Depuis cent cinquante ans, les institutions publiques de l’État français mènent une bataille contre la peinture. L’art académique, celui qui est montré, subventionné, acheté, au nom d’une conception unique de ce qui est considéré comme licite dans la création plastique, a pour fonction de tuer tout ce qui ne se soumet pas au diktat d’une politique à sens unique. Ce point de vue de monopole esthétique a été finalement battu et même ridiculisé à chaque génération. Mais il s’agit de batailles longues, dans lesquelles l’académisme, sous la houlette hier de l’Académie des beaux-arts (qui ne parvient pas aujourd’hui à se remettre de sa réputation ignominieuse), a cherché à asphyxier tous les courants novateurs, depuis l’impressionnisme jusqu’à Picasso. La bourgeoisie de notre pays s’est fait voler la peinture française par les lobbies américains et la direction des musées de France n’a pas répondu à la lettre de donation des Demoiselles d’Avignon par le couturier Jacques Doucet.
Les auriges officiels de l’art contemporain ont cru trouver la fin de l’histoire par l’institution subventionnée d’un art contemporain qui procède à l’ablation sans anesthésie de la peinture, prétendument morte. Et ne manquent pas les penseurs postmodernes pour légiférer de la fin de l’art.
L’académisme contemporain se présente donc comme une avant-garde. N’a droit à l’existence que ce qui est conceptuel et dominé par le conceptuel. La peinture avec ses vertus propres, son idéologie propre, est de nouveau dans la clandestinité. On peut se demander en quoi ce choix profite à la bourgeoisie française et internationale, c’est-à-dire, pour parler crûment, au capital. La fonction de l’académisme est de tuer tout ce qui pourrait apprendre à voir.
La peinture n’a pas de sémiotique systématique, contrairement à tout ce qui relève du conceptuel. Elle interroge chaque fois le réel au travers de son système de représentation. C’est un dangereux dispositif de la connaissance et de sa théorie. Les dominants ont besoin d’aveugler. D’où ce choix d’une soi-disant descendance de Marcel Duchamp qu’il avait d’avance déniée : « Rose Sélavy et moi n’avons pas eu d’enfants. »
C’est une aporie que de penser que la photographie, la vidéo ou les installations, dont le droit à l’existence ne saurait être contesté, pourraient remplacer l’acte de peindre. Il ne s’agit pas des mêmes catégories. Il ne peut y avoir de concurrence. Cette perversion de la pensée ne date pas d’hier. Dans les années cinquante du dernier siècle, le critique de cinéma André Bazin, dont les mérites, par ailleurs, ne sont pas discutables, n’écrivait-il pas que l’événement le plus important de toute l’histoire est l’invention de la photographie. C’est faire fi de ce que l’événement le plus important de toute l’histoire des arts classiques, c’est le fait, révélé par quelques grottes et cavités, que l’espèce humaine est une espèce qui peint, dans le même temps qu’elle élabore un langage. Deux articulations, deux modes de rapport à la réalité. Les thuriféraires du contemporain ne réfléchissent pas à quel point le contemporain par essence est éphémère. Les artistes contemporains s’en vantent. C’est qu’on est passé de l’esthétique à la sociologie : l’art comme document sur le temps qui court. On fait semblant de faire le contraire et on fait pareil. Voilà ressuscités les fondements philosophiques du réalisme socialiste.
Ne sommes-nous pas dans le monde de la pensée unique ? Ici, avec les injonctions d’une politique d’État. Là-bas, au-delà de l’Atlantique, avec ce que l’on appelle en toute imposture intellectuelle le « marché de l’art » (il n’y a pas de marché possible pour un produit unique qui ne peut être apprécié que de façon spéculative). Les cotes à n’y pas croire dans les ventes publiques à New York ne signifient rien d’autre que le fait qu’il y a trop de monnaie en circulation et dans très peu de mains, qu’il y a sur la planète des personnes pour qui un million de dollars est une simple fantaisie. L’académisme a deux têtes, l’une est institutionnelle, l’autre est financière.
Jean Jaurès écrivait dans son Histoire socialiste de la révolution française : « Voici que David, impatient d’ouvrir des routes nouvelles, propose, dès le mois de décembre, de briser les académies de peinture et de sculpture… » Ne faut-il pas, en effet, en finir avec la fonction d’exclusion de l’académisme ? Comme disait David, défendant un confrère, Fragonard, qui n’était pas précisément de son bord esthétique, en disant à la barre de la Convention : « La nation a besoin de tous ses talents. ».
Article paru dans L’Humanité du 12 juin 2010.
Jean-Pierre Jouffroy est peintre, graveur, sculpteur.