Je fais partie d’une génération d’historien(nes) né(e)s entre 1955 et 1965 qui a découvert la Révolution française vers vingt ans entre 1975 et 1985 lorsque faisait rage la polémique entre François Furet qui avait décidé que la révolution était terminée et Albert Soboul qui en Sorbonne défendait une histoire encore en marche de l’aventure débutée en 1789. Le décès d’Albert Soboul, en 1982, puis l’élection de Michel Vovelle à la chaire d’histoire de la Révolution française, faisaient basculer vers les préparations du bicentenaire, sans changer l’âpreté du combat des idées, encore avec François Furet.
La remise en cause brutale du modèle soviétique, la critique des formes dictatoriales du pouvoir en Chine et bientôt du génocide cambodgien pour ne citer que ces événements de politique érangère, et en France, la montée de la pensée libertaire dans la gauche post soixante-huitarde, le recentrement du PS en voie de conquête de la présidence, et la capacité d’amalgame entre révolution russe et française , terreur et totalitarisme, babouvisme et communisme, guerre révolutionnaire et ingérence soviétique allaient créer les conditions durables d’un discrédit lourd, profond, et durable de la Révolution subitement réduite à l’année 1793-1794, cette dernière au seul aspect violent de la guillotine, cette ultime accolée à la personne honnie de Robespierre, tout cela dans un processus de décontextualisaton de la guerre révolutionnaire et de déni systématique de toute l’œuvre de la Révolution.
C’en était fait, et François Furet chantre de la nouvelle gauche avait construit un discours d’une efficacité redoutable : 1789 contenait 1793 qui contenait 1917 qui contenait les purges staliniennes de 1936… et plus tard le Goulag et les hôpitaux psychiatriques…
L’utopie révolutionnaire de 1789 avait ouvert la possibilité aux horreurs du XXeme siècle. De fait, ce n’était pas seulement la Révolution mais avec elle, tout le mouvement des idées qui l’avait portée, et les philosophes des Lumières se voyaient à leur tour soupçonnés d’avoir façonné par leur systtème abstrait, les pires des systèmes de soumission de l’homme. La conclusion ne se faisait pas attendre :
1/ la Révolution était heureusement finie, dans le sens où la société française était parvenue vaille que vaille, à sortir d’une mythographie jacobine et enfin à se réconcilier, puisque la Révolution était présentée comme un système de division, de guerre civile des français.
2/ la Révolution était à bannir du futur ; elle était dans l’histoire et les pays les plus avancés devaient se concentrer sur les bienfaits d’un libéralisme dont on ne disait pas encore dans les années 1980-1990 qu’il était en voie de mondialisation mais dont les sociétés multinationales étaient déjà florissantes.
Désenchantée, ou militante, ma génération n’a pu échapper à ce discours dominant. Certains y ont cru. D’autres sans le croire forcément avaient intégré la dimension passée de la révolution, se contentant d’en étudier les faits, comme en regrettant un temps à jamais révolu, enviable dans sa dimension philanthropique mais terminé, enterré…
Las, l’avenir dure longtemps et c’est peut-être des causes même de la mondialisation qu’il faut attendre que la machine, se grippant un petit peu, ceux qui n’ont jamais la parole la reprennent et insufflent un nouveau sens à l’histoire en marche. Sans faire de comparatisme qui risque toujours l’anachronisme en histoire, il est un fait qui n’a pas été assez relevé. C’est parce que la planète vivait une odieuse mondialisation au XVIIIe siècle construite dans la compétition que se livrait France et Angleterre sur l’exploitation de l’Asie, la destruction de l’économie indienne, le crime contre l’humanité infligée à l’Afrique par l’esclavage et la colonisation de l’Amérique du nord et du Sud que les contestations, les dissidences, les émeutes, les révoltes, puis les révolutions parties du continent américains ont traversé l’Atlantique et ont secoué point seulement la France mais les Provinces Unies, le Brabant, Genève, la Hongrie, l’Irlande, puis toute la péninsule italienne ! A la mondialisation répondait une contestation aussi vaste étalée sur des dizaines d’années entre 1770 et 1820 au moins.
Et si les tunisiens étaient, comme les américains de 1770, les premiers insurgés du XXIe siècle ? Il ne faut pas être grand devin ni forcément sortir de la rigueur imposée au métier d’historien s’interdisant de prévoir le futur pour comprendre que ce qui vient de commencer n’est point prêt de s’arrêter. Etudier le XVIIIe siècle ne donne pas de certitude mais permet de comprendre qu’aussi certain que le libéralisme sauvage tente de se développer, il traine avec lui sa propre contestation, la grande indignation qu’il ne cesse de produire lorsqu’il dévoile ses vrais objectifs de domination de sociétés entières pour le seul profit d’une minorité. Ce n’est donc point établir une conjoncture hypothétique que de prévoir , comme à la fin du XVIIIe siècle, que le mouvement se terminera vers 2040 en Chine, là où le capitalisme mondial étant le plus fort , les secousses seront les plus violentes, la révolution la plus forte, entre temps les circonvolutions des mouvements de contestations auront pris des visages inattendus dans des contrées dont personne n’imaginait qu’elles seraient en proie aux soulèvements.
En clair, nous vivons en ce début de XXIème siècle le renversement d’une façon d’écrire et de penser l’histoire : au nom d’un réalisme politique et d’un réformisme social, on a pensé la révolution pendant ces trente dernières années pour la rendre impossible et de fait elle était devenue inimaginable. Le réel nous rattrape. La révolution nous précède, de nouveau ancrée dans le présent.
La méditerranée avec la Tunisie, avec l’Egypte, avec la Grèce rejoue son rôle de berceau des libertés et des indignations des petites gens contre les puissants. Il n’y a là aucun recommencement de l’histoire. Il y a bien plutôt la construction du futur devant nous. Ce qu’ont pu les peuples tunisien et égyptien d’autres le pourront. La révolution ne fait que commencer. Bien étudier la révolution monde qui commence aux Etats Unis en 1776 et se poursuit jusqu’à l’indépendance des colonies espagnoles à partir de 1810, après avoir transformé le destin de l’Europe est plus que jamais à l’ordre du jour. Le regain des études révolutionnaires, parmi les nouvelles générations de doctorants dans les grandes universités françaises et à l’Institut d’histoire de la Révolution française, le prouve. Pour cette génération, les fondements historiques de l’étude de toute forme de contestation évoque une réalité bien actuelle. La Révolution n’est pas terminée.
Article paru dans l’Humanité Dimanche du 13 juillet 2011
Pierre Serna est directeur de l’Institut d’histoire de la révolution française