Il faut reconnaitre à Jean-Luc Melenchon une capacité hors du commun à capter les idées aux allures contestataires qui flottent dans l’air du temps et à les régurgiter sous une apparence de pensée révolutionnaire, affublées d’un semblant de portée historique ou de vérité philosophique. Même une idée farfelue peut dans un de ses discours apparaitre tantot sous les traits d’une analyse scientifique ou de grande profondeur, tantot sous la forme de vision prophétique. On a pu le constater cette année dans un enième discours sur l’énergie de la mer, un de ses dadas, prononcé cette fois à l’université de Kinshasa où il a donc expliqué aux Congolais tout le mal qu’il fallait penser des barrages hydro-électriques et la chance que constituait pour eux l’énergie de la mer [1]. Pourquoi pas, vous direz-vous ? Sauf que cela a été dit au moment où cet immense pays compte sur l’électricité que pourra lui fournir un barrage sur le fleuve Congo pour répondre aux besoins élémentaires, et qu’il ne compte que 40 kilomètres de côte maritime ! On pourrait en rire si l’accès à l’électricité n’était pas une question de vie ou de mort.
Les adversaires de Jean-Luc Melenchon n’ont pas souvent pris le temps d’étudier les écrits ou paroles qu’il considérait comme d’une portée théorique, estimant sans doute que le personnage ne tenait sa place et ne puisait sa force que de ses outrances médiatiques calculées, dans la stratégie « du bruit et de la fureur » qu’il a revendiquée. Comme pour d’autres dirigeants politiques, il faut pourtant examiner les différentes facettes de son action pour comprendre comment se construit son charisme et sa capacité à donner une cohésion aux différents courant qui composent son organisation, fut-elle « gazeuse », comme il la définit.
Un exemple de sa volonté de se positionner comme un grand penseur est fourni dans l’entretien qu’il a donné au site Le vent se lève en 2018. Il s’y présente comme celui qui a su dès 1991 « entreprendre le travail consistant à repenser les prémices scientifiques du marxisme ».
Marx, dit-il dans cet entretien, a une vision déterministe, or « tout cela est battu en brèche avec le principe d’incertitude qui n’est pas une impuissance à connaître mais une propriété de l’univers matériel. Depuis 1905, avec la discussion entre Niels Bohr et Albert Einstein, l’affaire est entendue. Mais il est frappant de constater qu’il n’y ait aucune trace de cette discussion scientifique dans les rangs marxistes de l’époque. A l’époque Lénine continue à écrire besogneusement Matérialisme et empiriocriticisme – qui passe à côté de tout ça. Pour ma part (…), j’avais déjà mis à distance cette vision du matérialisme en incluant le principe d’incertitude. C’est la direction qu’explore mon livre A la conquête du chaos. A ce moment-là nous comprenions que le déterminisme ne pouvait être que probabiliste. Cela signifie que les développements linéaires dans les situations humaines ne sont guère les plus probables. C’était un renouveau de notre base philosophique fondamentale. En modifiant notre imaginaire, cela modifia aussi nos visions tactiques ».
Ce travail de " renouveau de notre base philosophique fondamentale" s’est traduit l’année qui suit, en 1992, par la campagne enthousiaste de Jean-Luc Melenchon en faveur du traité de Maastricht, traité à l’origine de toute la construction européenne actuelle, mais passons [2]. Donc Lénine aurait montré une ignorance crasse de l’état de la science à son époque ! Sauf que la controverse Bohr/ Einstein a lieu à la fin des années 1920 et que Lénine est mort en 1924 ! On pourrait se dire qu’au moins plus de 60 ans après cette controverse, en 1991, on a la chance qu’un génie politique français en découvre toute l’importance pour les combats émancipateurs. Mais il faut l’avouer, on a quand même du mal à comprendre pourquoi les principes de la physique quantique, car c’est de cela dont il s’agit avec cette controverse, auraient plus d’importance pour ces combats que la gravitation universelle, la relativité générale ou tout autre principe physique. Déduire de la physique l’analyse des rapports sociaux et de leurs contradictions, ce n’est pas seulement « repenser les prémices du marxisme », c’est le jeter par dessus bord et avec lui toutes les sciences sociales. « Ce n’est évidemment ni à la physique des particules ni à la biologie moléculaire ou aux neurosciences qu’il faut recourir » pour comprendre les sociétés, avertit le grand anthropologue Maurice Godelier au début de l’ « Éloge des sciences sociales », qui conclut le livre Au fondement des sociétés humaines, comme s’il fallait malgré tout rappeler l’évidence. Et pour cette idée de s’appuyer sur un principe de la physique pour analyser la réalité sociale, on peut aussi penser à la phrase de ce "besogneux" de Lénine : « l’idéalisme intelligent est plus près du matérialisme intelligent que le matérialisme bête » [3].
Évidement, Jean-Luc Melenchon ne recoure pas à la physique quantique pour réfléchir à ses positionnements. Ses développements à ce sujet ont une autre fonction. Il s’agit d’un charabia aux allures de pensée scientifique dont le rôle est de nourrir la fascination pour le leader - qui aurait en l’occurence dépassé Marx et Lénine - et non de construire des concepts permettant de donner à l’action collective toute son efficacité. Plus, le recours en ce cas à la physique quantique a pour but de bien montrer que la réalité et les voies de sa transformation sont incompréhensibles pour le commun des mortel, que seul le leader visionnaire peut accéder à cette connaissance.
[1] Voir à ce sujet la vidéo de Maxime Amblard, Un ingénieur répond à Melenchon, sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=e-Vmflb7Vgg
[2] Voici son discours au Sénat sur la ratification de ce traité : « En tant qu’homme de gauche, je souhaiterais me tourner un instants vers certains de nos amis (l’orateur se tourne alors vers les travées communistes) pour leur faire entendre que Maastricht est un compromis de gauche : pour la première fois, dans un traité de cette nature, des mesures d’encadrement du marché sont prévues ; pour la première fois, citoyenneté et nationalité sont dissociées ; pour la première fois, les syndicats vont être associés aux processus décisionnels. Nous sommes fiers de savoir qu’il va en résulter des éléments de puissance, qu’un magistère nouveau va être proposé à la France, à ma génération, dans le monde futur (…). Demain avec la monnaie unique, cette monnaie unique de premier vendeur, premier acheteur, premier producteur, représentant la première masse monétaire du monde, l’Europe sera aussi porteuse de civilisation, de culture, de réseaux de solidarité, comme aujourd’hui le dollar porte la violence dans les rapports simples et brutaux qu’entretiennent les Etats-Unis d’Amérique avec le reste du monde. (…) Il y va, je le répète d’un enjeu de civilisation. L’alternative au monde violent et injuste, où la chute du mur de Berlin reçoit en écho les émeutes de Los Angeles, c’est l’avènement de la nation européenne porteuse de paix, de civilisation et de solidarité. Ces principes, nous les portons avec fierté. A l’heure où nous travaillons à une cause aussi fondamentalement française, il ne peut être question de délibérer sous la pression des mots, des fantasmes, et même des leçons de patriotisme ».
[3] Cahiers philosophiques