Le bonheur est dans les gares
Cent choses me touchent dans La Bête humaine de Jean Renoir, et un détail me frappe : la mention « État » sur les wagons de chemin de fer. C’était un temps où le terme n’était pas encore un gros mot.
Une conversation sur les locomotives à vapeur avec mon fils Paul-Jean réveille dans ma mémoire un vers de Charles Cros – « Peut-être le bonheur n’est-il que dans les gares ! » – et m’incite à revoir La Bête humaine, le film que Jean Renoir a tiré du roman d’Emile Zola en 1938.
Je lui trouve des beautés à la Einsenstein – le peuple ouvrier en sa gloire – et à la John Ford – la scène de bal – qui m’avaient échappé. Ces images de locomotive : cabine, charbon, sifflet, soupapes, bielles, pistons, cheminée. La technique était belle lorsqu’elle n’avait pas arraisonné l’homme.
Et quelle supériorité du premier Jean Gabin, celui de Pépé le Moko, de la Grande Illusion et du Jour se lève, héros fort et taciturne, fils du peuple au destin tragique, sur le cabotin qu’il deviendra après son retour d’Amérique en 1945 – malgré quelques « moments romains » ainsi que le lui dit le personnage incarné par Jean-Paul Belmondo dans Un singe en hiver.
Discours
Cent choses me touchent dans La Bête humaine : la force des images du rail, la beauté équivoque de Simone Simon, le rôle de braconnier que s’attribue Jean Renoir, l’insistance sur la violence des rapports de classe.
Et un détail me frappe : la mention « État » sur les wagons de chemin de fer. C’était un temps, je l’avais presque oublié, où le terme n’était pas encore un gros mot. On peut même penser qu’il était une source de fierté pour les Seigneurs du rail qui se voyaient attribuer la garde d’un fragment de l’autorité souveraine.
Car on parle bien de cela, lorsqu’on parle de l’État, ainsi que le rappelle le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey… « État, aujourd’hui écrit avec une majuscule, est a utilisé depuis la fin du XIVe siècle (v.1500) pour désigner un groupement humain soumis à une même autorité, puis (1549), l’autorité souveraine qui s’exerce sur l’ensemble d’un peuple et d’un territoire. »
Étrange mélange de naïveté et de férocité, la Grande Révolution libérale-libertaire a eu pour première conséquence de rendre suspecte cette autorité souveraine. Une des conditions de la vie des hommes en société semble désormais de démolir l’État. On ne peut pas se laisser abuser par les discours sur sa garantie, son retour ou sa conservation écrits à la plume d’oie par quelques conseillers spéciaux au lyrisme fort et clair sur un bureau Empire à l’Élysée. Pendant la crise, son démantèlement continu.
Chez les heureux du monde
Me sera-t-il permis ici de faire le lien entre la destruction de l’État et les rémunérations démentes des patrons des entreprises du CAC 40 ?
Selon L’Expansion du 1er juin, celle-ci a progressé de 58 % entre 2006 et 2007, ces messieurs ayant eu le flair de lever leurs stock-options à la veille de la crise financière.
La palme revient à Pierre Verluca, PDG de Vallourec, qui a empoché 17,22 millions d’euros, voyant ses revenus croître de 2 312 %… Suivent Gérard Mestrallet, le patron de Suez, honoré de 15 millions d’euros et Xavier Huillard, celui de Vinci, dont on veut croire qu’il se satisfait des 13 millions d’euros qu’il a encaissés en 2007.
En prenant compte à la fois des salaires fixes, des stock-options, des bonus, des dividendes et des jetons de présence, il apparaît que le revenu annuel moyen des patrons du CAC 40 est de 4,2 millions d’euros, « soit cent quatre-vingt-six fois le salaire moyen français » notent les rédacteurs de l’Expansion.
Bien commun
Pour ce qui concerne le seul salaire de base, le plus heureux est Jean-Paul Agon, PDG de L’Oréal, avec 2 millions d’euros, suivi de Bernard Arnault, líder máximo du groupe LVMH, avec 1,7 million d’euros et de Gérard le Fur, PDG de Sanofi-Aventis, avec 1,36 million d’euros. Saluons également Gilles Pélisson, ancien PDG d’Euro Dysney, a touché 8,8 millions du groupe Accor avant de laisser son fauteuil au patron de McDonald’s Europe.
Selon les calculs de l’Expansion, la masse salariale des entreprises du CAC 40 ramenée à chaque employé a augmenté de 13 % entre 2003 et 2010, contre 35 % pour la rémunération des patrons… Mention spéciale au délicieux Carlos Ghosn, PDG de Renault, dont les émoluments ont crû de 328 % tandis que la masse salariale de son entreprise progressait péniblement de 15 %…
Je ne voudrais pas être désagréable, mais il me semble qu’à l’exception de l’industrie du luxe et du divertissement, une partie des entreprises qui font de ces messieurs des heureux du monde étaient naguère un bien commun anéanti par le moyen de privatisations dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles n’ont pas enrichi tout le monde.
C’est ainsi que le démantèlement de l’État et la réduction du périmètre dont il avait la garde – chimie, pharmacie, électricité, gaz, eau, etc. –, s’élucide par un mot violent, mais un mot vrai : une spoliation.
18 juillet 2011
Le Bloc-Notes de Sébastien Lapaque paraît chaque semaine, dans Témoignage chrétien.