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Le matérialisme philosophique aujourd’hui
Extraits du livre d’Yvon Quiniou : « De l’essence matérielle des choses. Monde physique, monde vivant et humain »

Pour vous présenter le livre sur le matérialisme philosophique qui vient de paraître, aux angles d’attaque multiples issus de mes travaux antérieurs, le plus simple est de reprendre sa conclusion qui en donne une synthèse exacte et d’en reproduire quelques extraits significatifs.

Conclusion : unité et pluralité de la matière

Il convient de conclure cette réflexion d’ensemble, qui synthétise délibérément des analyses plus fouillées que j’ai livrées dans de nombreux livres antérieurs et que j’ai centrée sous l’angle unique de l’essence des choses, en entendant par « choses » - mot qu’on pourrait critiquer parce que trop indéterminé - l’ensemble du réel auquel nous avons accès. Il s’agit donc bien d’une conclusion philosophique si l’on admet que la philosophie ici présente est entièrement fondée sur la science dont elle extrait, par une réflexion de second degré, le sens immanent ou implicite, ce que la science en tant que telle ne peut faire, vouée qu’elle est à inventorier la réalité dans son immense complexité et donc dans ses détails, sans pouvoir s’en dégager et les totaliser. Par contre, et cela est pour moi désormais fondamental, après avoir pratiqué la philosophie à l’Université avec son conformisme intellectuel et même idéologique, je soutiens que c’est à cette réflexion d’exprimer indirectement la vérité des choses, cette même vérité que la philosophie traditionnelle avait pour fonction de viser et croyait pouvoir trouver directement. Or du fait du développement des sciences, dont l’intention de les développer a fait partie d’elle chez les plus grands comme Aristote ou Descartes, ce sont ces mêmes sciences qui nous apportent désormais cette vérité hors de la philosophie, le travail de celle-ci y étant impuissant au premier degré, mais devant se confier le soin de la formuler au second degré sur cette même base scientifique. C’est ce à quoi la philosophie est condamnée si elle veut rester fidèle à son ambition originelle de vérité (contre l’opinion en particulier) et à l’intention qu’elle s’attribuait en tout innocence ou « naïveté », mais désormais indirectement [1]. C’est Marx, on l’a vu, qui l’a dit pour une part en ramenant la philosophie passée à une spéculation ou une interprétation du monde, sans portée théorique de vérité et nous laissant impuissants pratiquement face à lui. Sauf qu’il n’a pas soupçonné la direction totalement nouvelle qu’elle peut et doit prendre, et cela tant pis pour ceux qui continuent de préférer l’ancien exercice de la philosophie.

On peut cependant indiquer rapidement pourquoi elle s’est trouvée dans cette situation ancienne : bien entendu, on l’aura compris, c’est le faible développement de la connaissance scientifique qui l’y a entraînée et cela se voit ensuite, je veux dire aujourd’hui, à travers le parcours de grands spécialistes des sciences humaines qui, après des études en philosophie, on voulu étudier l’humain à l’aide de ces sciences, tel un Bourdieu en sociologie ou d’autres en psychologie. Mais tout autant c’est bien le poids de la religion et de ses croyances souvent absurdes qui ont faussé le contenu de la réflexion philosophique à un point rare, comme on l’a vu avec les différentes variantes de l’idéalisme qui étaient sous son influence. Et même la fidélité au message chrétien de la Bible n’a pas empêché des penseurs, et encore plus des théologiens influençant ces penseurs, de défendre un créationnisme concernant non seulement le monde, mais une création séparée de l’homme et des espèces empêchant d’accéder à une vérité matérialiste sur l’homme. La vérité scientifique sur l’humanité, spécialement, doit donc se conquérir contre l’idéologie religieuse sous toutes ses formes : c’est en sortant de la religion que l’on accède au vrai, sur l’essentiel !

Reste à savoir ce qu’il en est de la corrélation ou de la fusion entre l’unité de l’Être matériel et la pluralité de ses formes - les « choses » donc - sur un plan général et contre leur union illusoire avancée par un idéalisme subjectif à la Berkeley ou objectif à la Hegel. Comme nous l’avons rappelé, c’est parce que l’Être matériel est en mouvement que celui-ci, à partir de sa forme inerte initiale, a produit sur la base de l’évolution de la nature, ses formes successives, ses « choses » donc, dans leur spécificité incontestable, chacune transcendant à un certain degré la précédente tout en en dérivant avec l’aide de ses rapports aux autres choses. La notion d’émergence revendiquée par la science, y compris physique, a éclairé cette créativité du réel qui explique la nouveauté des choses à partir de l’ancien, sans l’y réduire. C’est ainsi que l’on peut et doit soutenir que l’Être des choses, dans sa matérialité même, comprise ainsi scientifiquement, est à la fois un et pluriel, sans mystère donc, hormis son statut ou son origine métaphysique ultime, qui nous échappe.

La morale avec Darwin

Commençons par l’œuvre fondatrice de Darwin, qui est double, et c’est l’ignorance ou l’oubli de cette dualité qui a fait mécomprendre sa portée quant à l’homme en particulier. Il y a à la fois L’origine des espèces qui porte sur le vivant non humain et La filiation de l’homme (anciennement nommée La descendance de l’homme) qui explique le surgissement de l’homme avec la nouveauté de son fonctionnement vital par rapport à ce qui se passait avant lui dans l’univers animal, sans céder en quoi que ce soit à l’idée d’un mystère incompréhensible. Le premier livre analyse le progrès des espèces, avec leurs variations (car c’est un progrès en matière de complexité) sur la base de la lutte pour la vie et de la sélection naturelle, les plus forts l’emportant sur les plus faibles dans leur rapport à la nature pour subsister et dans le cadre de ce qui est bien une lutte intravitale impitoyable. Mais Darwin, dans son livre suivant, souvent oublié ou méconnu pour des motifs idéologiques, La filiation de l’homme donc, a l’intelligence et le courage de s’affronter à la nouveauté de l’homme capable de refuser et de dépasser le simple combat pour la vie, propre aux espèces antérieures, à l’aide de sentiments anti-égoïstes inédits : la sympathie, l’entraide, la pitié, etc. - jusqu’au point de produire progressivement l’instance de la morale qui va s’opposer, normativement et explicitement, à la forme de vie individuelle et collective animale antérieure. Et l’on voit tout de suite que ce nouvel éclairage va éliminer l’extension de la lutte animale inter-espèces à la vie inter-humaine en société, ce qui aura défini le darwinisme social théorisé en particulier par Herbert Spencer - lequel est un détournement mensonger de l’apport crucial de Darwin destiné à justifier, par une légitimation scientifique totalement fallacieuse, le libéralisme économique.

« Conscience » n’est pas « science »

Le matérialisme de l’esprit

Pour compléter ce qui a été dit précédemment sur l’immersion de l’homme moral dans la matière, il nous faut absolument préciser ce qu’est ce qu’on appelle l’esprit humain, condition ou siège des autres facultés humaines : il est en priorité d’essence matérielle et c’est la biologie scientifique, indépendamment, si l’on veut, de la théorie l’évolution naturelle, qui nous le démontre de plus en plus dans le détail, à son niveau propre. A travers les travaux des meilleurs spécialistes dans ce domaine comme, à nouveau, ceux de J.-P. Changeux [2], il est établi que c’est le cerveau qui pense en nous, ce qui a été ignoré et même scandaleusement récusé par tout un courant de pensée idéaliste, en l’occurrence spiritualiste, qui a dominé la philosophie pendant des siècles, avec cette formule de Pascal, exemplaire par sa radicalité, dans les Pensées : « De tous les corps ensemble on ne saurait tirer la moindre pensée ; cela est impossible et d’un autre ordre ». Or si cette déclaration s’explique chez lui par sa foi fondamentale autant qu’irrationnelle, la situation est différente chez un Descartes vu son rationalisme intransigeant qui lui fait rejeter les spéculations théologiques. Or il n’en reste pas moins prisonnier de l’approche réflexive qui part de la pensée consciente pour en déduire essence spécifique, à savoir spirituelle. Je rappelle seulement, brièvement, son cheminement dans ses Méditations métaphysiques [3] : mettant en place, par scrupule intellectuel, un doute radical dans l’ordre de la pensée, il s’aperçoit qu’il ne peut pas douter du fait qu’il pense puisqu’il doute et que ce fait de penser suppose un esprit pensant, donc une substance intellectuelle dans lequel il s’enracine, qui en est le support : « Je pense, donc je suis, et je suis une chose qui pense » [4]. Or on voit tout de suite ce qui fait désormais, pour nous, le fond erroné de sa démarche : c’est la conscience de soi, élaborée il est vrai en réflexion à ambition rationnelle, qui se fait science (de soi) en se substantialisant à tort, à une époque, il est vrai, où la biologie était à peine naissante. Et contrairement à l’apparence réflexive que nous en donne cette conscience, y compris à travers la raison, la pensée humaine est interne à l’Être matériel y compris, bien entendu, quand elle devient un rapport de connaissance à celui-ci ; et la conscience immédiate apparaît comme un lieu d’illusions réflexives, comme nous allons le voir davantage [5].

L’enracinement de la conscience dans l’histoire

Un problème majeur apparaît alors sur le terrain de cette approche proprement marxienne, qu’on retrouve dans son itinéraire intellectuel quand il s’engage dans l’analyse scientifique de l’économie capitaliste, qui a fait sa réputation : la conscience morale, ou la morale tout court, est bien victime elle aussi de cette situation, elle apparaît ici comme une illusion idéologique changeant avec les époques historiques qu’elle reflète dans toutes leurs composantes (techniques, économiques, sociales et politiques), et elle perd toute prétention à une quelconque transcendance normative et donc à toute valeur intrinsèque, n’étant que l’expression sublimée d’intérêts humains égoïstes, en l’occurrence d’intérêts de classe qu’elle va servir objectivement. D’où de la part de Marx un rejet de principe de l’instance morale qui va s’exprimer dans des formules célèbres : « La morale, c’est l’impuissance mise en action », « les communistes ne prêchent pas de morale du tout » ou encore l’affirmation célèbre et reprise sans recul critique par bien des « marxistes » selon laquelle le communisme « n’est pas un idéal » mais « le mouvement réel qui abolit l’état actuel », à savoir l’aboutissement d’un processus historique productif matériel, immanent et nécessairement déterminé autant que déterminant [6]. Or il faut oser le dire, en trois points : cette orientation théorique le fait verser dans l’amoralisme, lequel peut dégénérer facilement (pas chez lui) en immoralisme pratique ; expliquer la morale ainsi, sur une base historique immanente, ce n’est pas l’expliquer pour ce qu’elle est dans sa spécificité et la reconstruire intellectuellement par rapport à son expérience immédiate en respectant son « émergence » à partir de ce qui l’explique factuellement (origine et fonction), mais la détruire, la réduire à une illusion intellectuelle, au point qu’on pourrait dire avec Althusser que « la morale est par essence idéologie » [7], à savoir ici un simple fait idéel n’ouvrant sur aucune exigence normative véritable ; enfin, cet amoralisme est contredit pleinement par la dimension incontestablement morale (ou normative), elle, de sa critique du capitalisme qui lui confère un sens pleinement humain authentique, même si elle n’est pas assumée réflexivement par lui.

Or cette dimension a été justifiée très clairement par Engels (sans que Marx le contredise) dans l’Anti-Dühring [8]. A la fois il y répertorie trois « morales » ou trois « théories morales » (c’est bien le vocabulaire qu’il emploie, étranger à Marx) présentes successivement dans l’histoire, liées à l’esclavage, au féodalisme et au capitalisme ; il y signale un progrès, et non une simple succession historique, quand on passe de l’une à l’autre, ce qui est un langage normatif (eh oui !) ; et, surtout, il annonce la venue d’une « morale réellement humaine », placée « au-dessus des oppositions de classe » et même de « leur souvenir » : celle-ci n’est rien d’autre que la morale du communisme qui à la fois l’inspire normativement, lui donnant donc un sens moral authentique, au-delà de sa seule réalité historique factuelle, visant alors les intérêts de tous, donc, et y réalisant concrètement, pratiquement, ses exigences !

Le sujet psychique selon Freud

Freud énonce son hypothèse fondamentale (qui est plus qu’une hypothèse, il le dit ailleurs), à savoir que « la vie psychique est la fonction d’un appareil auquel nous attribuons une extension spatiale et (surtout - Y. Q.) que nous supposons formé de plusieurs parties ». C’est là la grande découverte scientifique de cette discipline - à l’égal du matérialisme historique de la conscience chez Marx ou de la théorie de l’évolution de Darwin, même s’il n’en parle pas - et qu’il faut présenter, sachant tout de suite que cet appareil psychique n’est pas inné, même s’il a une base et une inscription somatiques, qu’il est donc aussi constitué en l’homme de l’extérieur par son histoire infantile, comme nous l’avons déjà signalé : nous sommes d’emblée en présence d’un mixte de nature biologique et de genèse relationnelle externe. Cet « appareil », dont le nom même traduit bien la façon qu’a Freud de matérialiser le psychisme, hors de tout spiritualisme, est composé de trois instances dont la première est le « moi », première car c’est bien lui qui nous est d’emblée donné : c’est par lui, avec la conscience qui le caractérise, que nous nous sommes un sujet humain et que nous disons « je » ou « moi je ». Mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est que ce « donné » immédiat est en réalité acquis ou construit par l’histoire infantile et spécialement familiale, et ce qui le prouve c’est, en particulier, l’histoire des « enfants sauvages » rapportée par Lucien Malson : privés d’éducation et de relations personnelles par leur isolement dans la nature où ils ont été abandonnés, il n’ont pas de subjectivité individuelle, ce ne sont pas des « sujets » au sens plein de ce terme. Reste sa fonction avec l’aide de ses autres facultés (intelligence, mémoire, imagination) qui est celle de contrôle de la conduite pour la recherche du plaisir et l’évitement du déplaisir.

Yvon Quiniou : « De l’essence matérielle des choses. Monde physique, monde vivant et humain », L’Harmattan, 2024.

Notes :

[1Le philosophe Pierre Raymond partageait cette ligne théorique : voir son livre Le passage au matérialisme, Maspero, 1993. Je rappelle aussi et j’y insiste, que la préoccupation éthique ou morale, elle, lui est réservée de plein droit car la vérité sur ce qui est ne dit rien sur ce qui doit être (morale) ou ce qui vaut (éthique).

[2Dont aussi L’homme neuronal (Fayard)

[3Voir aussi la 4ème partie du Discours de la méthode, qui résume sa réflexion.

[4Il vrai que, paradoxalement, il a fait avec prudence l’hypothèse de l’évolution à la fin de ce même Discours et, une fois rétablie l’existence du corps, il lui a ajouté une troisième substance, reliant le corps et l’esprit, à travers la « glande pinéale » ! Audace courageuse, mais difficilement cohérente chez lui.

[5Sur l’illusion spiritualiste, voir ma contribution au livre collectif Les matérialismes et leurs détracteurs, Syllepse, 2004.

[6Successivement dans La Sainte Famille et L’idéologie allemande.

[7Dans Pour Marx, Maspero, p. 235.

[8Éditions sociales, ch. 9.


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