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Ouvriers, sales et méchants...
Bruno Amable réagit à l’étude de la Fondation Terra Nova

La fondation Terra Nova [1] pense que pour gagner en 2012, la gauche (ou plutôt le PS) ne doit pas « chercher à restaurer sa coalition historique de classe » car « la classe ouvrière n’est plus le cœur du vote de gauche ». Il faudrait se tourner vers la « France de demain » : « les diplômés », « les jeunes », « les minorités », « les femmes ».

Les ouvriers auraient « basculé vers la droite » parce qu’ils privilégieraient « les enjeux culturels portés par la droite » sur les enjeux économiques et sociaux portés par la gauche. Pire, il serait « difficile d’empêcher le FN de devenir le parti des ouvriers » ; à droite sur les valeurs culturelles (« l’ordre et la sécurité, le refus de l’immigration et de l’islam, la défense des traditions ») et à gauche sur les valeurs socio-économiques, le FN serait en phase avec les attentes des ouvriers.

La distinction entre valeurs culturelles et socio-économiques, sur laquelle repose l’essentiel de l’argument de Terra Nova, est floue. Figure ainsi parmi les premières le « rejet de l’Europe » (par les ouvriers). Pourtant ce rejet n’est certainement pas indépendant des choix de politique économique et des réformes néolibérales effectués en lien avec l’intégration européenne et a peu à voir avec la culture. De même, l’ordre et la sécurité sont moins une question de valeurs que de politiques et de services publics.

La prédominance des valeurs culturelles pour expliquer les choix politiques est douteuse. A l’élection de 2007, les problèmes les plus importants aux yeux des électeurs étaient (dans l’ordre) le chômage, les inégalités sociales et le pouvoir d’achat ; pas la défense de la tradition. Un constat similaire vaut pour les autres élections. Comme disait l’autre : « C’est l’économie, imbécile ! ».

La désaffection des classes populaires à l’égard de la gauche de gouvernement n’aurait-elle pas quelque chose à voir avec les choix économiques faits quand le PS était au pouvoir ? La responsabilité du tournant de la rigueur et de « l’Etat ne peut pas tout » de Lionel Jospin dans la déception des attentes des ouvriers est évoquée, mais ce ne serait là que l’expression d’un réalisme et non un choix de politique économique. Dans ces conditions, le divorce entre ouvriers et gauche de gouvernement devient presque un phénomène naturel pour Terra Nova.

Il n’y a pas que la dépolitisation des questions socio-économiques qui pose problème, il y a aussi le traitement des catégories sociales. Que trouve-t-on dans la France de demain ? Les femmes, les minorités, les jeunes. Devrait-on penser qu’une jeune ouvrière issue de l’immigration a des attentes sociales radicalement différentes d’un ouvrier cinquantenaire français de souche : elle ne soucierait pas du pouvoir d’achat, du droit du travail, de la protection sociale, des services publics. Mais uniquement de valeurs culturelles, ce qui la rapprocherait de la jeune diplômée d’école d’ingénieur embauchée à prix d’or comme trader. C’est plus que douteux.

La France de demain rassemblerait ceux qui ont du mal à rentrer sur le marché du travail (chômeurs, précaires : les « outsiders ») et les classes aisées dans un projet de démolition des acquis sociaux dont bénéficient encore les autres salariés (les « insiders »), tenus pour responsable du sort des outsiders. Le projet économique est néolibéral ; selon Terra Nova « l’économie sociale de marché, centré sur l’Etat-providence […] s’avère aujourd’hui incompatible avec les nouvelles conditions historiques du monde globalisé ». Il faudra mettre les défenseurs du traité de Lisbonne au courant.

La seule analyse juste de Terra Nova, c’est que le PS a le choix entre deux stratégies correspondant à des bases sociales et modèles socio-économiques différentes. Pour Terra Nova, être « progressiste » c’est renoncer à la « coalition historique de la gauche […] alliant classes populaires(ouvriers, employés) et classes moyennes inférieures » pour diviser le salariat (insiders contre outsiders) et préférer des clivages de genre, d’origine ethnique et d’âge. Si le PS suit Terra Nova, il sera difficile d’affirmer que c’est la classe ouvrière qui déserte ce qu’on pourra difficilement appeler « la gauche ». Ce sera plutôt le PS qui abandonne les classes populaires en négligeant leurs attentes les plus importantes en matière économique et sociale.

Bruno Amable est professeur de sciences économiques, université Paris-I-Panthéon- Sorbonne, membre de l’Institut universitaire de France.

Tribune parue dans les pages Rebonds de Libération du 17 mai 2011

Notes :

[1Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ? http://www.tnova.fr


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