L’énorme succès du dernier livre de Stéphane Hessel est le meilleur symptôme de notre époque. Il fallait bien sûr mettre un nom au sentiment de malaise que les Français ressentent depuis très longtemps. Il était temps de s’indigner face aux différences de niveau de vie entre les riches et les pauvres. Il était temps de s’indigner face à la montée du populisme et de l’extrême droite en Europe. Il était temps de s’indigner face au coût social de la crise mondiale provoquée par les plaisanteries de quelques financiers irresponsables qui ont poussé des pauvres (qui n’avaient souvent rien demandé) à s’endetter à outrance pour dégager des marges importantes et se gaver de bonus. Alors, bien sûr, indignons-nous ! Pour exprimer notre désir de changement, d’égalité, de justice… Mais évitons, en ce début de 2011, de rester rivés à cette unique étape. Car l’indignation, à elle seule, ne change pas la réalité. De même qu’il ne suffit pas de désirer quelque chose pour que cela advienne. Afin que ce qui est souhaitable devienne réellement possible, volonté et désir ne suffisent jamais. Sauf à tomber dans le piège d’un volontarisme désincarné qui nous a justement conduits, peu à peu mais inexorablement, dans les impasses de la crise actuelle. L’indignation est un mouvement individuel. On peut très bien s’indigner, puis rentrer chez soi et reprendre le cours de sa vie comme si de rien n’était. Comme avant. Chacun pour soi. Pour que le changement soit réel, l’indignation doit pouvoir déboucher sur une mobilisation. Et dans la mobilisation, la colère doit laisser la place à la raison et à la coopération. Pour résister et combattre, il faut « faire lien ». Travailler avec les autres. En prendre soin lorsqu’ils ont besoin de notre aide. Face aux injustices, chacun est appelé à agir. Mais l’action réparatrice n’est jamais solitaire. Apprenons alors à nous faire confiance les uns les autres. Pour nous indigner, certes. Mais aussi pour agir concrètement. En donnant tous ensemble à l’indignation une portée politique constructive.
Michela Marzano est professeur de philosophie à l’université Paris-Descartes et l’auteur du Contrat de défiance. Éditions Grasset, 2010
Tribune parue dans L’Humanité du 3 janvier 2010