise d’un extrait de celle parue dans l’Humanité du 7 février 2017, sous le titre Une ode ambivalente aux gens ordinaires, par Laurent Etre. https://www.humanite.fr/essai-une-ode-ambivalente-aux-gens-ordinaires-631735

[32Amselle, opus cité, p.30


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