Le 4 février 1794 (16 pluviôse an II), la Convention abolissait l’esclavage dans les colonies françaises : c’était la première abolition de l’histoire. La radicalité de cette abolition est restée exceptionnelle dans la longue suite des abolitions qui suivront. Elle ne prévoyait aucun délai, son application était immédiate, en rupture avec tous les projets de sortie graduelle développés par les abolitionnistes du XVIIIe siècle. Aucune indemnisation des maîtres n’était prévue en compensation de la perte de leurs « propriétés » humaines, alors que toutes les abolitions qui suivront donneront lieu à indemnité des maîtres.
Il convient de rappeler quelles ¬furent les origines de ce fameux décret voté. Le fait majeur, clé de compréhension de cette décision, réside loin de l’enceinte de la Convention elle-même. En effet, le sort de l’esclavage s’est joué à Saint-Domingue, alors la plus riche des colonies européennes. Plus de 500.000 esclaves, en grande partie nés en Afrique (les bossales), avaient été acheminés sur cette terre, à un rythme sans précédent : dans la décennie qui suivit la fin de la guerre d’Amérique (après 1783), la traite négrière française transporta annuellement entre 40.000 et 45.000 nouveaux captifs des côtes d’Afrique, soit environ 50 % de toute la traite atlantique de la même période. C’était, bien évidemment, le besoin de main-d’œuvre des plantations sucrières qui poussait les négriers à une telle frénésie. Ainsi, Saint-Domingue, premier producteur mondial de sucre à la fin du siècle, était-elle devenue une société quasi africaine, certes « perle des Antilles », source de richesses fabuleuses, mais potentiellement une menace permanente pour la sécurité coloniale elle-même. Dans le contexte complexe créé par la Révolution française, qui osa proclamer les droits de l’homme (26 août 1789) sans aucunement prévoir leur application aux esclaves des colonies, la situation de la grande île devint rapidement incontrôlable. Les « libres de couleur », souvent eux-mêmes propriétaires d’esclaves, revendiquèrent la pleine citoyenneté, les armes à la main face au refus obstiné des colons blancs ; les colons eux-mêmes exigeaient une large autonomie pour se mettre à l’abri des lois révolutionnaires votées à Paris. Enfin, dans ce contexte de déstabilisation de l’ordre colonial, les esclaves eux-mêmes entrèrent en action, pour leur propre compte.
L’insurrection, minutieusement préparée, a été déclenchée dans la nuit du 22 au 23 août 1791 sur les grandes plantations de la plaine du Nord. L’insurrection s’étendit rapidement à tout le Nord, puis aux autres régions de l’île. Face à l’ampleur du phénomène, le pouvoir politique central, passé aux mains des abolitionnistes avec la réunion de l’Assemblée législative en octobre 1791, fut d’abord incrédule : une telle révolte paraissait impossible. L’Assemblée envoya d’abord des troupes pour rétablir « l’ordre », puis accorda la pleine égalité des droits civiques aux « libres de couleur » (décret du 4 avril 1792). Pour appliquer cette égalité des droits, des « commissaires civils » furent envoyés, dotés de « larges pouvoirs » pour l’imposer au besoin par la force des armes. Sonthonax et Polverel, les deux commissaires civils, ne purent rétablir « l’ordre » : les colons se dressèrent contre eux, les esclaves avaient bien compris que leur liberté n’était pas à l’ordre du jour et, enfin et peut-être surtout, la guerre déclarée à Paris contre l’Angleterre (1er février 1793), puis l’Espagne et la Hollande (8 mars suivant), projetait brusquement la mer des Caraïbes au cœur du conflit planétaire qui opposait la France devenue République à l’Europe entière. Face à l’invasion anglaise et espagnole de l’île, la seule issue politique pour sauver la colonie française se révéla de donner la liberté et la citoyenneté aux masses d’esclaves, faisant ainsi de chaque esclave un « soldat de la République ». C’est dans ce contexte politique, militaire et diplomatique que Sonthonax prit la décision historique de proclamer l’abolition générale et immédiate de l’esclavage, le 29 août 1793, au Cap-Français, alors capitale de Saint-Domingue. Ainsi, lorsque les trois députés élus après la proclamation du 29 août (Belley, un Noir, Mills, un mulâtre et Dufay, un Blanc) arrivèrent à Paris, fin janvier 1794, ils apportaient à la Convention la nouvelle que l’esclavage n’existait plus à Saint-Domingue. Ce fut dans ce contexte, stupéfiant pour l’immense majorité de députés, que se tint la fameuse séance du 4 février. C’était, et c’est le seul cas connu, une abolition imposée par l’insurrection armée des esclaves, non une abolition octroyée par une métropole pleinement libre de sa décision.
Article paru dans L’Humanité le 14 février 2014
Marcel Dorigny est maître de conférences au département d’histoire de l’Université Paris-VIII-Saint-Denis.
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