Dans l’actuelle période de crispation identitaire marquée, fruit de trente années de non prise en compte des interrogations et des angoisses générées par les mutations et déséquilibres sociétaux, il peut être très intéressant de découvrir ou redécouvrir ce travail, publié en 2014, dans lequel Yves Bannel analyse les ressorts de cette crise et les solutions envisageables.
Dans sa préface, Guy Arcizet, ancien Grand-Maître du Grand-Orient de France (2010-2012) nous donne l’orientation de l’ouvrage :
« La question identitaire est-elle source de ségrégation et de racisme ? Est-elle liée à la culture, à la politique, à la religion ou à l’éthique ? A-t-elle un lien avec les frontières et la géographie ?
Yves Bannel s’affronte avec lucidité au problème. Il dépasse les diktats et les présupposés politiciens qui envahissent le débat en ce début de XXIème siècle. Car sa réflexion garde en filigrane la nécessité d’établir une philosophie politique, dégagée de toute idée faite ou préconçue. Il ne s’agit pas de juger pour détruire mais d’éclairer pour édifier. »
Yves Bannel identifie la source de la question identitaire et de son irruption grandissante dans notre société dans « une désillusion grandissante au sein de la société civile ».
« Pour des raisons diverses et parfois contraires, ajoute-t-il, ces déconvenues résultent d’un même constat : un langage politique abstrait et idéologique qui ne prend pas en compte les vrais problèmes ni leur ampleur. »
Dans le contexte de l’affaiblissement de l’Etat-Nation et donc de l’identification à la Nation, du morcellement culturel, de l’individualisme célébré, d’une européanisation qui ne fait pas rêver par faillite des politiciens, d’une mondialisation trop commerciale, « Chacun porte en lui une juxtaposition d’identités qui sont le résumé de sa vie, de ses expériences, de ses errances, de ses craintes, de ses ambitions. Nulle identité, nous dit Yves Bannel, n’est donnée à tout jamais, nulle appartenance n’est figée. »
Ce qui devrait être une richesse est devenu source d’angoisse. Nous savons que si les besoins de réalisation ne sont pas installés de manière puissante, ce sont les besoins d’appartenance et de reconnaissance qui sont largement à l’œuvre dans nos vies or c’est justement l’appartenance et la reconnaissance qui font aujourd’hui défaut.
Yves Bannel propose plusieurs analyses. Il commence par observer les divers concepts d’identité, entre tendance multiculturaliste et tendance essentialiste. Il cherche à déterminer « le poids de l’individualisme contemporain dans la crise du lien social et dans l’écart grandissant entre le jeu et le nous, et plus encore entre le nous et les autres ». Il remarque « le risque d’une trahison de l’éthique au bénéfice de l’ethnique ».
La nécessité d’un projet commun de société dans lequel le plus grand nombre puisse se reconnaître et s’inscrire comme acteur et la réhabilitation de la culture, comme du symbolisme, et d’une éducation portée vers la construction du futur participeraient à refonder le sens, ce qui passe par la compréhension de la révolution dans laquelle nous nous trouvons, révolution multiple : conceptuelle, scientifique, sociale et culturelle.
Dans cette tourmente, il est utile de jeter un regard critique sur l’individualisme contemporain, post-idéologique et auto-centré comme jamais et de reconnaître la nécessité de l’autorité afin « d’arbitrer et d’apaiser les conflits » mais précise-t-il, cette autorité doit s’appuyer sur quatre principes : laïcité, équité, égalité devant la loi au sein de la République, respect des lois en vigueur. Nous voyons à quel point, aujourd’hui, ces quatre piliers sont attaqués par ceux-là mêmes qui sont censés les défendre. Les visions à court terme, ce qu’Yves Bannel nomme « la maladie du présent », renforcée par le traitement médiatique, ont généré des enlisements multiples. Aujourd’hui, remarque-t-il, sont privilégiés l’immédiat au lieu du recul, l’identification au lieu de la réflexion, la commémoration au lieu de l’explication, la mémoire au lieu de l’histoire, l’empathie au lieu de l’analyse. Cette absence de distance interdit l’élaboration de pensées complexes, seules à même d’ouvrir de nouvelles voies.
« Osons l’interculturalisme » propose Yves Bannel. L’interculturalisme « inclut et décline les valeurs et facteurs ignorés par le pluralisme ou rejetés par le multiculturalisme ». Il évoque notamment « l’existence d’une culture majoritaire préexistante qui peut servir de creuset de convergences », une laïcité repensée, la formation progressive d’une culture commune fécondée par la diversité culturelle, le brassage des identités, des traditions, des croyances… Il insiste sur ce qui est cruellement déficitaire aujourd’hui : « la gestion équitable des droits et prérogatives de tous de façon à pacifier le tissu social, à éviter la dualité majorité – minorités qui ne peut que déboucher sur des rapports de force, à éviter enfin que l’éthnique prime sur l’éthique ». Bien entendu un tel projet ne peut laisser sur le bord de la route des citoyens pour des raisons économiques. L’insertion économique de tous est indispensable pour favoriser les interactions et éviter les exclusions sociales et culturelles.
Entre espoir et pessimisme, lucide par conséquent, le propos d’Yves Bannel se termine par une invitation à « connaître l’islam pour comprendre les hommes ».
Ce texte, encore plus nécessaire aujourd’hui que lors de sa parution en 2014, nous met à distance d’une situation envahissante, afin de nous penser et de nous comprendre, pour éviter l’impensable.
La crise identitaire révélateur de la société contemporaine par Yves Bannel. Editions Télètes, 51 rue de la Condamine, 75017 Paris.