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Il faut l’interaction de trois disciplines, le "triangle d’or des sciences sociales", pour saisir ce qui se passe dans nos sociétés....
Entretien avec Maurice Godelier

Sur quel principe se sont fondées les sociétés humaines ? Quelle est la place de l’imaginaire, du symbolique et du sacré dans les liens qui nous unissent les uns aux autres ? Telles sont les questions qui ont guidé la vie de l’anthropologue Maurice Godelier. Quitte à bousculer les grandes théories de ses maîtres, celui qui a débuté sa carrière sous la houlette des plus grandes figures des sciences humaines de l’époque, Fernand Braudel et Claude Lévi-Strauss, n’a jamais hésité, pour répondre à ces énigmes, à attiser la polémique et à remettre en cause les évidences. C’est l’étude d’un peuple de Nouvelle-Guinée, les Baruya, découverts en 1951, et chez qui il vivra en tout sept ans, entre 1967 et 1988, qui lui donne les clés essentielles pour la compréhension du fondement des sociétés. Les nouveaux modes de parenté, la structure du don, le rôle de la sexualité, autant de sujets de recherches qui ont inspiré des ouvrages de référence, tels que La production des grands hommes ou L’énigme du don. Son engagement communiste lui a coûté, dit-on, le Collège de France. Qu’importe. Il aura contribué au sein du CNRS à faire travailler ensemble historiens et sociologues, spécialistes des religions et économistes, ce que l’on croyait jusque-là impossible. On lui doit aussi le programme scientifique du Musée des arts premiersà Paris. Rencontre avec un chercheur engagé.

Vous venez de publier, aux éditions du CNRS, Les tribus dans l’histoire et face aux États. Pourquoi vouloir redéfinir aujourd’hui la notion de tribu ?

On ne peut pas comprendre le monde dans lequel on vit sans en connaître les fondements, en décortiquer les systèmes et en analyser les entités. Les tribus qui existent en Afghanistan, au Kajakhstan, en Iran, en Irak, en Jordanie, ne sont certainement pas une pure invention de l’Occident, comme le prétendent encore certains de mes collègues. Pour preuve, la Jirga de la paix, qui réunissait à Kaboul en juin dernier plus de 1 600 représentants de tribus afin d’essayer de mettre en place un processus de paix avec les talibans. Les tensions tribales posent de réelles questions aujourd’hui. On s’en est rendu compte le 11 septembre 2001, avec l’implication de fondamentalistes wahhabites dans les attentats. Or qu’est-ce que le wahhabisme ? C’est une branche de l’Islam née de l’alliance, en 1742, entre deux hommes : Mohammed ibn Abd al-Wahhab, un religieux qui voulait retourner aux sources de l’Islam, et Mohammed ibn Saoud, un chef local de tribu. En deux siècles, ils se sont hissés à la tête d’un royaume qui s’appelle désormais l’Arabie saoudite. Voilà comment le wahhabisme est devenu religion d’État. Son rôle a changé lors de l’invasion soviétique de l’Afghanistan en 1979. Lorsque les Soviétiques ont établi un régime communiste à Kaboul, des milliers de jeunes saoudiens sont venus le combattre avec Ben Laden. Puis, les Américains les ont armés et après la défaite soviétique, ils sont restés sur place et ont créé la base d’entraînement d’Al Qaeda. Tous ces hommes armés, qui avaient déjà combattu, et qui étaient déjà entraînés, n’était-ce pas un vivier formidablepour mener le djihad contre l’Occident, les juifs et les chrétiens ? Tout ça pour dire que si l’on ne connaît pas l’anthropologie et l’histoire, si on ignore sur quelles forces et quels groupes sociaux s’appuient les actions et les stratégies, on manque de comprendre tout un aspect des enjeux actuels.

Ces évènements ne peuvent s’expliquer par la seule anthropologie...

Certes. Même si elle constitue une démarche fondamentale. Il faut l’interaction de trois disciplines, le "triangle d’or des sciences sociales", pour saisir ce qui se passe dans nos sociétés. D’abord l’histoire, pour comprendre comment ont disparu les régimes communistes, pourquoi l’Empire romain est tombé en décadence, comment sont nés le sunnisme et le chiisme. Puis vient l’examen du terrain, auquel s’attelle l’anthropologie, et sa méthode d’observation et d’immersion prolongées, mais aussi la sociologie avec ses enquêtes de grande envergure, qui consistent à questionner des milliers de personnes pour en extraire des connaissances statistiques. Enfin, il y a l’économie. Non pas que les économistes comprennent les sociétés dans leur diversité. Ils saisissent les grands phénomènes qui relèvent de la logique du marché et du développement du capital, mais ne nous disent rien sur les identités et sur leur complexité. C’est pourquoi ces trois disciplines sont complémentaires. D’autres, comme le droit, sont également nécessaires. Le grand défi des sciences sociales, c’est de créer le lien entre elles.

Mais concrètement, comment travaille un anthropologue ?

Comme je vous l’ai dit, il doit s’immerger pour pratiquer une observation participante. La difficulté est d’instaurer des rapports de confiance avec les personnes étudiées, et de faire en sorte que ces relations soient porteuses de connaissance scientifique. C’est compliqué, car lorsque vous entrez dans un champ pour en prendre les mesures, vous ne savez pas vraiment où vous mettez les pieds. Et l’on vous apprend que vous venez de marcher sur des plantes magiques, sacrées. Alors on vous explique, vous passez du temps avec les gens, vous apprenez si nécessaire leur langue, pour qu’ils finissent par vous adopter. Moi, par exemple, chez les Baruya, j’étais Maurice le Rouge. Non pas pour mes opinions politiques de l’époque, mais pour les coups de soleil qu’attrape l’homme blanc lorsqu’il vit là-bas. Lorsqu’on se voit attribuer un nom, en principe, c’est qu’on a fini par se faire accepter. Et c’est tout l’enjeu de notre métier.

Ces populations tirent-elles bénéfice de votre présence ?

C’est une question que chaque anthropologue devrait se poser. C’est très délicat, car en général, on arrive chez les autres sans y être invité. Juste parce qu’on veut faire du terrain, et que cette étude soit reconnue dans notre pays d’origine. En même temps, vous êtes là pour connaître l’autre. Je pense fondamentalement que lorsqu’on passe des années entières à étudier une société, quel que soit l’accueil qu’elle vous réserve au départ, votre intérêt pour ceux qui vous reçoivent leur montre nécessairement quelque chose à eux-mêmes. Plus largement, à travers la compréhension et la comparaison de logiques sociales différentes, c’est l’humanité tout entière que l’on essaie de comprendre. Chez les Baruya, j’ai découvert par exemple que leur système de parenté était comparable à celui des Iroquois d’Amérique du Nord. J’ai donc cherché à comprendre l’apparition de mêmes systèmes en des lieux différents. Or, les Baruya, qui ne connaissent évidemment pas les Iroquois, et savent encore moins où ceux-ci se trouvent, se fichaient éperdument du problème que j’essayais d’analyser. C’est là que le travail scientifique dépasse l’horizon de la société étudiée. Quand on me demande : Qu’avez-vous fait au juste pour les Baruya ? Avez-vous apporté des sacs de riz comme Monsieur Kouchner ?, je réponds que oui, mais que cela ne suffit pas. Que mon métier ne se réduit pas à cela, et qu’il ne faut pas être prisonnier de l’immédiat. L’analyse des sociétés prend certes beaucoup de temps, mais elle finit toujours par apporter des clés pour comprendre les comportements actuels.

Dans Les métamorphoses de la parenté (2004), vous affirmez que la famille et la parenté ne sont pas le fondement de la société...

Absolument. Quand j’étais jeune, il semblait acquis que les sociétés dites primitives étaient fondées sur la parenté. Donc je l’ai lu, assimilé, répété. Jusqu’à ce que, sur le terrain, je m’aperçoive que l’idée que des rapports sociaux, de parenté ou les rapports économiques puissent constituer le fondement des sociétés n’avait aucun sens. La vraie question, c’est de savoir quels sont les rapports sociaux qui créent une dépendance générale entre les groupes et les individus pour en faire un tout, doté d’une identité globale, qui se reproduit sur un territoire sur lequel ces groupes exercent leur souveraineté.

Et pour vous, c’est le politico-religieux qui fait les sociétés. Pourquoi ?

Prenez encore une fois l’exemple des Baruya : ils n’ont commencé à exister en tant que société que lorsqu’ils ont construit leur Tsimia, la grande maison cérémonielle située entre les villages pour initier leurs garçons en tant que guerriers ou shamans... J’ai fini par comprendre, en observant ces initiations, que le régime de pouvoir qu’ils avaient établi sur leur territoire impliquait la domination des hommes sur les femmes. Mais surtout, et c’est cela qui est fondamental, que cette domination, qui est la base politique de leur société, s’appuyait sur d’innombrables mythes, sur l’omniprésence de la référence au soleil dans leur quotidien et dans leurs rites, sur l’invocation systématique des esprits de la nature, des ancêtres... Si vous traduisez ce constat en concepts occidentaux, vous comprenez que les Baruya ne sont devenus une société qu’à partir du moment où ils ont établi un régime de pouvoir politico-religieux auquel leurs rapports de parenté et leurs rapports économiques étaient subordonnés.

Cette analyse vaut-elle pour l’Occident ?

Aux époques féodales ou monarchiques en Europe, l’État était étroitement lié au christianisme, le roi était monarque de droit divin, oint et sacré. Une vraie révolution s’est opérée lorsqu’on a compris que le politique pouvait être construit et vécu sans faire appel aux religions. C’est la grande rupture des Lumières au XVIIIe siècle : on a conclu alors que le Pharaon, l’empereur de Chine et ses rituels, Louis XIV monarque absolu n’avaient pas été portés au pouvoir par les dieux, et qu’ils restaient des hommes. On a, en quelque sorte, selon la formule de Max Weber, dédivinisé, désenchanté l’histoire humaine.

Et par quoi, selon vous, a-t-on remplacé le sacré ?

Après la Révolution, par la constitution. Dans une démocratie comme la nôtre, l’identité nationale, ce n’est pas le fait d’être juif, musulman ou chrétien, c’est de partager la citoyenneté, qui est définie par la constitution et qui fait en sorte que chacun partage la souveraineté du peuple. Celle-ci peut être révisée, enrichie, amendée. Mais d’un certain point de vue, elle ne meurt jamais. Si vous la supprimez, vous tombez dans la dictature.

Justement, dans les pas de Marcel Mauss et de Claude Lévi-Strauss, vous avez travaillé sur la notion de don et de contre-don. Vous êtes même allé plus loin en théorisant dans L’énigme du don ce qui échappe et à l’un et à l’autre, à savoir des objets sacrés dont l’interprétation imaginaire reste étroitement associée au pouvoir. Est-ce que la constitution en fait partie ?

Tout à fait. On vit aujourd’hui dans un monde où presque tout peut être commercialisé. Après l’ouragan Katrina, en 2005, des centaines d’hommes, démunis de tout, sont venus à La Nouvelle-Orléans pour essayer de vendre leur sperme. Ailleurs, certains vendent leur sang, voire leurs organes. Marcel Mauss s’intéressait au don comme outil de pouvoir dans une compétition entre deux clans, le donneur étant supérieur à celui qui reçoit. Lévi-Strauss, lui, étudiait les dons équivalents : donner une femme pour une femme, une soeur pour la soeur d’un autre. L’échange des dons était essentiel pour sa théorie de la parenté, puisque pour lui, celle-ci reposait sur l’échange des femmes par les hommes, pour les hommes. Mais l’un et l’autre ont négligé l’existence des choses qu’on ne donne pas et qu’on ne vend pas. La constitution d’un État démocratique est un objet que l’on ne peut ni acheter ni vendre, et qui véhicule effectivement un imaginaire et des enjeux sociaux forts.

Comme les pratiques érotiques liées au pouvoir des hommes, que vous avez analysées lors des initiations chez les Baruya ?

Oui, les mythes qui inspirent les initiations sont le ciment de cette société. Les rites ne sont pas seulement des récits mis en scène. C’est très difficile à comprendre, même lorsqu’on est sur place. On m’avait fait des récits des initiations avant que j’aie eu le droit d’y participer. Puis, une fois dans la maison des initiations, j’ai pris des notes pendant des jours et des jours, ainsi que des photos. À aucun moment vous ne pouvez déranger les gens pour leur demander ce qu’ils sont en train de faire. C’est bien plus tard que l’on vous explique ce que vous avez vu. Le secret des initiations réside dans le fait que des jeunes hommes encore vierges devaient introduire leur pénis dans la bouche de petits garçons et leur faire avaler leur sperme. Une fois mariés et ayant eu des rapports sexuels avec des femmes, ces pratiques sont interdites aux hommes. L’homosexualité est donc une étape essentielle pour la construction de leur virilité.

Vous n’avez pas choqué, lorsque vous êtes rentrés en France avec ces récits ?

Si, bien sûr. Certaines personnes ont pris ces pratiques pour de la pornographie, alors que ça n’a rien à voir. Pour que l’homme devienne supérieur à la femme, ce qui est un aspect du régime politique de la société Baruya, il faut qu’il renaisse sans les femmes et par les hommes. C’est là le sens et l’enjeu de l’existence de cette phase homosexuelle. Cette renaissance est fondée sur un mythe de pouvoir, en quelque sorte. On oublie aussi trop souvent que l’homosexualité était pratiquée par d’autres peuples, que chez les Grecs, par exemple, elle faisait partie du mode de formation des hommes et des femmes...

Et comment faire accepter cette autre métamorphose de la parenté qu’est l’apparition des familles homosexuelles en Occident ?

Il est très difficile de changer les mentalités. La tradition chrétienne condamne ces mariages. Et les psychanalystes et psychologues sont encore très nombreux à penser que l’équilibre psychique d’un enfant implique la présence d’un père et d’une mère. Quant à certains anthropologues, ils pensent toujours la parenté comme l’alliance entre deux groupes à travers un homme et une femme... C’est donc une mutation très importante, qu’il faut prendre le temps d’analyser. Elle est née de la conjonction de trois évolutions : la valeur nouvelle attribuée à l’enfant et à l’enfance dans nos sociétés, le fait que l’homosexualité apparaisse désormais comme une sexualité autre, qui n’est plus ni une pathologie ni une perversion comme elle l’était autrefois pour les médecins et pour les psychologues. Enfin, dans une société démocratique, les minorités réclament toujours les mêmes droits que la majorité, c’est-à-dire de vivre leur sexualité autre tout en satisfaisant leur désir d’enfant. Il faut que les gens comprennent ce phénomène. Mais il y en a tant d’autres aujourd’hui...

La pratique, interdite en France, des mères porteuses, par exemple ?

Oui, maintenant, deux femmes peuvent assumer le processus de la maternité. De la même manière, certains hommes stériles préfèrent que le sperme d’un autre homme féconde leur compagne plutôt que de ne pas être père. Ma position, c’est qu’il faut encadrer politiquement et juridiquement ces processus, et en débattre publiquement. Ne pas en faire une démarche honteuse, qui marginalise. Je ne crois pas qu’il existe un lien fusionnel automatique entre la mère porteuse et l’enfant. Je l’assume, de la même manière que ces personnes assument ce qu’elles font. Ce sont des choix graves d’adultes responsables.

Et quelle est la responsabilité de l’anthropologie vis-à-vis de la société ?

Avant 1980, avec le structuralisme ou le marxisme, on mettait l’accent sur les systèmes. Puis l’individu est passé au premier plan. Aujourd’hui, on redécouvre, avec la crise des subprimes, l’existence et la puissance des systèmes sociaux. Mais on bénéficie d’analyses qui montrent l’individu comme un sujet agissant sur les autres et sur lui-même. On tient donc maintenant les deux bouts d’une analyse plus complexe et plus adéquate. La responsabilité d’un anthropologue, comme de tout chercheur des sciences sociales, c’est de rompre la sphère académique dans laquelle il s’enferme la plupart du temps, et de partager ses connaissances, souvent précieuses, avec le reste de la société.

Que doit faire le chercheur ?

Mouiller sa chemise, rencontrer les politiciens, de droite comme de gauche, car ce sont eux qui prennent les décisions. Il faut reconnaître le rôle que peuvent jouer les médias dans la diffusion des idées, sans pour autant se croire obligé de faire du cirque médiatique, ou se mettre personnellement en avant. La connaissance est une ascèse. Elle exige constamment que l’on travaille sur soi. Elle nécessite de pouvoir parler une langue que tout le monde comprenne, et non pas un charabia scientifique. Il faut que nos écrits soient clairs, limpides, que les exemples choisis parlent aux gens... Chacun dans son domaine, l’historien Fernand Braudel, l’helléniste Jean-Pierre Vernant, et l’anthropologue Lévi-Strauss avaient, à mon sens, parfaitement compris cela.

Propos recueillis par Victoria Gairin mis en ligne sur le site http://www.lepoint.fr


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