En ce début de juin 1944, les hasards de la vie et la répression particulièrement lourde en notre région normande avaient fait que, bien jeune encore, j’étais chargé d’une lourde responsabilité dans la Jeunesse communiste clandestine.
En notre département nous avions perdu de très nombreux camarades, parmi lesquels les principaux dirigeants régionaux, Georges Déziré, André Pican, Suzanne Constantin ; étaient déportés des centaines, parmi lesquels André Duroméa, Germaine Pican, Lucie Guérin, futurs parlementaires, Fernand Châtel, futur rédacteur de l’Humanité… Après avoir quitté mon travail à la SNCF pour exercer des responsabilités départementales en Seine-Inférieure, puis dans l’Oise, j’étais l’adjoint de Jean Collet, dont le pseudonyme de guerre était Guillou. Nous étions chargés de la direction de la Jeunesse communiste dans ce que nous appelions « l’interrégion » qui comportait toute la Normandie, plus les départements de la Somme, de l’Oise, de l’Eure-et-Loir. J’avais pour Jean une profonde amitié et de l’admiration que j’ai conservées jusqu’à sa malheureuse disparition, encore récente. Il savait, en ces temps difficiles, maintenir un grand calme et même une certaine élégance. Il a évoqué avec beaucoup de détails cette période en un livre passionnant [1]. Les mois qui précédèrent le débarquement avaient été durs en notre région. Les bombardements étaient presque toujours quotidiens et lourdement mortels. Les troupes d’occupation hitlériennes étaient considérables, presque aussi nombreuses que la population française ; les opérations de vérification d’identité étaient constantes. La circulation dans ce que les autorités appelaient la « zone côtière » était limitée aux possesseurs d’une autorisation spéciale.
Dans toute cette région, à la fois pour des raisons physiques du territoire très urbanisé et surtout par la présence d’énormes troupes hitlériennes, l’organisation de vastes maquis était presque impossible, nous n’en avions constitué que quelques-uns, peu massifs. Nos actions armées étaient organisées au coup par coup. Nous les multipliions contre des petits groupes de soldats hitlériens et nous consacrions l’essentiel de nos efforts militaires au sabotage des lignes de chemin de fer et à la destruction de locomotives ; nous attaquions les soldats hitlériens isolés ou en petits groupes, essentiellement pour prendre leurs armes, et nous assurions l’édition et la diffusion massive de notre presse clandestine, très diverse. La ligne de front resta stationnaire durant les deux semaines qui avaient suivi le débarquement, jusqu’au mois d’août. Les hitlériens fusillèrent 75 patriotes emprisonnés à Caen et tuèrent dans les villages 650 personnes.
Afin d’organiser notre action politique dans la partie libérée de la Normandie, nous fîmes passer le front par l’une de nos militantes, Paulette Lefebvre, qui devint plus tard l’épouse de Victor Michaut après qu’il soit revenu de Dachau et élu député à l’Assemblée consultative.
Il n’est pas sans importance de rappeler que le général Leclerc, à la tête de sa formation composée de volontaires (parmi lesquels de nombreux Espagnols qui songeaient à poursuivre leur combat jusqu’en Espagne pour y destituer Franco), s’étonna à plusieurs reprises de l’absence d’une disposition offensive des forces alliées. Ainsi, il écrivit au général de Gaulle : « Le tableau de cette attaque aurait pu être splendide si l’on s’était décidé à fermer la boucle Argentan-Falaise. Le haut commandement s’y est formellement opposé. L’histoire jugera. » Ensuite, il prit – sans l’accord de ce haut commandement américain – l’initiative de sa marche sur Paris.
Quand on considère cet événement, on pense forcément au fait que les troupes américaines tardaient à développer leur avancée. Il faut considérer que l’ouverture du front de l’Ouest par le débarquement en Normandie mobilisait 26 divisions de l’armée allemande, alors que 170 divisions de la même armée combattaient les forces soviétiques sur le front de l’Est. Aux États-Unis et en Grande-Bretagne, beaucoup de personnalités politiques avaient une attitude de méfiance à l’encontre du général de Gaulle, auquel ils reprochaient notamment son alliance avec les communistes français. Cela permet de comprendre, d’une part, la tendance à avoir tenté de lui substituer le général Giraud, d’autre part, diverses tentatives pour la recherche d’un armistice partiel avec les Allemands, qui aurait permis à l’ensemble des forces hitlériennes de renforcer leur combat contre l’armée soviétique. On comprend mieux ainsi qu’il fallut au général Lerclerc, avec l’accord du général de Gaulle, violer les consignes de l’état-major allié pour se diriger vers Paris. Ce qui ne l’empêchait point de vouloir limiter le poids des forces de la résistance intérieure ; on connaît, par exemple, son estimation des forces FFI : « 10 % de très bons, braves et réels combattants ; 20 à 25 %, acceptables ; le reste, racaille et fumisterie » [2]. Il n’en reste pas moins qu’il eut le courage d’accepter que le dirigeant communiste de l’insurrection parisienne, Rol-Tanguy, soit avec lui cosignataire de l’acte de capitulation des forces hitlériennes à Paris. C’est seulement à ce moment-là que les forces alliées durcirent leur offensive dans la plaine de Caen. Les blindés hitlériens remontèrent essentiellement vers le nord et furent arrêtés par la Seine, les bombardements anglais et notre action de résistants ayant détruit les ponts.
Mais dans notre région, demeure un fait particulièrement grave : les troupes alliées s’arrêtèrent et stationnèrent entre Yvetot et Bolbec durant une période qui nous parut très longue, durant laquelle les bombardiers britanniques détruisirent tout le port du Havre et une très grande partie de la ville, malgré les protestations de toutes les formations de la Résistance, notamment du CDLN (Ceux de la libération nationale), appuyées sur le fait que les forces allemandes étaient quasiment défaites et prêtes à capituler. Quand les bombardements cessèrent, des installations portuaires préparées en Grande-Bretagne furent amenées par des navires alliés ! Ces quelques souvenirs sont confirmés par les écrits de Gilles Perrault et aussi, récemment, par un texte remarquable, étude de juin 2014 [3] : « Le libérateur américain, qui avait doublé à la faveur de la guerre son revenu national, avait, sur les fronts du Pacifique et d’Europe, perdu 290 000 soldats de décembre 1941 à août 1945, soit l’effectif soviétique tombé dans les dernières semaines de la chute de Berlin, 1 % du total des morts soviétiques de la “Grande Guerre patriotique”, près de 30 millions sur 50. »
Nous sommes totalement solidaires de tous ceux qui, aujourd’hui, rendent hommage aux victimes, héros inoubliables.