On connaît la célèbre formule du général Carl von Clausewitz (1780-1831) : « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». L’histoire du débarquement anglo-américain du 6 juin 1944 en Normandie, de sa genèse à son accomplissement, jusqu’à ses conséquences prévues ou, surtout, imprévues, en est une parfaite illustration.
Avant que la gigantesque armada de 1 200 bâtiments de guerre et 5 700 navires de transport convoient vers les plages de Normandie, plutôt que celles du Pas -de-Calais, où les attendaient les Allemands, les quelques 130 000 hommes et 20 000 véhicules de la première vague d’assaut, une sorte de quadrille diplomatico-militaire avait vu s’opposer et croiser le fer, durant deux ans, Anglais, Américains et Soviétiques d’une part, Anglais, Américains et Français d’autre part.
L’idée de « second front », c’est-à-dire d’un débarquement allié sur les côtes françaises, apparut en URSS à l’automne 1941, au moment où l’Armée rouge, après une retraite sanglante de 1 500 km, parvînt miraculeusement à arrêter l’avance nazie aux portes de Moscou et à dégager la capitale soviétique de la tenaille que la Wehrmacht tentait de refermer sur elle. Les Soviétiques étaient épuisés. Des millions de soldats étaient morts ou prisonniers. Les usines d’armement déplacées en hâte dans l’Oural n’étaient pas encore toutes opératives. Staline et l’État-major rouge – la Stavka – furent convaincus qu’ils n’y arriveraient pas seuls. Staline demanda de façon pressante à Churchill et à Roosevelt, qui lui avaient, verbalement, offert leur soutien, de lancer une offensive à l’Ouest afin d’alléger le fardeau soviétique.
Les Américains considérèrent qu’ils n’étaient pas prêts. Ils ne l’étaient pas, ni militairement ni économiquement. Bien que les États-Unis aient, même après l’attaque japonaise sur Pearl Harbor, fait de la lutte contre le Reich leur priorité, elle resta longtemps sans suite concrète. L’anticommunisme qui régnait outre-atlantique, ne facilitait pas les choses au niveau de la direction politique alors que l’opinion se montrait favorable à un soutien aux Russes.
En Grande-Bretagne, où les sentiments « anti-bolcheviks » étaient non moins forts, le Premier ministre, Winston Churchill, qui en faisait sa tasse de thé, poursuivait aussi ses propres objectifs. La puissance anglaise se déployait au Moyen et au Proche-Orient où elle avait ses intérêts et elle visait, outre la défaite allemande, le contrôle de la Méditerranée, c’est-à-dire des Balkans. Dans ce but, Churchill échafaudait des plans de débarquement en Grèce et multipliait les pressions sur Roosevelt et l’Etat-major américain pour qu’ils se rangeassent à ses vues.
En 1942, alors que les Soviétiques essayaient de pousser péniblement leur avantage au centre du pays, les Allemands les débordaient au Sud, en Ukraine, et fonçaient vers la mer Noire et le Caucase. L’ouverture d’un second front devenait, pour eux, impérieuse. On leur fit des promesses. Mais les Alliés choisirent de débarquer en Afrique du Nord puis en Sicile et dans le sud de la botte italienne. Outre qu’ils y progressaient peu, la Wehrmacht saisit ce prétexte pour envahir, en France, la zone sud et s’installer sur la côte méditerranéenne. Rien de tout cela ne pouvait contenter les Russes sur lesquels la pression restait entière.
Les choses allaient changer en 1943 avec la victoire soviétique à Stalingrad (février), véritable tournant de la guerre et, surtout, celle de Koursk (5 juillet au 23 août 1943) qui détruisit définitivement le potentiel militaire nazi, tant matériel qu’humain [1]. Les Anglo-Américains comprirent que les Soviétiques pouvaient, tous seuls, imposer de lourdes défaites au Reich et étaient en mesure de remporter la victoire finale.
Du 28 novembre au 1er décembre 1943, une conférence eut lieu à Téhéran au cours de laquelle Churchill, Roosevelt et Staline se réunirent pour la première fois. Staline était furieux de ce que le débarquement promis en 1942 pour 1943 n’avait pas eu lieu. Cette fois, on en fixa la date – mai- juin 1944 – et les Occidentaux reçurent la promesse que l’Armée rouge lancerait, en même temps, une vaste opération à l’Est pour éviter qu’Hitler ne transférât une partie des effectifs d’est en ouest.
Ainsi, quand les Alliés débarquèrent en Normandie, ils se trouvèrent face à 56 divisions allemandes, disséminées en France, en Belgique et aux Pays-Bas, alors que les Soviétiques affrontaient 193 divisions, sur un front qui s’étendait de la Baltique aux Balkans sur plus de 2 000 km. Cela n’empêcha pas la Stavka de tenir sa promesse et de déclencher, le 22 juin 1944, seize jours après le « D-day » et trois ans, jour pour jour, après l’agression nazie, la plus formidable opération militaire de la Seconde guerre mondiale, avec une puissance qui stupéfia tout le monde, Allemands et Alliés [2]. Elle permit à l’Armée rouge de libérer entièrement la Biélorussie et d’entrer en Pologne où elle atteignit la Vistule. Le 19 août 1944, quand s’acheva l’offensive, les Soviétiques avaient progressé de 600 km et n’étaient plus qu’à 500 km de Berlin.
Les Occidentaux payaient là, leurs tergiversations, voire leur opposition à l’ouverture du second front. Contre l’avis de Churchill, qui tenait toujours à débarquer en Grèce – les Russes étaient pourtant déjà à Bucarest et à Sofia et prendraient Belgrade en octobre – les Alliés débarquèrent en Provence le 15 août 1944. Contrairement au 6 juin, où, seuls 177 soldats français du commando Kieffer avaient pris pied sur le sol natal à Sword Beach (d’Ouistreham à Saint-Aubin-sur-Mer), en Provence, la marine française et des milliers de « Français libres » ou de soldats d’Afrique « française » prenaient part à l’opération, dont 52% étaient d’origine maghrébine et 48 % d’origine européenne.
L’affaire du débarquement en Provence avait opposé Churchill à de Gaulle, lequel avait menacé de retirer d’Italie les troupes françaises qui y combattaient. L’opposition entre les deux hommes, déjà patente en 1940, quand le général s’était établi à Londres, d’où il entendait diriger la « vraie » France, constituait avec les conflits de Gaulle-Roosevelt et Churchill-Roosevelt, une autre figure du « quadrille » auquel les Occidentaux se prêtèrent entre 1941 et 1945.
Chacun, on l’a dit, avait ses intérêts, ses objectifs. Roosevelt prenait tout au long de ces années une posture de plus en plus impériale. Il rêvait. Il fit part de ses rêves, quelques semaines après le débarquement, à un de Gaulle ébahi. Dans ses Mémoires de guerre [3], celui-ci en fait le récit : « Sa conception [ du monde d’après-guerre NDR] me paraît grandiose autant qu’inquiétante pour l’Europe et pour la France. (…) c’est un système permanent d’intervention qu’il entend instituer de par la loi internationale. Dans sa pensée, un directoire à quatre : Amérique, Russie soviétique, Chine, Grande-Bretagne, règlera les problèmes de l’univers.(…) Mais, à moins de livrer à la discrétion des trois autres la quasi-totalité de la terre, une telle organisation devra, suivant lui, impliquer l’installation de la force américaine sur des bases réparties dans toutes les régions du monde dont certaines seront choisies en territoire français ». Et le général commente : « Dans une pareille perspective, les questions propres à l’Europe, notamment le sort de l’Allemagne, le destin des États de la Vistule, du Danube, des Balkans, l’avenir de l’Italie, lui font l’effet d’être accessoires. Il n’ira assurément pas, pour leur trouver une heureuse solution, jusqu’à sacrifier la conception monumentale qu’il rêve de réaliser ».
On sait, hélas ! que moins qu’ « un rêve américain », c’était une véritable stratégie qu’exposait Roosevelt et qu’elle se déploierait bel et bien, malgré les obstacles qu’y édifièrent les peuples, le poids de l’Union soviétique et les revers que les uns et les autres infligèrent à Washington.
La stratégie américaine avait cependant des effets concrets au moment même où les Alliés prenaient pied en Europe. Notamment pour la France. Washington comptait administrer le pays conquis comme un pays conquis : administration militaire ou sous contrôle militaire ; responsables nommés par le Quartier général allié etc. On avait même imprimé une monnaie que l’on comptait faire circuler en France.
Ni Roosevelt ni Churchill ne voulaient reconnaître le Gouvernement provisoire de la République Française (GPRF) qui, le 2 juin 1944, à Alger, s’était substitué au Comité français de Libération nationale (CFLN), organe politique issu de la Résistance intérieure et extérieure. De fait, son président, de Gaulle lui-même, n’était pas reconnu lui non plus. Le CFLN avait été, plus ou moins formellement, accepté en 1943 par Washington, Londres et Moscou. Mais pour les deux premières capitales, il s’agissait d’y voir plus une sorte d’administration sans pouvoir exécutif ni législatif, tandis que les Russes en faisaient le représentant « des intérêts d’État de la République française » et donc « le seul interlocuteur possible et le seul représentant qualifié de tous les patriotes français ».
Churchill et Roosevelt n’avaient pas, même en juin 1944, fait totalement une croix sur l’administration de Vichy. Ils avaient tenté, en 1943, d’écarter de Gaulle au profit d’un autre général, Giraud, reconverti sur le tard à la Résistance. Sans succès. Tenu à l’écart des plans du débarquement, contraint d’obliger les Américains à accepter le concours des Français, à insister pour que l’on embarquât la 2ème DB de Leclerc (à l’œuvre seulement le 1er août), de Gaulle enrageait. Le 4 juin, l’avant-veille du « D-day », Churchill le fit venir d’Alger à Londres et l’incita à se rendre à Washington pour y mener « des conversations politiques ». Le « chef de la France libre » rejeta cette idée : « Pourquoi semblez-vous croire que j’aie à poser devant Roosevelt ma candidature pour le pouvoir en France, dit-il à Churchill. Je n’ai rien à demander dans ce domaine aux États-Unis d’Amérique non, plus qu’à la Grande-Bretagne » [4].
Ce même jour, Eisenhower, commandant suprême des troupes alliées, présenta à de Gaulle le texte de la proclamation qu’il entendait prononcer à la radio le 6 juin. Le général américain invitait les Français à « exécuter ses ordres » et annonçait que dans l’administration, celle que Pétain avait « épurée », « tout le monde continuera a exercer ses fonctions à moins d’instructions contraires » [5]. De Gaulle protesta, tenta d’apporter quelque amendement, en vain. Il avait refusé de prendre la parole à la radio à la suite d’Eisenhower, pour ne pas cautionner le propos de ce dernier. Il s’exprima devant le pays en fin d’après-midi. Le discours est de toutes les mémoires : « Bien entendu c’est la bataille de France et c’est la bataille de la France ! ».
Ce n’est que le 14 juin, que le président du Gouvernement provisoire de la République française fut « autorisé » par Churchill- contre le gré de celui-ci : « Je dois vous infliger une visite du général de Gaulle, écrit-il à Montgomery, (…) il faudrait éviter qu’il rassemble de larges foules (…) et que se produise un évènement ressemblant peu ou prou à une manifestation politique » [6] - à se rendre à Bayeux. L’accueil y fut tel que les Anglo-américains ne purent qu’y voir la consécration d’un « chef ». Encore un mois et le GPRF sera reconnu officiellement.
Les foules de Bayeux y avaient contribué, mais ce n’était pas là, la raison principale du revirement de Roosevelte et de Churchill. Dans la part du mépris où il tenait de Gaulle, il se trouvait aussi la conviction que la France ne comptait pas dans la bataille ; qu’elle n’avait pas d’armée. Or, en 1944, les Alliés en trouvèrent une qui valait bien autant que les leures : la Résistance.
Unis au sein du Conseil national de la Résictance (CNR), ses courants – communiste, gaulliste, chrétien, socialiste…- formaient une représentation nationale non seulement crédible mais efficace dont l’autorité s’était naturellement transmise et amplifiée avec la constitution du CFLN puis du GPRF.
La Résistance armée - Armée secrète (AS) et FTP - avait, elle aussi, unifié ses forces au sein des Forces Françaises de l’Intérieur (FFI). Les maquis s’étaient multipliés. Si les communistes avaient longtemps été seuls à se battre l’arme à la main, le « jour J » donnait le signal de la mobilisation de tous. Sabotages des voies de communication, de lignes télégraphiques et téléphoniques ; coups de main contre les casernes et convois ennemis ; partout, on s’insurgeait, ralentissant les renforts nazis, dégageant le passage pour les armées alliées, libérant villages et grandes villes.
En août 1944, l’insurrection parisienne, que dirigeait le chef des FFI d’Ile de France, le colonel Rol-Tanguy, courronnait la mobilisation populaire. Avec l’appui des chars du général Leclerc, qui avait foncé sur la capitale sans autorisation des Alliés, mais avec le soutien de de Gaulle, Paris était libéré le 25 août.
Ce qui se passa ensuite en France, y compris, voire surtout, l’entrée au gouvernement de ministres communistes, n’entrait pas dans les vues, ni dans les calculs, des Anglo-américains qui ne purent pas non plus, empêcher l’Armée rouge d’entrer seule dans Berlin. Comme l’écrit Olivier Wieviorka, le débarquement « hâta la défaite du Reich- mais la défaite de la Wehrmacht intervint surtout dans la steppe russe ». [7]
Si le 6 juin fut, pour les Alliés, un relatif succès militaire – il eut été plus complet si les troupes ne s’étaient pas, après, enlisées dans le bocage normand, ou n’avaient pas, si longtemps, piétiné devant Caen – il fut aussi un échec politique qui relégua l’Angleterre, dépouillée de son empire, au rang de filiale des Etats-Unis, lesquels voyaient, contradictoirement, prendre corps le « rêve » de Roosevelt : celui d’un nouvel impérialisme. L’Allemagne du Reich avait perdu la guerre. L’Europe ne l’avait pas gagnée.
Article paru dans l’Humanité-Dimanche. Juin 2014
[1] L’escadrille franco-soviétique « Normandie-Niemen » s’illustra partriculièrement au cours de cette bataille avec 17 victoires homologuées pour les pilotes français mais 11 tués dont le commandant Tulasne.
[2] Opération baptisée Bagration
[3] Omnibus / Plon, Paris 1994
[4] Mémoire de Guerre, ouvrage cité.
[5] Olivier Wieviorka, Histoire du Débarquement en Normandie, des origines à la libération de Paris 1941-1944, le Seuil, Paris 2007.
[6] Olivier Wieviorka, ouvrage cité.
[7] Ouvrage cité.