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"Le pays de la littérature". Un livre de Pierre Lepape
Par Valère Staraselski

Toute personne s’intéressant à l’histoire de France ne peut pas faire l’économie de la lecture de l’ouvrage de Pierre Lepape, Le Pays de la littérature.

Incontournable et passionnante que cette fresque qui, liant littérature et histoire, court des Serments des petits-fils de Charlemagne, Louis le Germanique et Charles le Chauve, faits à Strasbourg en l’an 842 qui donnent naissance aux deux royaumes de France et d’Allemagne par la langue franque pour l’un, tudesque pour l’autre jusqu’à l’enterrement de Sartre en 1980.

Dans un style à la fois limpide et dense, Pierre Lepape montre en quoi création littéraire et travail politique sont, dans notre pays, intrinsèquement liés. En France, point de tour d’ivoire pour les écrivains et la littérature, car cette dernière n’émerge, ne se fabrique et ne trouve concrétisation que dans une relation mouvementée au politique.

Quarante quatre chapitres jalonnent ce voyage édifiant de onze siècles. En citer quelques uns témoigne, semble-t-il, de cette inséparabilité française du couple littérature-réalité politique du moment. Voyons plutôt et évoquons par exemple : les Serments de Strasbourg qui « marquent la naissance conjointe de la France et de l’Allemagne, sous le signe de la reconnaissance mutuelle de leur spécificité linguistique sur la ruine de l’idée impériale », le premier livre imprimé en France en 1470, l’ordonnance de Villers-Cotterêts en 1539, Malherbe dont « la poésie est tout entière politique et ne vise à rien d’autre qu’à placer les lettres sous le strict contrôle du « bien public » », la création de l’Académie française par Richelieu en 1635, l’arrestation du surintendant Foucquet en 1661 sur ordre de Louis XIV, l’exil de Fénelon, précepteur de l’héritier du Trône de France en 1697, la parution du premier volume de l’Encyclopédie en 1750, l’exécution du chevalier de La Barre en 1766, la censure des Confessions de Jean Jacques Rousseau en 1771, celle du Mariage de Figaro de Beaumarchais en 1784, la bataille d’Hernani de Hugo en 1863, la libération d’Alfred Dreyfus et ses conséquences sur le monde littéraire en 1899, le ratage du prix Goncourt du Voyage au bout de la nuit de Louis Ferdinand Céline en 1932, le Manifeste des 121 sur le droit à l’insoumission en 1960… Ce tandem dont Lepape dresse le saisissant tableau résulte bien évidemment de la volonté et de l’action des politiques, l’épisode de L’Excuse à Ariste (Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée) de Corneille rédigée après le triomphe du Cid et les manœuvres victorieuses de Richelieu pour amener ce dernier à résipiscence le montrent parfaitement. Mais le déclenchement du rapport au politique est également le fait des écrivains. Qu’est-ce d’autre, par exemple, que la création de la Nouvelle Revue française ?... Ajoutons encore que la lecture du Pays de la littérature, qui offre des points similaires à Mimesis d’Auerbach, balaie parfois des a priori, des idées reçues. Ainsi, par exemple, de ces lignes de 1851 qui relatent l’audition du Chant des ouvriers, œuvre d’un ancien canut de Lyon, Pierre Dupont : « Quand j’entendis cet admirable cri de douleur et de mélancolie, je fus ébloui et attendri. Il y avait tant d’années que nous attendions un peu de poésie forte et vraie ! Il est impossible, à quelque parti qu’on appartienne, de quelques préjugés qu’on ait été nourri, de ne pas être touché du spectacle de cette multitude maladive respirant la poussière des ateliers, avalant du coton, s’imprégnant de céruse, de mercure et de tous les poisons nécessaires à la création des chefs-d’œuvre. » Sont-elles de Jules Vallès ? Non. Continuons : « Quel est le grand secret de Dupont, et d’où vient cette sympathie qui l’enveloppe ? Ce grand secret, je vais vous le dire, il est bien simple ; il n’est ni dans l’acquis, ni dans l’ingéniosité, ni dans l’habileté du faire, ni dans la plus ou moins grande quantité de procédés que l’artiste a puisés dans le fonds commun du savoir humain ; il est dans l’amour de la vertu et de l’humanité, et dans ce je ne sais quoi qui s’exhale incessamment de sa poésie, que j’appellerais volontiers le goût infini de la République. » Ce n’est pas Hugo non plus.

Poursuivons par cet extrait d’article paru dans Le Représentant de l’Indre, journal édité à Châteauroux : « Ce n’est point l’or, mais les paroles dorées qui ont créé tant de crimes, tant de malheurs et tant de larmes ! […] Je ne vis pas de poésie historique, mais de pain. » George Sand ? Point du tout. Ces lignes sont de Charles Baudelaire dont la poésie, nous dit Lepape, « sa poésie en prose surtout, est une dénonciation rageuse, exacte, féroce des écrivains-touristes ; de ces artistes – Baudelaire pense à Hugo, mais surtout à George Sand, sa bête noire – qui se promènent dans la misère le cœur sur la main et la consolation aux lèvres, sans vouloir en analyser les causes, réelles, matérielles, structurelles ; en tirant des pages dramatiques, colorées et émouvantes qui provoqueront chez les bourgeois qui les lisent quelques délicieux frissons d’horreur et de pitié. Et puis plus rien. »

Outre cette réalité historique mise au jour et à jour, l’ouvrage de Pierre Lepape va plus loin que le factuel dans la connaissance de la littérature française. Il donne en effet à voir et à comprendre les rapports entre création et idéologie (voire dogme quand cette dernière est fossilisée) comme s’originant dans la relation littérature/politique. C’est un fait, avec Rutebeuf et les frères mendiants, la condamnation de Théophile de Viau, dans les pages consacrées à Pascal et Cyrano de Bergerac par exemple (je ne recommencerai pas à composer une autre liste), Lepape s’attache à cerner et à décrire les tensions, les contradictions entre représentation imaginaire et représentation idéologique. Ça n’est pas là, semble t-il, la part la moins essentielle de ce livre dont l’apport tient précisément dans le choix de cette approche qui autorise une vue globale. Démarche pédagogique suffisamment rare pour être non seulement signalée mais saluée. Après ses remarquables études sur Diderot, Voltaire, Gide, Pierre Lepape offre là un ouvrage de référence, indispensable non seulement à l’étude des lettres mais également à la connaissance de l’histoire de France.

Le pays de la littérature. Des Serments de Strasbourg à l’enterrement de Sartre. Pierre Lepape. Editions du Seuil, p.725, 26 €.


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