J’ai lu - et énormément apprécié - le livre de Valère Staraselski "Le maître du jardin, dans les pas de La Fontaine" [1] qui m’a donné l’occasion, à travers son portait admirable de Jean de La Fontaine, de réfléchir à l’œuvre de ce grand poète et à son importance dans la formation de la langue française moderne.
Cela à partir du thème de fond du livre de Valère Staraselski, c’est-à-dire le « mystère » de la contradictoire fortune de Jean de La Fontaine, même de nos jours. Je ne veux pas répéter ici ce que Staraselski a très bien dit et fait comprendre dans son livre. Mais je voudrais expliquer, en un nombre limité de pages, à moi-même et aux lecteurs de mon blog, la destinée commune à la plupart des créateurs — peintres, poètes, écrivains, comédiens, musiciens — dont Jean de La Fontaine peut être considéré, sans doute, comme le représentant le plus illustre, ayant subi de lourdes (et mensongères) attaques à sa personnalité en fonction d’une stratégie de sous-évaluation de son originalité artistique. En recherchant le moyen d’entamer efficacement ce sujet difficile, j’ai d’emblée pensé m’adresser idéalement à José Saramago — prix Nobel de la littérature 1998 —, qui a d’ailleurs plusieurs points en commun au grand fabuliste de XVIIe siècle, pour lui demander son aide.
Outre l’adoption, comme le faisait La Fontaine, d’une écriture dépouillée et non conventionnelle, déstructurée dans le but d’héberger l’expression libre de la langue orale, Saramago se sert toujours, comme le poète français, de l’artifice du déplacement et du renversement (parfois effrayant et scandaleux) du point de vue. Une véritable arme secrète, une clé inattendue pour révolutionner a priori les propos motivant ses formidables et inoubliables romans. L’exemple le plus évident est dans L’histoire du siège de Lisbonne, où le protagoniste, un correcteur de brouillons parmi les plus soignés et fiables, n’en pouvant plus de ces histoires qui passaient sur son bureau, aussi incomplètes que présomptueuses, décide d’écrire un NON. Ce « non », placé au point décisif et crucial, déclenche une vision tout à fait différente de l’histoire du siège de Lisbonne au temps des Croisades, bouleversant toute interprétation héroïque et rhétorique du rôle de la religion chrétienne dans l’Histoire du Portugal et de l’Europe et reportant au centre de la scène une humanité pauvre, avec ses souffrances et ses passions concrètes.
À propos de la « fortune contrastée » de La Fontaine de son vivant — et de plusieurs jugements contradictoires sur son œuvre au cours des siècles suivants — j’ai imaginé que José Saramago se serait débrouillé ainsi : « Dans le siècle de Louis XIV, qui a été, en France, celui de la monarchie absolue, mais aussi de la Fronde et de la Contreréforme, l’État c’était lui, Louis XIV. En ces temps-là (pas tellement distants vis-à-vis de ce qui se passe aujourd’hui en certains pays d’Europe), beaucoup de choses tombaient dans le tabou de “l’affaire d’État”. La culture était elle aussi une affaire d’État. En ces temps-là, aucune forme de récit autobiographique (le “roman” étant encore inimaginable) ne pouvait être exploitée, de même que toutes les œuvres d’art pouvant se révéler porteuses d’une contestation quelconque. Dans un contexte comme ça, il ne faut pas s’étonner de l’accueil contradictoire des œuvres de La Fontaine et de l’homme La Fontaine. »
Quant à moi, je ne crois pas que La Fontaine pouvait envisager de « parler de soi » dans le sens que cette expression assume de nos jours. Cependant, il n’y a pas de livre ou d’œuvre d’art qui ne reflète pas son auteur. Et La Fontaine, même avec les artifices les plus compliqués, même réduit en autant de pièces que le nombre de ses animaux au visage humain, apparaît enfin lui aussi tout entier, avec son « esprit d’irrévérence ».
À partir de cette irrévérence, un précis circuit d’action et réaction se déclenche.
Au commencement de son parcours, La Fontaine aime ses Malherbe, ses Marot et se perd aussi dans l’Astrée d’Honoré d’Urfé. Pourtant il est un poète classique déjà prêt à se rebeller vis-à-vis de toute vision figée du monde classique. Il n’aime pas la solitude, il croit dans la valeur de l’amitié, il est très sensible au charme féminin. D’ailleurs, il n’est pas indifférent aux plaisirs que la gloire peut apporter, donc il est ambitieux :
« On ne considère en France que ce qui plaît : c’est la grande règle, et pour ainsi dire la seule. »
Lorsqu’il s’approche de la quarantaine, après une assez longue initiation à la littérature, il comprend qu’il n’est pas fait pour travailler dans le sillon de ses premiers maîtres. Il se sent aussi bien calé dans son temps que projeté en dehors.
Combien de poètes ont vécu une condition schizophrène pareille ? D’un côté les pulsions de la vie, parfois très simples et immédiates ; de l’autre côté, un engagement créatif continu, l’emmenant dans un délire riche d’anticipations. Je pense par exemple à Pier Paolo Pasolini, qui passait sans difficulté apparente de la « vie difficile » et parfois « violente » à la dimension de la poésie créatrice. Je reconnais en Pasolini et La Fontaine une pareille force, tout à fait particulière. La force qui rend le lion capable de se mettre au niveau des autres animaux, ou qui donne le courage à la souris de défier l’éléphant.
Un beau jour, La Fontaine entrevoit son propre parcours. Et c’est le parcours de la création libre, du déplacement. Il remonte à Platon, surtout, mais il emprunte à Phèdre ses fondamentaux. Il travaille durement :
« Vous apprendrez tôt ou tard que patience et longueur de temps font plus que force ni que rage... »
Il essaie de libérer la poésie de son temps de toute contrainte académique et métrique, de ses sujets dépassés. Mais, il cogne contre la barrière infranchissable des poètes courtisans et sans scrupules. Il voudrait aussi se lancer dans le théâtre, mais là aussi il rencontre des barrières insurmontables. (Les besoins d’amusement de la Cour laissaient vivre le théâtre, bien sûr. On avait d’ailleurs envie de poésie et de poètes à la hauteur de la grandeur de la France. Donc, on ne s’inquiétait pas pour le théâtre sérieux de Racine que le Roi et la Cour considéraient comme leur fleuron. Mais on accueillait favorablement aussi celui de Molière, car en fin de compte ce n’était que des mots lancés dans l’air. En tout cas, théâtre et poésie étaient marqués de près).
Il « mélange » alors tout ce qui hante son âme et son esprit — la poésie, le théâtre, les dialogues de Platon et les anciennes fables de Phèdre — avec l’idée géniale d’aller à la rencontre de la tradition orale. De ce mélange naissent les Fables en vers. Grâce à la création de ce nouveau genre littéraire, considéré comme mineur et, pendant les premiers temps, inoffensif, sa grandeur peut s’épandre, en demeurant pendant longtemps largement inaperçue. Les Fables lui permettent de faire vivre un monde parallèle, celui des animaux, se traduisant en une vaste et articulée métaphore du monde des hommes (qui sont des animaux eux aussi). D’un côté, la ressemblance de chaque homme à un ou plusieurs animaux, le fait d’en assumer les habitudes et les vices — habitudes et vices qu’on ne peut pas condamner sans appel chez des êtres qui ne sont jamais consciemment méchants —, nous amène à comprendre l’homme sinon à le justifier au nom de son « naturel » et de ses penchants spontanés. De l’autre côté, le plus inquiétant, les animaux ressemblent aux hommes. Il suffit de lire Les Animaux malades de la peste, comme nous conseille Voltaire :
« Selon que vous serez puissant ou misérable/ Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. »
Cette sagesse des Fables, « païenne » ou, si l’on veut, « laïque », qui comporte, pour l’homme, l’absolution d’une partie considérable de ses fautes, est sans doute un des éléments du consensus que La Fontaine a obtenu déjà de son vivant.
Dans les Fables, il réussit d’ailleurs à rendre sous forme de message assez compréhensible les arguments les plus difficiles et complexes. Il part (comme Michel Ange) d’une masse informe de suggestions et d’idées, à l’origine obscures et complexes, pour arriver à des expressions tout à fait claires et limpides.
Pour La Fontaine, les Fables se révèlent très tôt des outils formidables pour se battre contre le pouvoir absolu et incontournable que Louis XIV incarnait au plus haut niveau, s’imposant à travers un réseau capillaire de fidèles représentants et défenseurs de ce pouvoir même. Un système hiérarchique qui avait ses codes, ses mots d’ordre et évidemment sa propre culture. Il est donc bien compréhensible que La Fontaine protégeât ses découvertes comme l’on ferait pour une arme secrète.
Ensuite, il doit vivre ou mieux il doit survivre. Puisque son métier ne produit pas de richesse, il a besoin de mécénats, de travailler à l’abri. Il trouve en Fouquet son premier protecteur. Le duc de Bourgogne sera son dernier. Après la chute en disgrâce de Fouquet, La Fontaine a toujours vécu une gloire contrastée.
« Ce qui doit toucher les grands, ce n’est pas le prix des dons qu’on leur fait, c’est le zèle qui accompagne ces mêmes dons, et qui, pour en mieux parler, fait leur véritable prix auprès d’une âme comme la vôtre. Mais, Madame, j’ai tort d’appeler présent ce qui n’est qu’une simple reconnaissance. Il y a longtemps que Monseigneur le duc de Bouillon me comble de grâces, d’autant plus grandes que je les mérite moins. Je ne suis pas né pour le suivre dans les dangers ; cet honneur est réservé à des destinées plus illustres que la mienne : ce que je puis est de faire des vœux pour sa gloire, et d’y prendre part en mon cabinet, pendant qu’il remplit les provinces les plus éloignées des témoignages de sa valeur, et qu’il suit les traces de son oncle et de ses ancêtres sur ce théâtre où ils ont paru avec tant d’éclat, et qui retentira longtemps de leur nom et de leurs exploits. Je me figure l’héritier de tous ces héros, cherchant les périls dans le même temps que je jouis d’une oisiveté que les seules Muses interrompent. Certes, c’est un bonheur extraordinaire pour moi, qu’un prince qui a tant de passion pour la guerre, tellement ennemi du repos et de la mollesse, me voie d’un œil aussi favorable, et me donne autant de marques de bienveillance que si j’avais exposé ma vie pour son service. » (La Fontaine, À Madame la Duchesse de Bouillon, 1669)
Il ne pouvait d’ailleurs se comporter différemment, se tenant fidèle à son génie et à son personnage et cherchant, en même temps, la reconnaissance et l’acceptation de tout le monde. Il manifestait son aspiration aux faveurs du Roi, en se plaignant lorsqu’il s’en sentait exclu. C’est une petite faiblesse, tout à fait humaine, qu’on ne peut pas lui reprocher. Car au fond il est pleinement conscient de bénéficier d’un privilège. On ne l’empêche pas de publier et diffuser partout ses Fables, même si en elles est partout présent un très vif esprit de contestation du pouvoir de Louis XIV et de sa Cour. En tout cas, on ne le laisse pas tranquille. On déclenche une critique féroce contre lui, bourrée de mensonges et partis pris, avec le but de le tenir coincé dans ses labyrinthes.
La Fontaine vivait dramatiquement son exclusion du cercle élu des intellectuels agréés, parce que la nature même de son travail créatif avait besoin d’un terrain privilégié, d’un théâtre unique pour subsister. Et le théâtre, à l’époque de l’épanouissement majeur de son génie, était la France voulue et interprétée au suprême niveau par Louis XIV.
Ce n’est qu’une banale vérité, concernant la plupart des artistes en tout temps et en chaque lieu, même ceux qui se suicident. D’ailleurs, l’affrontement entre expression individuelle et pouvoir a toujours existé.
Ses œuvres poétiques, irrévérencieuses, au fond, envers la forme créditée et dominante, rencontrèrent d’un côté le refus net des intellectuels au pouvoir et de l’autre côté, le succès extraordinaire et croissant du public des lecteurs.
Pour faire front à cette contradiction, La Fontaine, au lieu d’attaquer pour mieux se défendre, a toujours préféré la dissimulation de ses véritables objectifs derrière un système de mensonges très complexe. Cette dissimulation ce n’était pas seulement une défense personnelle, un système pour protéger son œuvre. C’était sa raison de vie. En se déplaçant continûment du côté cour au côté jardin, de l’un à l’autre personnage de son « théâtre platonique » il a assumé sur soi — sur sa première et deuxième peau — les contradictions comiques et tragiques de l’humanité de son temps.
Il ne reste qu’une seule question encore suspendue : pourquoi autant de personnages primés par la gloire et la reconnaissance ont-ils dû s’abaisser à dénigrer La Fontaine en tant qu’homme, à le décrire comme quelqu’un qui avait une personnalité assez modeste jusqu’à douter parfois de son intelligence ? Était-il muet ? On a une infinité de témoignages qui disent le contraire. Et alors ?
Je ne m’étonne de rien. C’est d’ailleurs la loi de la forêt, et la forêt c’est justement le lieu où les personnages de La Fontaine se mesurent réciproquement. On est tous jaloux de ce qu’on possède, qu’on a toujours peur de perdre. Surtout ce qu’on a obtenu sans effort, par distraction ou en cadeau. Nous sommes possessifs jusqu’à la violence avec nos femmes et ennemis, violents envers ceux qui menacent de les enlever. Ce sont les mêmes réactions qui se déclenchent quand il est question d’un pouvoir ou d’une possible gloire. De quoi avaient-ils donc peur, les ennemis de La Fontaine ? Comme Salieri versus Mozart, ils avaient peur de son talent, ils s’agaçaient de sa facilité, ils éprouvaient une sincère haine devant son infaillibilité dans le choix des mots. Donc, dans l’impossibilité de censurer et mettre en prison des vers qui puisaient dans la sagesse populaire et dans la tradition classique, la plupart des intellectuels de l’époque ont travaillé pour coincer l’homme La Fontaine, pour l’amoindrir et le ralentir, sans pourtant réussir à l’arrêter.
La Fontaine avait en tout cas mille protections invisibles, qui venaient de ses deux amours. Les femmes, bien sûr, représentant pour lui un complément indispensable de son être en continuelle transformation. Les maîtres anciens, qui étaient eux aussi des « alter ego » dont il avait besoin pour avancer.
Les femmes sont ses Muses inspiratrices, capables elles seules de le plonger dans la rêverie et de faire éclater en lui la volonté d’aller au-delà, de dépasser lui-même :
Qu’un vain scrupule à ma flamme s’oppose
Je ne le puis souffrir aucunement,
Bien que chacun en murmure et nous glose ;
Et c’est assez pour perdre votre amant.
Si j’avais bruit de mauvais garnement,
Vous me pourriez bannir à juste cause ;
Ne l’ayant point, c’est sans nul fondement.
Qu’un vain scrupule à ma flamme s’oppose.
Que vous m’aimez, c’est pour moi lettre close ;
Voire on dirait que quelque changement
À m’alléguer ces raisons vous dispose :
Je ne le puis souffrir aucunement.
Bien miens pourrais vous cacher mon tourment,
N’ayant pas mis au contrat cette clause ;
Toujours ferai l’amour ouvertement,
Bien que chacun en murmure et nous glose.
Ainsi s’aimer est plus doux qu’eau de rose :
Souffrez-le donc, Philis ; car, autrement,
Loin de vos yeux je vais faire une pose,
Et c’est assez pour perdre votre amant.
Pourriez-vous voir ce triste éloignement ?
De vos faveurs doublez plutôt la dose.
Amour ne veut tant de raisonnement :
Ce point d’honneur, ma foi, n’est autre chose
Qu’un vain scrupule.
(Jean de La Fontaine, Rondeau redoublé, 1671)
Les maîtres du passé l’accompagnent dans son parcours vers la gloire en lui fournissant des histoires, des petites phrases, et par elles le sens de la continuité, la valeur même de la culture.
Car il n’y a pas innovation sans un rapport fort et sincère avec la tradition. Chacun choisit ses repères, ses amis au milieu de milliers de voix clamantes in deserto. Virgile réécrit Homère en faisant un chef-d’œuvre immortel qui n’a plus rien à voir avec le poème de son maître, dont il garde pourtant l’esprit, le message éternel. Dante a besoin de Virgile pour parcourir ensemble ce voyage à rebours dans le passé lointain, où Virgile peut lui donner des renseignements utiles, et dans le passé voisin, ou c’est Dante qui fait de guide à son guide. La Fontaine unit en lui l’esprit créateur du poète à l’esprit pragmatique de l’observateur de son temps et de tout ce qu’on lui offre, en particulier l’immense héritage de la culture grecque et latine. Il ne se borne pas aux plaisirs de l’invention poétique, mais se charge du passage du témoin du passé d’une rive à l’autre. En ramenant jusqu’au monde des vivants les œuvres des grands du monde des morts — car les anciennes langues grecque et latine sont de plus en plus réservées à une caste d’intellectuels très éloignés de la vie réelle —, il est bien conscient qu’avec lui une nouvelle langue française est en train de se former. Il en est le principal modernisateur. C’est cet aspect qu’on devrait regarder aujourd’hui avec une particulière attention. La Fontaine, en réécrivant de but en blanc beaucoup de textes anciens (par exemple Les amours de Psyché et de Cupidon, publié en 1669, tout de suite après les Fables de 1668), leur a donné une nouvelle vie. Ce que les traductions fidèles, mot par mot, ne réussissent jamais à faire.
D’ailleurs, pour avoir la grâce d’être accueilli, reconnu et finalement aimé, il faut aimer, aimer sans réserve. « Amor ch’a nullo amato amar perdona », dit Dante Alighieri : « tous ces qui sont aimés, aiment à la fois ». Et La Fontaine aime sans réserve ses Muses inspiratrices aussi passionnément que ses œuvres immortelles, dont il devient, grâce à son amour sincère, le guide. Comme Dante recommandait Virgile, La Fontaine recommande Juvenal et Platon, Phèdre et Boccace.
C’est l’art de la conversation. C’est aussi l’anticipation du « contrappunto » en musique. La dialectique au service du plaisir de se plonger dans une histoire, qu’il soit prévu pour elle une chute de sagesse ou qu’il ne le soit pas. Une dialectique théâtrale, qui offre à tous ceux qui partagent l’évènement de l’interprétation du texte à haute voix, d’abord la consolation du rythme magique des mots, ensuite un primordial sentiment de partage. Une force se déclenche, qui n’est pas du tout soumise aux règles plus ou moins absolues que le pouvoir au dehors du théâtre impose. Et c’est la force d’une imagination sans préjugés et pleine d’anticipations vis-à-vis du procès de libération de l’homme qui va bientôt éclater.
De son temps, on a laissé à La Fontaine la gloire sans la lui reconnaître, on lui a laissé « molto onor, poco contante » comme à Chérubin partant à la guerre. Ceux qui se sont sentis obligés d’en abîmer la figure, comme Racine, avaient évidemment toujours peur que Jean de La Fontaine, après avoir été chassé en tant que poète de génie, fût admis à la Cour pour son charme personnel. Et on a l’impression qu’il en avait même plus que les autres.
Giovanni Merloni
P.-S. Les écrivains parlent de La Fontaine. Que pensent-ils de lui ?
(www.lafontaine.net/lafontaine/lafontaine.php?id=20).
MAUCROIX (1619-1708) : « La Fontaine est un bon garçon,/ Qui n’y fait pas tant de façon./ Il ne l’a point fait par malice./ Belle paresse est tout son vice... »
MOLIERE (1622-1673) : « Nos beaux esprits ont beau se trémousser, le Bonhomme ira plus loin que nous. »
Madame De Sévigné (1626-1696) : « Faites-vous envoyer promptement les fables de La Fontaine, elles sont divines. On croit d’abord en distinguer quelques unes, et à force de les relire, on les trouve toutes bonnes. C’est une manière de narrer et un style à quoi l’on ne s’accoutume point. »
Charles Perrault (1628-1703) : « Il n’a jamais dit que ce qu’il pensait, et il n’a jamais fait que ce qu’il a voulu faire. Il joignit à cela une humilité naturelle, dont on n’a guère vu d’exemple ; car il était fort humble sans être dévot, ni même régulier dans ses mœurs, si ce n’est à la fin de sa vie qui a été toute chrétienne. Il s’estimait peu, il souffrait aisément la mauvaise humeur de ses amis, il ne leur disait rien que d’obligeant, et ne se fâchait jamais, quoiqu’on lui dît des choses capables d’exciter la colère et l’indignation des plus modérés… Non seulement il a inventé le genre de poésie où il s’est appliqué, mais il l’a porté à sa dernière perfection. » (Charles Perrault, Les Hommes illustres qui ont paru en France)
Louis Racine (1634-1699) : « ...Un homme fort malpropre et fort ennuyeux... Il ne mettait jamais rien du sien dans la conversation ; il ne parlait point ou voulait toujours parler de Platon, dont il avait fait une étude particulière dans la traduction latine. »
Nicolas Boileau-Despréaux (1636-1711) : « Les ouvrages de La Fontaine sont reçus avec des battements de mains. »
Jean de La Bruyère (1645-1696) : « Homme unique en son genre, modèle difficile à imiter". "Un homme paraît grossier, lourd, stupide, il ne sait pas parler ni raconter ce qu’il vient de voir : s’il se met à écrire, c’est le modèle des bons contes, il fait parler les animaux, les arbres, les pierres, tout ce qui ne parle point : ce n’est que légèreté, qu’élégance, que beau naturel et que délicatesse dans ses ouvrages. »
Fénelon (1651-1715) : « La Fontaine a donné une voix aux bêtes pour qu’elles fissent entendre aux hommes les leçons de la sagesse. »
Voltaire (1694-1778) : « C’est un homme unique dans les excellents morceaux qu’il nous a laissés (...) ils iront à la dernière postérité ; ils conviennent à tous les hommes, à tous les âges. (…) Tous ces grands hommes furent connus et protégés de Louis XIV, excepté La Fontaine. Son extrême simplicité, poussée jusqu’à l’oubli de soi-même, l’écartait d’une cour qu’il ne cherchait pas ; mais le duc de Bourgogne l’accueillit, et il reçut dans sa vieillesse quelques bienfaits de ce prince. Il était, malgré son génie, presque aussi simple que les héros de ses fables. Un prêtre de l’oratoire, nommé Pouget, se fit un grand mérite d’avoir traité cet homme de moeurs si innocentes, comme s’il eût parlé à la Brinvilliers et à la Voisin. Ses contes ne sont que ceux du Pogge, de l’Arioste, et de la reine de Navarre. Si la volupté est dangereuse, ce ne sont pas des plaisanteries qui inspirent cette volupté. On pourrait appliquer à La Fontaine son admirable fable des Animaux malades de la peste, qui s’accusent de leurs fautes : on y pardonne tout aux lions, aux loups, et aux ours ; et un animal innocent est dévoué pour avoir mangé un peu d’herbe. » (Voltaire, Le siècle de Louis XIV, ....)
Jean Jacques Rousseau (1712-1778) : « Composons, Monsieur de La Fontaine. Je promets, quant à moi, de vous lire, avec choix, de vous aimer ; de m’instruire dans vos fables, car j’espère ne pas me tromper sur leur objet ; mais pour mon élève, permettez que je ne lui en laisse pas étudier une seule, jusqu’à ce que vous m’ayez prouvé qu’il est bon pour lui d’apprendre des choses dont il ne comprend pas le quart, que dans celles qu’il pourra comprendre il ne prendra jamais le change et qu’au lieu de se corriger sur la dupe, il ne se formera pas sur le fripon. » (Émile, livre II)
Nicolas de Chamfort (1740-1794) : « Le style de La Fontaine est peut-être ce que l’histoire littéraire de tous les siècles offre de plus étonnant. » (Éloge de La Fontaine, 1774)
Wolfgang Goethe (1749-1832) : « La Fontaine est en si haute estime chez les français, non à cause de sa valeur poétique, mais à cause de la grandeur de son caractère. »
Alphonse de Lamartine (1790-1869) : « On me faisait bien apprendre par coeur quelques fables de La Fontaine, mais ces vers boiteux, disloqués, inégaux, sans symétrie, ni dans l’oreille ni sur la page, me rebutaient. »
Hyppolite Taine (1828-1893) : « C’est La Fontaine qui est notre Homère...il nous a donné notre oeuvre poétique la plus nationale, la plus achevée et la plus originale. »
"la fable est une mascarade ; le simple déguisement des animaux en hommes fait sourire. Leur monde est la parodie du nôtre, et leurs moindres actions sont la critique de nos moeurs. La fable est donc par nature une comédie et le poète un railleur."
André Gide (1869-1951) : « On ne saurait rêver d’art plus discret, d’apparence moins volontaire... on sent aussi qu’il y entre de la malice et qu’il faut se prêter au jeu, sous peine de ne pas bien l’entendre ; car il ne prend rien au sérieux. »
Paul Valéry (1871-1945) : « Je ne puis souffrir le ton rustique et faux [des contes de La Fontaine], les vers d’une facilité répugnante, leur bassesse générale, et tout l’ennui que respire un libertinage si contraire à la volupté et si mortel à la poésie. »
Jean Giraudoux (1882-1944) : « Les fables de La Fontaine ne nous montrent pas des hommes prenant des masques de bêtes, mais le contraire. Au-dessous du masque humain qui la couvre, demeure et vit sans trop se douter ce de que le fabuliste lui fait dire, la bête véritable. Au-dessous de cette avarice, de cette adulation qu’on lui impose, existe tout ce qui est félin, fauve, poilu, et parfois transparait d’une façon extraordinaire, écartant le déguisement humain ; la candeur ou l’inquiétude animale. » (Les cinq tentations de La Fontaine)
Louis-Ferdinand Céline (1894-1961) : « La Fontaine fait des fables, ben qu’est-ce qui va en faire maintenant ?.. Il n’y a rien à ajouter ; c’est fait, c’est correct. C’est plein.. C’est ça, c’est tout.. Et pis après, bé dame, après, y a pus rien à faire. »
Pierre Clarac (1894-1986) : « Il est des artistes qui, fixés sur un seul objet, s’efforcent ; dans une contemplation immobile, d’y retrouver l’essence de la réalité et les secrets de l’univers. D’autres, tentés par tous les rayons et tous les reflets, dociles à tous les souffles, ne voudraient rien laisser au monde en dehors de leur oeuvre : Hommes, dieux, animaux, tout y fait quelque rôle. Ils promènent à la surface des choses un émerveillement que n’abandonne jamais une secrète défiance. Jouir de tout sans s’attacher à rien, c’est leur devise ; c’est celle de La Fontaine. Et c’est pourquoi son oeuvre est à la fois si enjouée et si amère. »
Georges Pompidou (1911-1974) : « La Fontaine, maître dans l’art classique de "faire difficilement" des vers faciles. »
Marc Fumaroli (1932) : « S’il est un lieu où tout le "siècle d’Auguste" vient se résumer, avec toute sa lyre et ses couleurs contrastées, c’est bien dans les Fables, où Virgile, Horace, les élégiaques, retrouvent leur voix sous celle de Phèdre et d’Esope, et où Ovide, qui a chanté tant de métamorphoses d’hommes et d’animaux, revient avec une tout autre séduction alexandrine que chez Benserade ou chez Du Ryer. Lieu d’affleurement de tant de richesses contradictoires de la tradition poétique française, les fables s’offrent en outre le luxe de réverbérer dans toute leur diversité les saveurs de la poésie romaine à son point de suprême maturité. Il y a bien quelque chose de pantagruélique dans l’art de La Fontaine, le plus érudit de notre langue ; mais ce qui se voyait chez Rabelais, ce qui était voyant chez Ronsard, s’évapore chez lui en une essence volatile et lumineuse, où des visions dignes d’Homère apparaissent, et ne se dissipent pas. Le génie d’une langue et celui d’une culture millénaire se concentrent ici en un point où la justesse de la voix et celle du regard suffisent à tout dire d’un mot. »
Pierre Desproges (1939-1988) : « Voici une définition tirée du D.S.U.E de Desproges (Dictionnaire Superflu à l’Usage de l’Elite et des Bien Nantis) envoyée par un visiteur de ce site : Ysopet n. m. du latin ysopetus (ysopetae, ysopetam, ysopetorum) Nom donné , au Moyen Age, à des fables ou recueils de fables imitées ou non d’Esope les ysopets d’Anne de Beaugency, de Charles de Brabant de Zézette d’Orléans sont parmi les plus célèbres. Avec cet effroyable cynisme d’emperruqué mondain qui le caractérise, La Fontaine n’hésita pas à puiser largement dans les ysopets des autres pour les parodier grossièrement et les signer de son nom. Grâce à quoi, de nos jours encore, ce cuistre indélicat passe encore pour un authentique poète, voire pour un fin moraliste, alors qu’il ne fut qu’un pilleur d’idées sans scrupules, doublé d’un courtisan lèche-cul craquant des vertèbres et lumbagoté de partout à force de serviles courbettes et honteux léchages d’escarpins dans les boudoirs archiducaux où sa veulerie plate lui assura le gîte, le couvert et la baisouillette jusqu’à ce jour de 1695 où, sur un lit d’hôpital, le rat, la belette et le petit lapin lui broutèrent les nougats jusqu’à ce que mort s’ensuive, ce qui prouve qu’on a souvent besoin d’un plus petit que soi. Essayez de vous brouter vous-même les nougats, vous verrez que j’ai raison. »
Marcel Gutwirth (vivant) : « …dans l’exacte mesure où la fable confère à la bête le don de la parole, elle l’arrache à son mystère, la satellise, modelée qu’elle se retrouve sur le patron des penchants humains — vanité, couardise, jactance, perfidie. Réciproquement, dans la mesure où, ces traits, elle a eu à les loger sous le pelage d’une bête, la fable, en nous transportant hors de nous-mêmes, nous dépayse d’autant, ouvre le champ à l’aventure. » (Un merveilleux sans éclat, La Fontaine ou la poésie exilée.)
Patrick Dendrey (1950) : « L’utile se marie ici à l’agréable, se métamorphose même en forme d’agrément conscient et accepté : il est utile de satisfaire le besoin de beauté et de jouissance gratuite des hommes — il le faut. Ainsi se définit une morale "supérieure" de l’apologue, assimilée au désir de poésie, désir de beauté et de gaieté, conçu comme geste de rupture avec la réalité par la fascination dont il nous charme — mais aussi par l’éveil de conscience que son ironie critique y associe sans contradiction ni césure : car l’apologue "réveille". Cette double tâche relève du pouvoir de la gaieté, tout à la fois charmeuse et incisive. Et la philosophie supérieure des fables consiste donc en une sagesse de la gaieté qui pourrait se définir comme le charme d’un plaisir lucide en même temps que d’un plaisir de lucidité. »
Texte repris du site de l’auteur. Pour accéder aux illustrations accompagnant le texte, cliquer ici.
A lire également la critique du livre Le maître du jardin.
[1] Cherche midi, 2011