Le 5 décembre 2013, la mort de l’ancien président sud-africain, Nelson Mandela, suscitait dans le monde une vague d’émotion d’une ampleur inégalée pour un chef d’Etat. Emprisonné durant vingt-sept ans par un régime de ségrégation raciale, avant d’accéder démocratiquement à la tête du pays et d’engager une politique de réconciliation nationale, cet infatigable combattant de l’universelle égalité entre les hommes n’a pas volé son statut d’icône politique mondiale ; c’est le moins que l’on puisse dire. Reste que les hommages les plus unanimes peuvent parfois dévitaliser une pensée. Et c’est à désamorcer ce péril que s’attache le philosophe Jean-Paul Jouary avec son dernier ouvrage. Dans l’idée de réconciliation chère au premier président de l’Afrique du Sud post-apartheid, il discerne « une authentique création philosophique et politique ».
Résumons à grands traits : la « réconciliation » ne se confond pas avec l’oubli des souffrances endurées dans le passé ; elle est juste tournée vers le futur, et plus précisément, vers la conscience qu’il ne peut y avoir de nouveau départ dans la vengeance à l’égard des bourreaux d’hier. Dans cette optique, Jean-Paul Jouary entrevoit de multiples filiations entre Mandela et d’illustres noms de la pensée politique et morale. A commencer, dans l’Antiquité grecque, par celui de Socrate, qui « disait que pour réaliser un véritable dialogue, il fallait y venir « vide » de toute certitude », rappelle l’auteur, c’est-à-dire ouvert à la parole de l’autre, fut-il un ennemi. Mais aussi, Rousseau, notamment pour son souci d’une « volonté générale » authentique, dépassant la simple somme des volontés particulières. Ou encore, Marx, que Mandela a lu, et dont Jean-Paul Jouary souligne la fameuse définition du communisme dans L’Idéologie allemande (1845) : « mouvement réel qui abolit l’état actuel ». Et en effet, le libérateur de l’Afrique du Sud, lui aussi, revendiquait à sa manière l’investissement dans les contradictions du présent, pour en libérer les potentialités émancipatrices. « Mon inspiration, ce sont les hommes et les femmes qui émergent à travers le globe, ceux qui ont choisi le monde comme théâtre de leurs opérations et qui combattent, où qu’ils soient, les conditions socio-économiques néfastes au progrès de l’humanité », déclarait-il ainsi, en 2000, à Londres.
Mais précisément, c’est bien sur cet enjeu que le plus gros reste à faire en Afrique du Sud, vingt ans après la fin de l’apartheid. En 2011, 52% de la population vivait sous le seuil de pauvreté. Et les inégalités entre Noirs et Blancs sont toujours criantes (62% des Noirs étaient, la même année, au chômage, contre seulement 1% des Blancs). Cette situation n’est évidemment pas la responsabilité exclusive de Mandela, mais c’est tout de même sous la présidence de celui-ci, en 1996, que le pays s’est engagé dans une politique néolibérale, par définition néfaste pour les plus modestes.
Dès lors, on sera davantage circonspect que ne l’est Jean-Paul Jouary dans l’appréhension des implications concrètes de la pensée réconciliatrice du héros sud-africain.
La démarche de l’ouvrage n’en demeure pas moins originale et riche d’enseignements sur la complexité des rapports entre pensée philosophico-politique et exercice du pouvoir.
Mandela, une philosophie en actes, de Jean-Paul Jouary, éditions Le livre de poche, 2014.
A lire sur le site : la plaidoirie de Nelson Mandela lors du procès de Rivonia.