C’est le transfert médiatique de l’année : Jacques Julliard, figure historique du Nouvel Observateur, devient l’éditorialiste de Marianne. Il explique son désamour avec l’hebdo de la deuxième gauche, qu’il trouve aujourd’hui trop libéral et pas assez radical. Il parle de religion, d’argent et de Marx.
On n’est pas sérieux quand on a 77 ans. Figure historique de la deuxième gauche rocardienne, ancien dirigeant de la CFDT, Jacques Julliard annonçait au mois de novembre qu’il quittait le Nouvel Observateur, où il écrivait depuis trois décennies, pour Marianne, où il tient une chronique hebdomadaire depuis le 1er décembre.
À l’origine de cette rupture, un désaccord croissant avec la ligne éditoriale du grand hebdomadaire de la gauche intellectuelle. En août 2009, exaspéré par la complaisance de la direction de l’Obs à l’égard de l’Elysée, Jacques Julliard rappelait « la nécessité d’une « social-démocratie de combat », face « la social-démocratie comme ligne de repli de la bourgeoisie d’affaires ».
Quelques mois plus tard, il surprenait son monde en publiant « Vingt thèses pour repartir du pied gauche » dans Libération, expliquant que « la gauche ne saurait être représentée, lors de l’élection présidentielle, par un représentant de l’establishment financier » — marquant là son peu de goût pour la candidature de Dominique Strauss-Kahn.
Ce brusque retour de flamme est à la fois insolite et réjouissant. Jacques Julliard, qui a publié, il y a deux ans un livre intitulé L’Argent, Dieu et le diable (Flammarion, 2008), ferait-il retour à la fièvre et au feu de sa jeunesse « catho-proudhonienne » ? Il est en tout cas réconfortant de voir qu’il existe encore dans ce pays des hommes pour comprendre que la pensée n’est fine que si elle est mobile.
L’entretien
TC : Certains jours, la lecture du journal du matin est un exercice déprimant. On apprend que des pays sont en cessation de paiement, que des banques sont en faillite, que la zone euro est au bord de l’explosion. Mais cette succession de catastrophes depuis la crise asiatique de 1997 n’est-elle pas profondément stimulant intellectuellement ? Une des vertus inattendue de la présente crise du capitalisme n’est-elle pas de nous obliger à repenser le monde ?
Jacques Julliard : C’est ce que j’ai essayé de faire à travers mes « Vingt thèses pour repartir du pied gauche » publiées dans Libération au mois de janvier. Il y a deux événements qui m’ont fait évoluer par rapport à la position que j’avais. J’ai cru pendant longtemps, et je ne le regrette pas, que le capitalisme était en train de se civiliser sous l’influence des événements de la guerre et de la Libération, à travers un compromis historique entre le patronat et les forces sociales progressistes.
Cela a donné les Trente Glorieuses, il ne faut pas l’oublier. Cela se traduisait par un certain nombre d’institutions, comme le Plan réinventé par De Gaulle, qui avaient pour but d’organiser une sorte de dialogue social. Mais la crise de 2008 a révélé ce que nous savions déjà depuis un certain nombre d’années, à savoir qu’un capitalisme d’actionnaires et de propriétaires indifférents au compromis social avait succédé au capitalisme de managers de l’après-guerre.
Les impératifs de rentabilité financière immédiate ont mis fin au dialogue social et à toute forme de rapports avec les syndicats. Une partie de la gauche, notamment celle à laquelle j’appartenais, n’a pas su assez rapidement renouveler ses analyses et constater que la situation avait changé. Il ne s’agit pas de savoir si l’on est réformiste ou pas : pour être réformiste, il faut être deux.
Or la deuxième gauche est restée réformiste et modérée alors que son interlocuteur, le capitalisme, s’est complètement radicalisé en passant à tout autre chose. C’est pour moi la grande leçon de la crise. Et ce qui est venu ensuite n’a fait que le confirmer : même les forces de droite n’ont plus le minimum de maîtrise de l’appareil financier et bancaire pour imposer des règles prudentielles.
On a bien vu que le G20 n’avait pas réussi à ordonner un soupçon de régulation, simplement parce que le G20, tout puissant qu’il soit, est beaucoup moins puissant que les banques des pays qui forment le G20. Comment ne pas en tirer les conséquences ? Le deuxième événement qui m’a fait réfléchir, c’est le référendum de mai 2005 sur la constitution européenne.
J’étais partisan du « oui » et je le reste. Mais je n’avais pas su analyser les raisons qui ont poussé une majorité du peuple français à voter « non ». Ces raisons n’étaient pas toutes anti-européennes, loin de là. Les Français n’ont pas voté « non » parce qu’ils ne voulaient pas de l’Europe, mais parce qu’ils ne voulaient pas de cette Europe-là. Non seulement je les comprends, mais dans une large mesure, ils avaient raison de voter contre le libéralisme. Pour ma part, j’ai voté « oui » en pensant que c’était l’Europe libérale, mais que ça restait l’Europe.
Parce que vous appartenez à une famille de pensée qui a cru que le dépassement des souverainetés nationales allait permettre un transfert de souveraineté à une entité politique plus vaste. Or la souveraineté abolie à l’échelle nationale ne s’est pas reconstruite à l’échelle européenne. Le but n’était-il pas d’en finir avec toute forme d’intervention politique ?
Est-ce que c’était le but ? Je ne sais pas. En tout cas les effets ont été ceux-là. Mai si on peut regretter que l’Europe n’exerce aucune forme de souveraineté sur les marchés financiers, il faut comprendre qu’un Etat-nation n’en exercerait guère davantage, sauf à se condamner à la récession.
Dans l’état actuel de ma réflexion, je crois qu’il faut oublier si on a voté « oui » ou si on a voté « non » au referendum de 2005. Face à un capitalisme qui restera international, il faut oublier ce qui divise les souverainistes et les fédéralistes. Nous sommes dans une situation nouvelle qui implique une nouvelle analyse du capitalisme et une reconstruction européenne à frais nouveaux.
La construction européenne a connu plusieurs périodes. Il y a eu l’Europe de Jean Monnet, qui était une Europe construite entre des pays relativement égaux et qui a donné certains résultats.
À quoi a succédé l’Europe de Margaret Thatcher, dans laquelle le lien fédéral a été empêché de se constituer, à cause de cette espèce d’arme de destruction massive qu’a été l’élargissement de la communauté européenne à l’ensemble de l’Europe géographique. Il était évident qu’une monnaie commune à des pays aussi différents que l’Allemagne, la Grèce et l’Irlande allait être fragilisé à la moindre crise. Ce à quoi nous assistons.
En 1992, Philippe Seguin avait fait de ce risque de chocs asymétriques un de ses plus forts arguments contre le traité de Maastricht et la création d’une monnaie unique. Comment avoir pu négliger cet argument à l’époque ?
Parce que j’étais convaincu qu’on ne pouvait retourner en arrière. L’Europe ne pouvait pas s’arrêter. Or, en réalité, la construction européenne a pris fin avec le traité de Maastricht. Qu’on l’apprécie ou pas, ce fut son dernier acte.
Il ne s’agit pas de retourner en arrière, mais de trouver le moyen pour le politique d’exercer un pouvoir sur l’économie. Pourquoi ne pas imaginer, par exemple, de nationaliser les agences de notation financière à l’échelle européenne ? L’Europe n’est-elle pas une zone d’activité financière assez importante pour se pouvoir imposer des règles qui lui soient propres ?
Mais vous pouvez bien substituer à ces organes pervers que sont les agences de notation des organes plus sains conçus à l’échelle européenne, cela n’empêcherait pas les autres de continuer d’agir à l’échelon international. Et comme l’argent circule à toute allure à travers le monde, vous n’éviterez pas les attaques de la spéculation chinoise, indienne ou brésilienne sur les bourses européennes…
J’imagine un gouvernement de gauche n’hésitant pas à certaines mesures de protectionnisme. Compte tenu de l’interconnexion des économies, si la France perdait son triple A, elle n’aurait plus comme solution de fermer ses frontières. Ce repli serait un retour à l’âge de pierre. Il faut donc dépasser l’affrontement théorique entre les souverainistes et les fédéralistes pour trouver une solution qui nous permette de contrôler la circulation des capitaux tout en restant dans l’économie mondiale. Nous retirer du jeu mondial, ce serait nous retirer de l’Histoire.
Mais dans quelle mesure le politique est-il capable de retrouver sa maîtrise ? Au-delà des affrontements théoriques, comment permettre son retour ?
C’est bien la question. On observe aujourd’hui un accord assez large, qui va de la droite à la gauche, sans parler de l’extrême gauche, pour considérer que le politique doit reprendre la main et assurer un contrôle de la finance. Mais quel peut être l’instrument de cette reprise en main ? Je constate que les Etats ne l’ont plus et que le G20 s’est soldé par un échec : ce sont les banquiers qui ont gagné.
Sans vouloir que les gens descendent dans la rue systématiquement ou être un « bousculeur », comme disait Proudhon, je crois que seule une mobilisation populaire et un appui des populations permettra ce recommencement de maîtrise par le politique. Dans mes « Vingt thèses », quand je souhaite une vaste coalition, j’en appelle à un rassemblement qui modifie le rapport des forces à l’échelle internationale.
Vous avez évoqué votre parcours intellectuel. Votre compagnonnage avec la deuxième gauche n’a-t-il pas tendance à vous faire regarder l’intervention de la puissance publique, qu’elle soit nationale ou européenne, avec une certaine méfiance et à vous en remettre à la société plus qu’au politique ?
Je reste deuxième gauche dans la mesure où je crois qu’il faut à la fois que le politique maîtrise l’économie et que la société maîtrise la politique. Je ne fais pas confiance à la finance, mais je ne fais pas confiance non plus à l’appareil politique pour gouverner la société. Nous vivons dans des sociétés devenues adultes dans lesquelles les individus ne veulent plus être gouvernés en surplomb par des autorités instituées.
Il faut tenir compte de cette nouveauté que représente la volonté d’indépendance des individus et des groupes par rapport aux institutions, qu’elles soient, nationales ou transnationales. De ce point de vue, le problème est d’assurer le lien entre les gens — la société —, et la politique. Or ce lien est en train de se dissoudre. Nous sommes d’accord pour vouloir restaurer la politique. Mais les gens n’en veulent plus. Ils ont tort, parce qu’ils ne voient pas ce qu’est une société sans Etat et sans politique, ils ne mesurent pas le danger.
Mais on est bien obligé de tenir compte du fait que leur principale revendication, c’est celle de l’autonomie. C’est magnifique du point de vue de l’émancipation de l’individu, mais c’est également terrifiant. En émancipant l’individu, on a émancipé des groupes qui aujourd’hui ne veulent plus d’Etat. Or le grand mérite de l’Etat, c’est de subsumer les groupes.
Mais est-il vraiment l’heure de défendre aujourd’hui la société contre les empiètements de l’Etat ? Cette suspicion à l’égard de l’Etat regardé comme un Moloch est certes au coeur de la doctrine sociale de l’Église…
Ce qui est un point commun entre l’Église et l’anarchie…
Oui, mais l’anarchie aujourd’hui, c’est le capitalisme. Et il n’a pas besoin de passer par l’État pour détruire la société. Une certaine méfiance antitotalitaire à l’égard de l’État n’est-elle pas aujourd’hui passée d’actualité ?
Mener un combat politique, c’est toujours le mener contre l’ennemi principal. Ce qui ne veut pas dire qu’on néglige les ennemis secondaires. La démarche de la deuxième gauche consistait à s’appuyer sur des groupes sociaux parfois hostiles contre l’État, parce que l’État nous paraissait un instrument de paralysie de la société et un obstacle à l’épanouissement des individus. C’est la raison pour laquelle j’ai été un soixante-huitard, certes modéré, mais très ferme sur les revendications antiétatiques.
Cela dit, j’ai expliqué assez tôt à des amis tels qu’Edmond Maire que nous avions sous-estimé le rôle de l’État et de la politique. C’est un cheminement qui est déjà ancien chez moi. J’en suis arrivé à la conclusion que l’État, qui était hier notre ennemi principal, est aujourd’hui notre allié contre les ferments de destruction de la société qu’on trouve dans le système bancaire et économique.
Je constate d’ailleurs que la social-démocratie qu’on dit morte n’a jamais été aussi vivante comme espérance à l’échelle internationale. Qu’attendent les ouvriers chinois ? De la protection et donc une social-démocratie qui passe forcément par l’État.
Dans les années 1970 et 1980, au moment où la société marchande était en train d’accomplir les métamorphoses dont nous mesurons aujourd’hui les résultats, n’y avait-il pas quelque naïveté à réclamer davantage de subsidiarité et d’autonomie pour les corps intermédiaires ? L’autonomie croissante des communautés n’a-t-elle pas fait le lit du communautarisme ?
À l’égard du communautarisme, j’ai très tôt été en garde. La CFDT, qui était mon lieu de réflexion intellectuelle, n’était pas communautariste. Au contraire, elle préconisait la planification démocratique, ce qui est tout autre chose. Mais le débat démocratique s’est compliqué d’un débat sur la mobilité des populations. Cela a obscurci le problème. Entre des communautés anciennes et des communautés nouvelles, qui veulent légitimement affirmer leur présence, la relation n’est pas la même avec l’autorité de l’État Dans ce contexte, il est important de rappeler que l’État est un instrument essentiel et que ce n’est pas une fédération de communautés.
Né dans une famille de tradition jacobine, j’ai certes voulu prendre le contre-pied de l’étatisme, mais pas au point de vouloir dissoudre l’État. L’erreur du marxisme-léninisme est de nous avoir présenté l’État comme un instrument des classes dominantes pour l’oppression des classes dominées. C’est une défaite du marxisme de voir aujourd’hui l’État être un instrument de défense des classes dominées contre les classes dominantes, qui agissent par-dessus l’État pour détruire la société.
En même temps, il se passe aujourd’hui dans le monde occidental des choses tellement caricaturales qu’elles peuvent être interprétées avec des catégories marxistes basiques qui faisaient sourire autrefois. Comment, par exemple, ne pas voir que nous assistons à un retour des luttes de classes ?
Dans les « Vingt thèses », je me réfère à Marx, notamment aux Luttes de classes en France, en soulignant que ce modèle qui avait pu nous paraître périmé car beaucoup trop mécaniste au moment des Trente glorieuses fonctionnait de nouveau.
Passons de ces « Vingt thèses » à votre recueil d’essais intitulé l’Argent, Dieu et le diable (Flammarion, 2008), dans lequel vous analysez le rapport de Péguy, Bernanos et Claudel au monde moderne. Dans ce livre, vous vous interrogez sur la lente destruction du stock de valeurs pré-capitalistes sur lequel continuent à être fondés les sociétés modernes et qui empêchent l’absorption de toutes choses par l’argent. Pour le reconstituer, il faudrait de la foi, au sens à la fois individuel et collectif. Mais comment est-ce envisageable dans un monde où, comme le disait Bernanos, l’angoisse s’est substituée à la foi ?
La grande supériorité du catholicisme sur les autres formes de christianisme, c’est justement qu’elle conçoit la foi de manière collective. Ce qui me fait toujours sourire, dans la vision protestante du monde, c’est cette espèce de colloque singulier entre chaque individu et Dieu. En termes politiques, la force du catholicisme est d’avoir la vision d’un destin collectif de l’humanité. Dans la mesure où nous avons aujourd’hui besoin de dépasser notre vision individualiste, la pensée catholique nous aide. De ce point de vue, elle est profondément moderne, c’est un des meilleurs instruments de lutte contre la dissolution individualiste de la société.
Pour être juste, il faut rappeler c’est aux États-Unis, un pays de culture protestante, qu’on assiste à un retour inattendu de la philanthropie et qu’on voit des hommes tels que Warren Buffett se détacher des richesses en annonçant qu’ils vont donner 99% de leur fortune à des oeuvres…
C’est vrai. Et cela procède du calvinisme le plus pur. J’aimerais connaître les sentiments religieux de Warren Buffet et de ses amis milliardaires. Dans la tradition protestante, ils considèrent l’argent comme un don de Dieu, mais ils pensent aussi que cet argent doit revenir, sinon à Dieu, du moins à ses créatures. Cela traduit une volonté de lutter contre l’appropriation individuelle. On a mal compris l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber en interprétant sa thèse comme la mise en valeur d’une sorte d’harmonie préétablie entre Dieu et la réussite matérielle dans la pensée protestante.
Au contraire, même chez les puritains américains, le rôle de la religion est de rappeler à l’homme qu’il n’est pas propriétaire des biens qu’il a acquis. Être riche, c’est avoir des comptes à rendre. De ce point de vue, la vision philanthrope est moins loin d’un certain catholicisme social qu’on peut l’imaginer. La richesse peut être une bénédiction, mais à condition qu’on en fasse un usage non pas égoïste ou purement hédoniste, mais social.
16 décembre 2010
Entretien avec Sébastien Lapaque publié dans Témoignage Chrétien