On a fait en Occident des manifestations qui ont débuté à Kiev, en novembre 2013, une riposte à l’annonce par le président Ianoukovitch de son refus de signer l’Accord d’association proposé par l’Union européenne. En fait, comme l’indique l’économiste et spécialiste du monde russe Jacques Sapir, la base du mouvement de contestation « était une révolte contre la corruption bien plus qu’une volonté d’adhésion à l’Union européenne » [1]. Révolte qui court depuis l’indépendance de l’Ukraine en 1991.
Aucun des gouvernements qui se sont succédé depuis – que ce soit celui des pro-européens, Ioulia Timochenko en tête, de 2005 à 2010, que ce soit celui de Ianoukovitch – n’a réussi à juguler la crise sociale et économique. Tout au contraire, chacun s’est évertué à suivre les « recommandations » du FMI, de la Banque mondiale et de la Commission européenne : privatisations, déréglementations, liquidation des services publics, austérité. L’Ukraine est d’ailleurs à ce jour le second débiteur du FMI dans le monde.
De 1991 à 2012, la production d’électricité a chuté de 35 %, celle de certains produits sidérurgiques de plus de moitié. En 2012, la production de tracteurs ne représentait qu’environ 5 % de ce qu’elle était en 1990, dans un pays où un tiers de la population vit en milieu rural et détient 20 % des sols de terre noire de la planète. L’Ukraine comptait 16 grandes usines de machines-outils qui produisaient 37 000 unités en 1990, seuls trois d’entre elles tentent, aujourd’hui, de fonctionner tant bien que mal, produisant à peine 40 machines par an. Les privatisations ont touché plus de 50 000 entreprises et 45 % d’entre elles sont depuis fermées.
L’économiste Natalia Vitrenko, présidente du Parti progressiste socialiste d’Ukraine, était de passage à Paris, il y a quelques jours. Lors d’une conférence, elle affirmait : « L’Ukraine était auparavant l’un des premiers pays en matière de PIB par habitant, nous étions 11 % au-dessus du PIB mondial moyen par tête. Mais notre PIB a chuté d’un tiers et dès 2012 il n’était plus que de deux tiers de ce qu’il était en 1989. Nous sommes aujourd’hui 40 % en dessous du PIB mondial moyen par tête, en dessous de la Namibie ». Pour Natalia Vitrenko, « Ce que l’Ukraine a gagné au cours de ces années, c’est de la dette extérieure. Nous avons maintenant une dette extérieure qui équivaut au double de nos réserves monétaires en or. Notre dette extérieure brute s’approche des 80 % du PIB. La pire des choses est que cet effondrement a appauvri la population. Le salaire minimum en Ukraine est de 118 euros par mois ; la retraite minimum est de 86 euros par mois ».
Cette situation touche presque autant l’Ouest du pays, plutôt agraire, que l’Est industriel. La détresse sociale est d’autant mal vécue que tous les gouvernements ont usé des recettes néolibérales et tous ont été marqués par une gigantesque et scandaleuse corruption.
Dans ces conditions, l’association à l’Union européenne pouvait apparaître à beaucoup, tant à l’Est qu’à l’Ouest, comme un espoir. Aussi les ukrainiens sont-ils descendus en nombre manifester à Kiev comme à Kharkov, à Lviv comme à Donetsk.
Cependant, dans la nuit du 29 au 30 novembre 2013, les forces de l’ordre donnèrent l’assaut à la place de l’Indépendance à Kiev – le Maïdan – où les manifestants s’étaient rassemblés. La répression fut violente et disproportionnée. Parallèlement, des groupes néonazis, pour l’essentiel venus de l’Ouest du pays, notamment de Galicie, s’installèrent à Kiev et constituèrent un soi-disant « service d’ordre » sur le Maïdan. Ils agressèrent la police. Ce fut l’escalade. La propagande de ces groupes, dont ceux affiliés au parti d’extrême droite Svoboda (Liberté) qui dispose, au plan national, d’une assise électorale de 10 % mais de plus de 30 % à l’Ouest, ou celle des fascistes de Pravy Sektor (Secteur droit), encore plus violents, domine depuis tous les discours. Social et éthique à l’origine, le mouvement a ainsi pris un caractère nationaliste, antirusse, voire antisémite. Ainsi, Dmitri Iaroch, le chef de Pravy Sektor, ne cesse-t-il pas de dénoncer « la mafia judéo moscovite ».
Le « partenariat oriental » proposé par l’UE avait été initié en décembre 2008 par Carl Bildt et Radek Sikorski, les ministres des Affaires étrangères suédois et polonais, à la veille de l’affrontement militaire géorgien avec la Russie en Ossétie du sud. Cette initiative concerne six anciennes républiques soviétiques : trois dans le Caucase (Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie) et trois dans la partie orientale de l’Europe centrale (Biélorussie, Moldavie et Ukraine). L’idée n’est pas d’en faire des membres à part entière de l’UE, mais de les attirer dans son giron par de prétendus Accords d’association (AA), fondés sur un libre-échange complet et approfondi (Deep and comprehensive Free Trade Agreement). À cause de son importance géopolitique, l’Ukraine est la cible privilégiée.
Le projet d’Accord d’association avec l’UE envisageait donc de placer Kiev sous la tutelle d’agences supranationales (le Conseil d’association et le Comité sur le commerce) se plaçant au-dessus de la Constitution et des lois du pays, en tant qu’autorités décisionnelles. Selon Natalia Vitrenko, comme selon plusieurs spécialistes, « La mise en œuvre de l’Accord d’association avec l’UE aurait conduit indiscutablement à la destruction de l’économie du pays, de son industrie, de son agriculture, de ses services et de son secteur scientifique ». De plus, l’UE exigeait de l’Ukraine qu’elle s’inscrive dans la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC), ce qui signifiait une rupture totale avec la Russie que Bruxelles voulait voir symbolisée par l’expulsion de la flotte russe de ses bases de Crimée et, sans doute, leur mise à disposition de l’OTAN dans un futur proche.
L’UE et les États-unis se sont installés en Ukraine dès 1991, par le biais de dizaines d’ONG. Les cercles de l’immigration ukrainienne au Canada et aux USA (souvent les héritiers d’anciens combattants des troupes nationalistes alliées à l’Allemagne nazie, récupérés par les services occidentaux en 1945 et recyclés comme agents antisoviétiques) ont été mis à contribution pour envoyer sur place des « instructeurs ». La « révolution orange » (204-2005) - elle-même produit de « l’aide » occidentale - s’étant enlisée dans le marais néolibéral et ses protagonistes ayant perdu les élections de 2010 et 2012, les occidentaux sont repartis à la charge. Objectif : pour les Américains, affaiblir la Russie, empêcher Vladimir Poutine de réaliser son projet d’association eurasiatique d’anciennes républiques de l’URSS et continuer l’encerclement du pays par l’OTAN. Pour les Européens, essentiellement pour les Allemands qui ont toujours rêvé de ces confins, il s’agit d’organiser le pillage de l’Ukraine et de s’y ouvrir des marchés sans concurrence intérieure.
Les principaux partis libéraux - Batkivshchyna (Patrie) de Ioulia Timochenko et du nouveau Premier ministre, Arseni Iatseniouk, et l’UdAR (Coup de poing – sic !) de Vitali Klitschko – ont pu être créés grâce aux Américains (Timochenko) ou aux Allemands (Klitchko). Quant à Svoboda (Liberté), son chef néofasciste Oleg Tianybok a non seulement été, lui aussi, généreusement arrosé par les Occidentaux, mais il a eu le droit, comme les autres, à de solides poignées de mains de la part de Catherine Ashton, haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité de l’UE, du sénateur John Mc Cain, de bien d’autres, y compris … Laurent Fabius. Celui-ci, qui a tant souffert par le passé d’allusions antisémites, ne sait-il pas qui est ce Tianybok ? Il est vrai que notre ministre des Affaires étrangères s’est empressé, comme ses collègues allemands ou polonais, de saluer le nouveau gouvernement « démocratique » de Kiev que les ministres de la Défense des pays de l’OTAN ont qualifié de « clé pour la sécurité euro-atlantique »... Là encore, Laurent Fabius en connaît-il la composition ?
Outre les libéraux connus, font partie de ce gouvernement : Oleksandr Sich (Svoboda), vice-premier ministre ; Ihor Chvaika et Andriy Mokhnik, respectivement ministres de l’Agriculture et de l’Ecologie (Svoboda) ; Serhiy Kvit, ministre de l’Education (ancien membre du groupe néonazi Trizub ) ; Andriy Parubiy, chef du Conseil national de défense et de sécurité (commandant du contingent d’« autodéfense » du Maïdan) ; Dmitro Iarosh, adjoint de Parubiy (Pravy Sektor, milice néonazie) ; le nouveau Procureur général, Oleg Makhnitsky (Svoboda).
Ce que le dirigeant de l’extrême droite autrichienne, Heider, n’avait pu obtenir à l’entrée au gouvernement de son parti en 2000, les néonazis ukrainiens l’ont obtenu : être reconnus par l’Europe. Pour Heider, la Waffen-SS était une « partie de l’armée allemande à laquelle il faut rendre honneur ». À l’ouest de l’Ukraine, les nationalistes élèvent des monuments à la gloire de la division SS « Galicie ». Avec le fric des européens et des américains ?
Depuis 1991, avec le soutien ou le silence des autorités qui se sont succédées à Kiev et avec l’aide des Occidentaux, on assiste à la réhabilitation de ceux qui ont collaboré avec les nazis : l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) et sa branche armée (UPA – Armée insurrectionnelle ukrainienne). Des monuments leur sont dédiés, des cérémonies commémoratives ont lieu, avec drapeaux d’époque, uniformes nazis, etc. Stepan Bandera, le principal chef de l’OUN a été fait « héros » national par les amis de Ioulia Timochenko (future candidate à la présidentielle ?) avant que Ianoukovitch revienne sur cette décision. Depuis novembre, on a vu partout fleurir des portraits de ce Bandera (condamné par contumace en 1944 et exécuté à la fin des années cinquante en RFA par un officier du KGB). Armées, grâce au pillage de postes de police et de casernes, constituées en groupes de choc, les troupes nationalistes venues de l’Ouest du pays, ont réussi à faire basculer des manifestations pacifiques de « pro-européens », et surtout de gens déboussolés, en émeutes sanglantes, ouvrant ainsi un cycle provocations-répressions dont l’aboutissement provisoire a été le coup d’État des 22 et 23 février.
Ces mêmes groupes ont commis à l’Ouest toutes sortes d’exactions contre des églises orthodoxes et des synagogues. Les intimidations et humiliations à l’égard de fonctionnaires ou de dirigeants politiques (le Premier secrétaire du Comité de la ville de Lviv du Parti communiste d’Ukraine, Rostislav Vasilko, a été torturé et se trouve hospitalisé) n’ont cessé, et ne cessent encore, de se multiplier.
La situation est telle que la presse israélienne s’est fait écho de l’appel d’un des grands rabbins d’Ukraine, Moshe Reuven Asman, dans lequel il exhorte les Juifs à quitter la capitale Kiev, à la suite de l’agression sur deux étudiants de la Yeshiva Chabad dans la ville le mois dernier : « J’ai dit à ma communauté de sortir de la ville et si possible de l’Etat … il y a beaucoup de mises en garde sur des attaques prévues contre des institutions juives » [2].
La collaboration avec les nazis des nationalistes ukrainiens, dont se réclament aujourd’hui Svoboda et les autres, a commencé dans les années trente. L’ouest du pays était alors sous administration polonaise depuis 1920, après avoir fait partie intégrante de l’Empire austro-hongrois jusqu’en 1918. Les membres de l’OUN et de l’UPA étaient formés par les SA d’Ernst Röhm en Allemagne. En 1938, au lac de Chiem, près de Berlin-Tegel, et à Quenzgut au bord du lac Quenz, près de Brandebourg, sont créés, par l’Abwehr, le service de renseignement de la Wehrmacht, des centres d’entraînement, en vue de la création d’une cinquième colonne en Pologne et en Union soviétique. Des émigrants politiques ukrainiens y sont instruits.
En mars 1940, avec l’aide de l’Abwehr, la direction de l’OUN organise des groupes de sabotage et d’intoxication des populations à Lviv et en Volhynie soviétiques. D’autres groupes de saboteurs opèrent en Biélorussie et Ukraine. En 1941, l’OUN et son dirigeant, Stepan Bandera, sont fin prêts à participer à l’agression du Reich contre l’URSS. En uniforme de l’Armée rouge, ils commettent nombre d’assassinats ciblés contre les officiers du NKVD [3], cherchent à désorganiser la circulation et à dynamiter des objectifs stratégiques.
En juin – juillet et août 1941, quelque fois avant même l’arrivée des Allemands, comme à Lviv, les nationalistes de l’OUN massacrent sauvagement les Juifs à tel point que les nazis eux-mêmes, effrayés par le côté anarchique de ce début de génocide, interdisent les opérations séparées des nationalistes et en font des supplétifs des Einsatzgruppen.
La police ukrainienne alliée des nazis comptera jusqu’à 250 000 hommes. Des milliers d’autres serviront comme gardiens dans les camps d’Auschwitz, Treblinka et Belzec. L’OUN participe activement à l’exécution de prisonniers de guerre soviétiques, notamment des commissaires politiques, à la chasse aux communistes. Elle sera un précieux secours pour les nazis dans la guerre contre les partisans.
Mais pressé de proclamer un État ukrainien indépendant, Bandera déçoit les Allemands qui l’envoient en résidence surveillée en Allemagne, d’où il continue cependant à diriger ses troupes. Il reviendra en grâce en 1943, après le désastre de Stalingrad.
En mars de cette même année, est constituée la division SS « Galicie ». Elle comptera 26 000 hommes mais 80 000 se portèrent volontaires ! Les SS ukrainiens, non contents de se battre contre leurs frères qui servaient dans l’Armée rouge, appuyèrent en 1944 la garde fasciste slovaque contre les partisans après l’échec du soulèvement du 29 août 1942.
A la fin de la guerre, l’OUN et l’UPA, dans laquelle seront reversé les effectifs rescapés de la SS « Galicie » continuèrent de semer la terreur, jusque dans les années cinquante à l’ouest de l’Ukraine désormais soviétique. Bandera, pour sa part, fut recruté par les Services secrets britanniques [4]. Puis, en 1956, Bandera intégra les services de renseignements de RFA, la BND, alors dirigée par le général Reinhardt Gehlen, le chef des services de renseignement militaire pour le front oriental pendant la Deuxième Guerre mondiale. Des retrouvailles en somme. Un rapport du MI-6 de 1954 fait l’éloge de Bandera en tant qu’« agent professionnel muni d’une expérience terroriste et de notions impitoyables concernant les règles du jeu ».
Après ça, Svoboda peut dormir tranquille !
Les Occidentaux savent tout cela. Ils n’en ont cure. Et les médias ? Rien chez nous ou presque. C’est un peu mieux en Grande-Bretagne : sous le titre : « Des nervis d’extrême-droite détournent l’insurrection pour la liberté en Ukraine », le Time Magazine du 28 janvier faisait un gros plan sur le groupuscule Spilna Sprava (« Cause commune », dont les initiales en ukrainien sont « SS »),qui fait partie de la nébuleuse du Maïdan. Le lendemain, le Guardian titrait : « En Ukraine, les fascistes, les oligarques et l’élargissement occidental sont au cœur de la crise », avec en sous-titre : « L’histoire qu’on nous raconte sur les manifestations paralysant Kiev n’a qu’un lointain rapport avec la réalité »… Seumas Milne, un des journalistes du titre, précisait : « Vous n’auriez jamais pu apprendre par la grande presse que des nationalistes d’extrême-droite et des fascistes sont au cœur des protestations et des attaques contre les bâtiments officiels. Un des trois principaux partis d’opposition menant la campagne est le parti antisémite de la droite dure, Svoboda, dont le dirigeant Oleh Tyahnybok affirme que l’Ukraine est contrôlée par une "mafia judéo-moscovite". Svoboda, actuellement au pouvoir dans la ville de Lviv, a dirigé au début du mois une marche aux flambeaux de 15 000 personnes à la mémoire du dirigeant fasciste ukrainien Stepan Bandera, dont les troupes ont combattu avec les nazis pendant la Deuxième Guerre mondiale et ont participé au massacre des Juifs ».
Alors, en France, on s’y met ?
L’Ukraine est le berceau de la Rus’ auquel appartiennent les deux peuples ainsi que les Biélorusses. Russie et Ukraine sont « mariées » depuis plus de 3 siècles. Tous ces peuples ont traversé les pires épreuves ensemble, qu’il s’agisse de la guerre civile, de la « Grande guerre patriotique » - dont les monuments aux morts sont saccagés aujourd’hui même à Kiev – ou encore des effets du stalinisme. Les armées russe et ukrainienne n’en faisait qu’une il y a vingt ans et la Marine de la mer Noire n’a été partagée qu’il y a 17 ans.
Mis à part les nationalistes de l’Ukraine occidentale, personne ni en Ukraine ni en Russie ne souhaite, ni n’acceptera, une guerre fratricide. La « menace » russe n’existe pas. En revanche, en se donnant le droit de protéger ses ressortissants et la population russophone de l’Est en cas d’agression, Moscou ne fait que ce que ferait n’importe quel Etat confronté à une même situation. La France ne protège pas ses ressortissants en Afrique, par exemple ? Et l’Amérique !?
Alors pourquoi tous ces bruits de bottes ?
La « menace » d’intervention russe fournit l’occasion aux groupes fascistes armés de renforcer numériquement et matériellement leurs troupes et d’accroître leur pression sur la coalition au pouvoir. Celle-ci profite de la situation pour accroître ses exigences vis-à-vis de l’UE et des États-unis, forcer son entrée dans l’OTAN, obtenir un soutien financier conséquent.
Les Russes, de leur côté, se présentent comme maîtres du jeu après avoir essuyé un échec avec la destitution de Ianoukovitch. Ils profitent du danger – qui peut être réel – qui plane sur les russophones d’Ukraine pour développer une politique de force qui reçoit en retour le soutien des populations russophones à l’Est et au Sud du pays. Ils constituent un rapport de forces en vue des négociations à venir avec les Occidentaux.
Ceux-ci cherchaient non pas à « libérer » l’Ukraine, mais à déstabiliser la Russie. Manquant totalement de discernement et de connaissance du terrain et bien que prévenus (par des journalistes et des spécialistes) des risques d’implosion de l’Ukraine, ils sont allés jusqu’au bout et ont fait chuter Ianoukovitch, se retrouvent de fait devant une partition du pays (ce qui ne gêne pas les Américains mais est inacceptable par les Européens). Du coup, ils ont offert à Vladimir Poutine l’occasion primo de reprendre la main, secundo de s’installer sans doute définitivement en Crimée, tertio d’accroître l’influence russe à l’Est et au Sud de l’Ukraine.
La Crimée, conquise sur les Ottomans, était russe depuis 180 ans quand Khrouchtchev l’a « donnée », en 1954, à la République socialiste soviétique d’Ukraine, dont il était originaire et longtemps le principal dirigeant. Ce changement de cadre administratif ne changeait pas grand-chose, à l’époque puisqu’il avait lieu au sein de l’Union soviétique qui assurait la continuité territoriale. À titre de comparaison, cette même année 1954, la Corse n’était française que depuis 185 ans et la Savoie d’aujourd’hui ne l’est que depuis 154 ans quand la Crimée est « ukrainienne » depuis 60 ans.
Sa population est russe et russophone à près de 90%. Elle n’a jamais vraiment accepté son rattachement à l’Ukraine.
La principale base militaire et navale russe sur la mer Noire se trouve à Sébastopol en Crimée. Un accord prévoit que le bail concédé par l’Ukraine doit se poursuivre jusqu’en 2042. La coalition libérale-fasciste n’a pas caché sa volonté d’abroger cet accord. Le projet d’Accord d’Association entre l’Europe et l’Ukraine présenté par Bruxelles fait de l’évacuation de la marine russe de Crimée un point nodal.
On peut considérer – c’est l’avis de plusieurs spécialistes et même, en privé, celui de diplomates occidentaux – que la Russie demeurera en Crimée quelque soit le statut qu’adoptera celle-ci. Le 6 mars, le parlement de la région a demandé à une écrasante majorité le rattachement de celle-ci à la Fédération de Russie en tant que « sujet ». Un référendum doit avoir lieu le 16 mars. Son issue ne fait guère de doute.
Les Occidentaux vont crier au scandale, à l’annexion, à l’Anschluss. Pourtant, il y a une jurisprudence européenne : le Kosovo. Ils ont bombardé la Serbie pour que ce morceau de son territoire, berceau de son histoire, accède à l’indépendance, sous prétexte qu’il était peuplé en majorité par des Albanais.
Les élections présidentielle (2010) et législatives (2012) ont permis de mesurer « combien la politique ukrainienne était marquée par une division entre des populations russes (et russophones) regroupées à l’Est du pays et des population ukrainnophones, dont une partie habite les régions qui, avant 1914, étaient soit dans l’empire Austro-Hongrois soit étaient en Pologne. L’Ukraine est un pays neuf, dont l’existence est fragilisée par ces divisions » (Jacques Sapir, article cité plus haut).
En effet, c’était bien la réalité, avant le coup d’État des 22 et 23 février. Au lendemain de celui-ci, cependant, les nouvelles autorités, dont la légalité est pour le moins contestable, ont abrogé la loi sur les langues qui donnait au russe le statut de langue régionale là où il était parlé par au moins 10% de la population.
Après les slogans antirusses, la démolition des monuments aux morts de la guerre de 41-45, le renversement de statues de Lénine, les appels à une sorte d’épuration ethnique, c’en était trop. À l’Est et au Sud (Odessa), des manifestations, parfois violentes, se multiplient. Le drapeau russe est hissé sur des bâtiments publics et ici et là, les gouverneurs nommés par Kiev sont conspués voire remplacés.
C’est la même chose à l’Ouest, mais là, ce sont les nationalistes qui sont à la manœuvre. Le résultat est cependant le même : le pouvoir central – existe-t-il autrement que pour les Occidentaux, - n’a plus les moyens d’intervenir, de se faire respecter et de faire respecter la loi. À cela près que les nationalistes, comme on l’a vu, siègent au gouvernement. Sans déposer les armes ! Sans renoncer à leur « prise de guerre » à l’Ouest à Lviv, en Galicie ; en Volhynie ; à Revné (Rovno), à Ternopil…On voit mal ces groupes lâcher prise.
Reste le centre du pays et Kiev. La capitale est sous le contrôle des groupes armés dont le chef, on l’a vu, est, aujourd’hui, responsable des forces de sécurité. C’est un peu comme si, en 1968, de Gaulle avait nommé Cohn-Bendit ministre de l’Intérieur ou préfet de police. La population russophone vit dans l’angoisse et s’abstient de tout mouvement – au moins pour le moment. Mais au-delà de Maïdan et du périmètre des ministères et du parlement, que pense-t-on ? Qu’espère-t-on ?
La coalition libérale-fasciste peut s’estimer majoritaire, mais elle ne contrôle presque rien. Les groupes armés la tiennent en otage.
Conclusion : on parlait avant les événements de deux Ukraine – ukrainisante et russophone -, grâce aux Occidentaux, il y a au moins quatre aujourd’hui : l’Ouest nationaliste ; l’Est pro-russe ; la Crimée ; les régions centrales, indécises qui basculeront d’un côté ou de l’autre en fonction de la politique économique et sociale qui sera suivie comme ce fut le cas en 2004-2005, avec « la révolution orange » et en 2010-2012 avec l’élection de Ianoukovitch et le succès de son parti aux législatives.
Compte tenu de la situation, des négociations directes entre Moscou et Kiev semblent impossibles. Néanmoins, il se peut que des rencontres aient lieu entre certaines personnalités ukrainiennes et le gouvernement russe. Avec Ioulia Timochenko, par exemple, que les Russes connaissent bien et qui sait, quand il le faut, « faire de la politique ». C’est cependant très incertain.
L’issue dépend surtout de négociations entre Occidentaux et Russes. Celles-ci auront une dimension économique essentielle tant il y a aujourd’hui d’interdépendances entre la Russie, l’Ukraine, l’Europe et les États-Unis. C’est également pourquoi la menace de « sanctions » brandie par les Occidentaux est parfaitement ridicule : suppression des visas ? Tout un pan de l’économie française en ferait les frais, à commencer par le secteur du luxe, suivi du tourisme (40 000 Russes cet hiver à Courchevel !), celui de l’immobilier, notamment sur la Côte d’Azur.
L’Union russe de l’industrie touristique (RST) a fait ses comptes. Elle rappelle qu’en 2013, « les pays de l’UE ont accueilli près de 19 millions de Russes, dont 7,7 millions de touristes. En Espagne [dont le chef du gouvernement suggère de refuser les visas aux Russes NDLR], l’afflux de touristes russes se développe à un rythme beaucoup plus rapide que l’afflux de touristes en provenance de tout autre pays » [5]. Selon la Direction des statistiques de Russie, plus d’un million de Russes y ont passé leurs vacances l’année dernière. « Si en 2013, l’ensemble des flux touristiques en Espagne a augmenté de 5,6 %, le flux de touristes russes a accusé une hausse de près de 32 % ». Selon la même source, en Grèce, le nombre de Russes a augmenté de 70 % en 2013, dépassant un million de personnes. Ce pays n’aurait-il pas besoin de touristes ?
Selon le ministère espagnol du Tourisme, cité par l’agence de presse russe RIA-Novosti, les Russes laissent dans ce pays des sommes de 47 % plus importantes que les touristes des autres pays. « Un touriste russe dépense en moyenne en Espagne 159 euros par jour contre 108 euros dépensés en moyenne par les touristes des autres pays. En 2012, les touristes russes ont rapporté à l’économie espagnole 1,8 milliard d’euros de bénéfices » [6].Il en va de même de l’Italie où ils ont dépensé 1,2 milliard d’euros en 2013.
Quant à la France, la société spécialisée Atout France estime à un million le nombre de touristes russes qui sont attendus cette année. « Une clientèle stratégique », explique-t-elle en rappelant que « le nombre de touristes russes voyageant à l’étranger devrait augmenter de 7 % à 16 % par an dans les prochaines années » [7].
Tout cela n’a pas un petit côté « pacte de compétitivité » ?
Alors sanctions ou pas sanctions ? Si les Européens décident de sanctions, ils risquent fort l’effet boomerang. La Russie détient quelques clés du point de vue économique et, surtout, énergétique et cela pourrait bien faire du dégât. D’autant que, comme le dit le dicton populaire, « qui va à la chasse perd sa place ». Dans le cadre de la mondialisation, ça ne pardonne pas.
Il y a, pour sortir de la crise, selon nous, au minimum 4 points incontournables.
La Russie, Vladimir Poutine l’a déclaré le 4 mars, ne croit pas en l’avenir de Ianoukovitch. Elle n’exigera donc pas son retour, mais, en revanche, elle tient à l’application de l’accord signé le 21 février entre le président et l’opposition, en présence des ministres des Affaires étrangères français, allemand et polonais et du représentant russe : élection présidentielle anticipée, amendement de la Constitution, gouvernement d’unité nationale. Même si Kiev a déjà pris certaines dispositions en ce sens, elles restent illégales, la lettre de la Constitution actuelle n’ayant pas été suivie. Ce point est peut-être négociable.
La mise à l’écart des fascistes de Svoboda et autres groupes factieux et leur désarmement. Celui-ci pourrait s’accompagner du désarmement parallèle des milices pro-russes à l’Est et au Sud. Ce point ne devrait logiquement pas poser de problèmes ni côté russe ni côté occidental, à moins que le soutien aux fascistes ne soit définitivement acté par l’Occident !
Quelle que soit la forme que cela prendra, la question de la Crimée est, on l’a vu, tranchée. Le référendum du 16 mars pourrait représenter, pour l’Occident s’il fait preuve de bonne volonté, un cadre acceptable, démocratique, pour reconnaître le nouveau statut de la Crimée. Des facilités pourraient être laissées à la Marine ukrainienne en échange de la continuité des approvisionnements d’énergie. Sinon, il se passera pour la Crimée ce qui s’est passé pour l’Ossétie du sud et l’Abkhazie : on oubliera. De toute façon les Occidentaux n’y peuvent rien. Quant aux Russes, encore une fois, ils n’ont pas digéré l’affaire du Kosovo…
Compte tenu de la partition de facto du pays, l’Ukraine devrait évoluer vers un statut de Fédération, reconnaissant une autonomie, notamment culturelle, linguistique et religieuse, aux différentes régions. De même, un retour à la reconnaissance du russe comme langue régionale (mais aussi du roumain au sud-ouest, du hongrois et du polonais) s’impose.
Contrairement à ce que l’on laisse accroire en Europe, la balle n’est pas du côté russe, dans cette affaire, mais bien du côté occidental. Que le Kremlin ne reconnaisse pas un gouvernement issu d’un putsch reste son affaire – les Européens n’avaient pas, fort justement, reconnu les putschistes de Moscou en 1991. Les relations entre l’Ukraine et la Russie demeurent de leur ressort. Le peuple de la Crimée a, comme tous les peuples, droit à l’autodétermination.
La « realpolitik » voudrait qu’une fois pour toutes, on accepte le fait que la Fédération de Russie ait hérité de l’Empire Tsariste et de l’URSS des relations particulières avec de nouveaux États qui, il y a 23 ans, faisaient encore parti du même espace commun, dont les économies demeurent agrégées et où la communauté des peuples a souvent débouché sur une communauté de vie pour des millions d’hommes et de femmes.
6 mars 2014
Bernard Frederick est journaliste, ancien correspondant permanent de l’Humanité à Moscou.
A lire également sur le site, le point au 22 février 2015 : Ukraine où en est-on ?
[1] Mediapart 2 mars 2014.
[2] Ma’ariv du 21 février 2014.
[3] Service de renseignements soviétiques ancêtre du KGB.
[4] Cf Stephen Dorrill, M16 : Inside the Covert World of Her Majesty’s Secret Intelligence Service, Simon and Schuster, 2002.
[5] Ria-Novosti, le 6 mars 2014.
[6] Idem
[7] http://www.tourhebdo.com/ 14 janvier 2013.