Giorgio Napolitano qui vient d’être réélu président de la République italienne fut jadis dirigeant du PCI. Voici un extrait du livre "La politique du parti communiste italien", paru en 1976, qui permet de revenir sur une page d’histoire de l’Italie et sur le rôle qu’y joua le Parti communiste.
Eric Hobsbawm. Commençons par ton expérience personnelle parce que cela me semble être un point de départ très utile. Comment es-tu arrivé au Parti communiste ? A travers quelles circonstances, quelles réflexions ?
Giorgio Napolitano. Je me suis rapproché du Parti communiste dans les années 1944-1945. J’avais déjà "découvert" les communistes pendant la période de la crise finale du fascisme en entrant à l’université, mais à cette époque, j’avais surtout approfondi mon orientation dans une direction antifasciste.
Dans les années 1944-1945, on jette les bases du Parti communiste comme parti de masse.
Au nord, cela se passe dans le feu de la résistance, de la guerre de libération et en Italie du Sud, il est important de le souligner, dans un contexte profondément différent. Autant au nord qu’au sud, des jeunes qui proviennent des rangs de la petite bourgeoisie ou de la classe moyenne intellectuelle, adhèrent au Parti communiste. Cette adhésion a, en Italie du Sud, une forte motivation politique et morale, étroitement liée au type de situation qui se présentait dans cette partie de l’Italie au lendemain de la chute d fascisme et de la libération par les alliés.
Naturellement, pour nous aussi , qui nous rapprochions du Parti communiste, à Naples ou dans d’autres régions du Sud, le Parti se présentait avant tout comme la force qui avait lutté contre le fascisme de la façon la plus conséquente et qui, à ce moment-là, était engagée au premier rang dans la résistance, dans le mouvement partisan ; c’était également une force qui du sud, et à partir de positions gouvernementales, s’efforçait d’apporter la plus grande contribution à la guerre pour la libération de l’Italie encore occupée par les nazis.
Cette image du Parti communiste italien était renforcée par son appartenance à un grand mouvement mondial à la tête duquel se trouvait l’Union soviétique. Cette Union soviétique, dont la contribution à l’offensive contre les forces nazies représentait pour nous tous un élément d’attraction, grand et extraordinaire.
Mais pour revenir sur les motivations de notre adhésion au Parti communiste italien, aux exigences qui motivèrent le plus notre choix, je crois qu’il faut mettre l’accent sur le rôle que le Parti communiste assumait dans la lutte pour résoudre les très graves problèmes laissés en héritage par le fascisme et, plus particulièrement, ceux du Mezzogiorno.
Comment le Parti communiste italien se situait-il face à ces problèmes ?
Il faut vraiment faire un effort pour se représenter la situation de Naples et du Mezzogiorno, telle qu’elle était alors, en 1944, quand Togliatti revint en Italie. Togliatti lui-même nous a laissé un très beau témoignage, qu’il écrivit quelques années après, sur les conditions dans lesquelles Naples lui apparut à cette époque. Naples était la ville où confluait tous les éléments de la désagrégation et du sous-développement méridional, et où les ruines, les dévastations provoquées par la guerre étaient particulièrement épouvantables. Comment faire face à cette situation ? Le sous-développement de l’Italie méridionale était aussi très lourd. Alors que, dans le Nord, le mouvement ouvrier avait gagné dans le feu de la résistance des positions très avancées, en Italie du sud, dans les villes, dans une grande ville comme Naples, comme dans les campagnes, l’influence des forces réactionnaires était encore dominante. Eh bien, le Parti communiste apparut à beaucoup d’entre nous comme la force la plus capable (au moment même où il appelait à la plus large unité pour la libération et la reconstruction du pays) d’assurer un renouvellement radical, la plus capable de conduire dans le Mezzogiorno une oeuvre de redressement et de salut social et politique, de promouvoir un processus d’élévation de la conscience des grandes masses populaires. Le Parti communiste se dirigeait dans ce sens, et c’est dans cette perspective et avec cet objectif qu’il avait assumé des responsabilités qu’il avait assumé des responsabilités gouvernementales immédiatement après le retour de Togliatti en Italie, grâce au tournant qu’il avait fait prendre à la politique italienne [1]
Nous ressentions aussi personnellement l’exigence de nous engager à fond dans cette oeuvre de reconstruction et de rénovation, dans cette oeuvre qui s’annonçait extrêmement difficile dans les conditions de Naples et du Mezzogiorno. Un grand nombre de jeunes comme moi, provenant des rangs de la petite bourgeoisie et de la classe moyenne intellectuelle, furent conscients à ce moment-là de devoir faire le choix d’un engagement total, en mettant de côté leurs projets individuels, leurs projets de caractère professionnel ou culturel. Un choix d’engagement total au sein du parti de la classe ouvrière. Voilà ce que fut le caractère politique et moral de notre adhésion au Parti communiste italien. Notre formation idéologique eut lieu plus tard.
Comment eut lieu la convergence des jeunes du Mezzogiorno avec la tradition "turinoise" du mouvement ouvrier italien ?
Un pont très important, pourrait-on dire, fut incarné par quelques dirigeants du Parti qui étaient déjà à cette époque des dirigeants confirmés, de premier plan, et qui avaient été, eux aussi, des jeunes intellectuels méridionaux. A travers l’expérience de la lutte antifasciste, de la prison, de la résidence surveillée et de l’émigration, ces jeunes s’étaient, en définitive, mêlés organiquement au groupe dirigeant d’origine ouvrière et de tradition "turinoise" : je parle d’homme comme Amendola et Sereni. Ce furent eux qui assumèrent la direction du travail du Parti en Italie méridionale tout de suite après la libération du nord, et il est certain qu’ils assurèrent une liaison particulièrement significative entre les nouvelles générations de communistes méridionaux et le groupe dirigeant national du Parti qui avait encore, pour une grande part, cette racine dont tu parlais, cette racine d’expérience "turinoise", ce groupe s’étant formé antérieurement autour de Gramsci.
Il faut dire que le groupe dirigeant du Parti dans son ensemble, tel qu’il se présentait à l’époque (agissant en partie dans le nord, dans la guerre de libération, et en partie présent dans le sud), sous la direction de Togliatti, constituait pour nous une garantie importante, un point d’attraction qui se rapprochait du mythe : il résumait ce qu’avait été historiquement l’engagement héroïque des communistes dans la lutte contre le fascisme, et cela non seulement en Italie, mais aussi en Europe, et en même temps, il représentait le lien profond du Parti communiste italien avec le mouvement communiste mondial tout entier.
Tu as dit que votre formation idéologique eut lieu après : cela semble tout à fait normal. En général, l’engagement politique précède la formation idéologique, théorique.
Je crois que l’on peut dire que, chez les jeunes intellectuels qui adhérèrent au Parti dans la clandestinité, au cours des années 1930 (je pense au groupe romain, Lombardo Radice, Natoli, Bufalini, puis Alicata, Ingrao, pour ne rappeler que quelques noms), le débat théorique fut aussi très intense avant l’adhésion ; l’effort consenti pour une adhésion idéologique fut une composante importante de l’adhésion elle-même au Parti. Au contraire, nous, nous avons adhéré dans une situation à la fois très dramatique et très exaltante, donc, par un mouvement plus spontané.
Comment a mûri votre formation théorique et idéologique après votre entrée dans le Parti ?
Il faut dire tout d’abord que notre engagement principal consista à aller "à l’école de la classe ouvrière". L’expression peut sembler réthorique. Mais dans une ville comme Naples, le nerf du Parti était vraiment représenté par les cadres ouvriers. Et en effet, ce fut pour nous une école assez sévère. Nous nous efforçames surtout d’acquérir une discipline de travail, de réussir à saisir les problèmes et de connaître la réalité de la classe ouvrière, du mouvement des travailleurs ; en deux mots, nous devions nous former en tant que cadres politiques, capables d’organiser et de diriger. Je pense pouvoir dire qu’un grand nombre d’entre nous accomplit cet effort avec modestie et sérieux.
En ce qui concerne notre formation idéologique et culturelle, la réponse n’est pas simple et renvoie à ce que fut pendant de nombreuses années la situation générale du Parti sous cet aspect. Nous étions, en définitive, sollicités dans deux directions. La première : réaliser une liaison avec la tradition culturelle nationale et plus particulièrement la tradition culturelle méridionale, dans son expression la plus avancée ; en tant que marxistes et communistes, nous voulions nous y référer dans ses manifestations les plus complexes, sur lesquelles il s’agissait d’exercer une attitude critique rigoureuse. Une impulsion et une aide considérable dans notre travail sur ce terrain (celui de l’histoire de l’Italie, de l’histoire du Mezzogiorno, de la tradition culturelle italienne) nous furent offertes par la publication des Lettres, puis des Cahiers de prison de Gramsci.
La deuxième direction, nettement distincte, dans laquelle nous nous sentions engagés, était au contraire celle de l’étude scolaire des positions théoriques fondamentales du marxisme-léninisme ; et cela surtout dans ses versions les plus rigides et les plus simplifiées comme Les principes du léninisme de Staline, et l’Histoire du Parti communiste (bolchevique) de l’Union soviétique.
Ces deux directions, très différentes, étaient également importante dans l’engagement culturel et idéologique du Parti, et, par conséquent, dans la formation idéologique et culturelle de chacun d’entre nous. On peut dire que nous, jeunes militants du Parti, n’avions absolument pas conscience de la contradiction entre ces deux composantes de notre effort d’approfondissement. Cette contradiction fut en effet comprise beaucoup plus tard, avec la dénonciation des déformations dogmatiques du marxisme et de l’étroitesse en matière de politique culturelle, typiques de la période stalinienne.
Extraits de "La politique du parti communiste italien. Entretien avec Eric Hobsbawm" . 1976. Editions sociales
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[1] Le tournant de « Salerne », du nom de la ville, au sud de Naples, où Togliatti, en Février 1944, avait appelé à l’union de tous les italiens (Républicains et Monarchistes), pour participer aux côtés des Alliés à la guerre contre le nazisme. Note du traducteur