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La mécanique de la méfiance
Entretien avec Gérald Bronner

Gérald Bronner est professeur de sociologie à l’université Paris-Diderot. Auteur de plusieurs ouvrages, dont La Démocratie des crédules, il développe une réflexion sur les mécanismes sociologiques et intellectuels qui, selon lui, biaisent les délibérations collectives mêlant citoyens, élus et scientifiques sur l’usage des technologies. Sylvestre Huet.

Nos économies seraient « ralenties » par la peur des technologies, estiment nombre de responsables politiques. Vos recherches sur la « démocratie des crédules » confirment-elles cette idée ?

Oui. Sans préjuger de l’intérêt des OGM ou des gaz de schiste, ces technologies ont effectivement trouvé, en Europe, des freins à leur déploiement liés aux craintes exprimées par les populations. Allant même jusqu’à la destruction d’expériences de la recherche publique pour les plantes transgéniques. Ces propositions technologiques font d’ailleurs parfois l’objet de débats publics au sens de la loi Barnier - mis en œuvre par la Commission nationale du débat public - dont la tenue même a été empêchée par des militants (sur les nanotechnologies ou, récemment, sur l’enfouissement des déchets nucléaires). On peut s’attendre à ce type de réaction sur la biologie de synthèse. Or, sur le plan économique, il y a là le risque d’une perte de compétitivité économique d’autant plus importante que notre atout majeur réside dans l’innovation. Cette perte se traduit par des drames humains, comme le chômage. Il existe une armée invisible de victimes de normes excessives qui freine l’innovation, et dont le coût détourne l’argent public, par exemple de politiques de santé plus rationnelles.

Des enquêtes montrent qu’environ 40% de la population attend « plus de bien que de mal de la science », et une part similaire « autant de mal que de bien ». Cela reflète-t-il, selon vous, une évolution de l’appréciation populaire du rôle de la science ?

Les Français ont un rapport très ambigu à cette question. S’ils déclarent avoir confiance dans la science en général, ils deviennent méfiants dès lors que l’on évoque des applications concrètes, et surtout lorsqu’ils ont l’impression de connaître le sujet. Rares sont ceux qui se méfient des neurosciences, dont les applications soulèvent pourtant des questions d’éthique, mais qui leur paraissent inconnues. A l’inverse, dès qu’ils ont le sentiment de savoir, d’avoir été informés sur les risques de telle ou telle technologie, l’expertise scientifique devient suspecte à leurs yeux si elle en fait une présentation qui module ou infirme ce « savoir ». C’est une méfiance à courte vue qui relève d’une forme d’ingratitude. L’espérance de vie était de 30 ans en 1800 et de 60 ans en 1960. C’est la science qui nous a libérés des épidémies de peste, de choléra ou de typhus qui ont tué des millions de personnes. N’y a-t-il pas là un syndrome d’enfants gâtés ?

Nous serions, selon vous, des « avares cognitifs » devant le corpus scientifique. Que signifie cette formule ?

Le dilemme est inévitable. Plus la connaissance disponible augmente, plus la science progresse, plus la part de ce que chacun peut en maîtriser diminue. Ce paradoxe signifie que plus le savoir s’accumule et plus augmente le taux de croyance par délégation. Chacun doit faire confiance, c’est un défi de notre contemporanéité cognitive. Les scientifiques eux-mêmes vivent ce paradoxe - le géochimiste ne vérifie pas les calculs des physiciens nucléaires qui fondent sa discipline -, mais sur leur « marché des idées », la sélection est drastique. Et si la fraude peut survenir, elle demeure minoritaire et ne résiste guère à l’investigation, comme le montrent les exemples du psychologue néerlandais Diederik Stapel ou du physicien Hendrick Schön, dont les fraudes pourtant sophistiquées n’ont trompé que durant quelques années leurs collègues. Or, ce phénomène de confiance est grippé dans nos démocraties dès lors qu’il s’agit du public et de ses relations avec ce corpus scientifique. Et l’une des raisons majeures en est cette avarice cognitive qui nous fait préférer l’information - même rare et controversée - qui confirme notre préjugé, plutôt que l’analyse laborieuse du corpus de connaissances disponibles sur un sujet. Et voilà comment un argument, même faible, voire faux, l’emporte sur une expertise collective produisant un rapport le plus complet possible. C’est ainsi, par exemple, que 69% de nos concitoyens déclarent croire, contre les données scientifiques disponibles, que vivre à proximité d’une antenne-relais augmente les risques de cancer. Ce « biais de confirmation » est la solution de facilité que nous préférons face au dédale cognitif et intellectuel qui remplit l’espace public, un dédale où la production scientifique est vivement concurrencée par la production « d’arguments » provenant d’autres acteurs sociaux. Du coup, le taux de bêtises que l’on peut lire dans l’espace public est élevé relativement à celui de l’espace scientifique. Or, notre fil d’Ariane, dans ce dédale, consiste à suivre la voie du moindre effort pour trouver une proposition satisfaisante à nos yeux, donc conforme à nos préjugés.

Comment apprécier correctement et maîtriser les risques des technologies ?

Le problème central consiste à trouver des moyens d’associer les citoyens aux débats de ces enjeux. En visant un horizon, celui d’un terrain « psychologiquement neutre », permettant de mieux évaluer la balance des avantages et des risques, de l’usage comme du non-usage. Le partage de la connaissance disponible permet en principe cette balance. Mais ce partage suppose d’acquérir l’équipement intellectuel qui permettrait d’aller la chercher, et de ne pas vivre dans notre démocratie de la crédulité où notre fil d’Ariane conformiste nous éloigne des meilleures informations. Or, l’analyse des débats publics montre que tout s’organise autour de la perspective du pire. Coûts et risques occupent le centre de gravité du débat, à la place d’une évaluation pondérée tenant compte des avantages. Comment, dans ces conditions déséquilibrées, juger raisonnablement ? Un tel processus risque de conduire nos démocraties vers la banlieue de l’histoire. Et d’en laisser le centre à d’autres puissances économiques, non démocratiques, comme la Chine, qui auront alors le moyen de conduire notre destin collectif.

Une polémique a éclaté lorsque le CNRS a créé la mission « science citoyenne », destinée à promouvoir les sciences « participatives ». Comment l’interprétez-vous ?

Cette mission doit réfléchir à la façon dont des citoyens pourraient participer à la production de la science - par l’apport d’observations, de capacités de calculs voire d’analyses personnelles - mais aussi d’élaboration de projets de recherche. Je comprends tout à fait la légitimité de la question, mais je crains qu’elle soit traitée de façon démagogique. Il faut s’interroger, nous disent des résultats classiques de psychologie sociale, sur les aspects techniques impliqués par une délibération mêlant citoyens et scientifiques avec des dynamiques de groupe très sous-estimées par les promoteurs de ces sciences citoyennes. Les effets de polarisation des groupes, avec une radicalisation des points de vue, les effets d’ancrage qui vont faire du premier avis exprimé fortement le centre de gravité des débats, comme on a pu l’observer, par exemple, en 1998 autour de la construction en région Provence-Alpes-Côte-d’Azur d’une ligne à très haute tension, et l’effet de mutualisation des erreurs de raisonnement… Le risque de voir une telle procédure orienter les flux de subventions sur la manière dont des citoyens se polarisent sur telle ou telle approche peut induire des programmes inefficaces où l’éthique de conviction l’emporte sur celle de la responsabilité. La seule manière efficace de traiter ce sujet des relations entre les citoyens et la production scientifique est de la désincarcérer de l’idéologie.

Entretien réalisé par Sylvestre Huet publié dans Libération, repris sur le site Sciences au carré.

La Démocratie des crédules. Editions PUF, 360 pp., 19 €.

Voir également la vidéo d’un entretien avec Gérald Bronner sur France-Culture.


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