En 2010, la planète a continué sa course folle propulsée par le moteur
aux trois visages mondialisation-occidentalisation-développement
qu’alimentent science, technique, profit sans contrôle ni régulation.
L’unification techno-économique du globe se poursuit, sous l’égide d’un
capitalisme financier effréné, mais elle continue à susciter en réaction
des " refermetures " ethniques, nationales, religieuses, qui entraînent
dislocations et conflits. Libertés et tolérances régressent, fanatismes
et manichéismes progressent. La pauvreté se convertit non seulement en
aisance de classe moyenne pour une partie des populations du globe, mais
surtout en immenses misères reléguées en énormes bidonvilles.
L’occidentalisation du monde s’est accompagnée du déclin désormais
visible de l’Occident. Trois énormes nations ont monté en puissance ; en
2010, la plus ancienne, la plus peuplée, la plus économiquement
croissante, la plus exportatrice intimide les Etats d’Occident,
d’Orient, du Sud au point de susciter leur crainte d’assister à la
remise d’un prix Nobel à un dissident chinois emprisonné.
En 2010 également, pour une première fois, trois pays du Sud se sont
concertés à l’encontre de toute influence occidentale : Turquie, Brésil
et Iran ont créé ce sans précédent. La course à la croissance inhibée en
Occident par la crise économique se poursuit en accéléré en Asie et au
Brésil.
La mondialisation, loin de revigorer un humanisme planétaire, favorise
au contraire le cosmopolitisme abstrait du business et les retours aux
particularismes clos et aux nationalismes abstraits dans le sens où ils
s’abstraient du destin collectif de l’humanité.
Le développement n’est pas seulement une formule standard
d’occidentalisation qui ignore les singularités, solidarités, savoirs et
arts de vivre des civilisations traditionnelles, mais son déchaînement
techno-économique provoque une dégradation de la biosphère qui menace en
retour l’humanité.
L’Occident en crise s’exporte comme solution, laquelle apporte, à terme,
sa propre crise. Malheureusement, la crise du développement, la crise de
la mondialisation, la crise de l’occidentalisation sont invisibles aux
politiques. Ceux-ci ont mis la politique à la remorque des économistes,
et continuent à voir dans la croissance la solution à tous les problèmes
sociaux. La plupart des Etats obéissent aux injonctions du Fonds
monétaire international (FMI), qui a d’abord partout prôné la rigueur au détriment des populations ; quelques-uns s’essaient
aux incertitudes de la relance. Mais partout le pouvoir de décision est celui des marchés, c’est-à-dire de la spéculation, c’est-à-dire du capitalisme financier. Presque partout les banques, dont les spéculations ont contribué à la crise, sont sauvées et conservées. Le marché a pris la forme et la force aveugle du destin auquel on ne peut qu’obéir.
La carence de la pensée partout enseignée, qui sépare et compartimente les
savoirs sans pouvoir les réunir pour affronter les problèmes globaux et
fondamentaux, se fait sentir plus qu’ailleurs en politique. D’où un
aveuglement généralisé d’autant plus que l’on croit pouvoir disposer des avantages d’une " société de la connaissance ".
Le test décisif de l’état de régression de la planète en 2010 est
l’échec de la personne la plus consciente de la complexité planétaire, la plus
consciente de tous les périls que court l’humanité : Barack Obama. Sa première et modeste initiative pour amorcer une issue au problème israélo-palestinien, la demande du gel de la colonisation en Cisjordanie, s’est vu rejeter par le gouvernement Nétanyahou. La pression aux Etats-Unis des forces conservatrices, des évangélistes et d’une partie de la communauté juive paralyse tout moyen de pression sur Israël, ne serait-ce que la suspension de l’aide technique et économique. La dégradation de la situation en Afghanistan l’empêche de trouver une solution pacifique au conflit, alors qu’il est patent qu’il n’y a pas de solution militaire. L’Irak s’est effectivement démocratisé, mais en même temps s’est à
demi décomposé et subit l’effet de forces centrifuges. Obama résiste
encore aux énormes pressions conjuguées d’Israël et des chefs d’Etat arabes du Moyen-Orient pour intervenir militairement en Iran. Mais la situation est devenue désespérée pour le peuple palestinien.
Tandis qu’Etats-Unis et Russie établissent en 2010 un accord pour la
réduction des armes nucléaires, le souhait de dénucléarisation généralisée, unique voie de salut planétaire, perd toute consistance dans l’arrogance nucléaire de la Corée du Nord et l’élaboration probable de l’arme nucléaire en Iran. Si tout continue l’arme nucléaire sera miniaturisée, généralisée et privatisée.
Tout favorise les montées aux extrêmes y compris en Europe. L’Europe
n’est pas seulement inachevée, mais ce qui semblait irréversible, comme la monnaie unique, est menacé. L’Europe, dont on pouvait espérer une renaissance de créativité, se montre stérile, passive, poussive, incapable de la
moindre initiative pour le conflit israélo-palestinien comme pour le salut de la planète. Pire : des partis xénophobes et racistes qui prônent la désintégration de l’Union européenne sont en activité. Ils demeurent minoritaires, comme le fut pendant dix ans le parti nazi en Allemagne que nul dans le pays le plus cultivé d’Europe, dans le pays à la plus forte social-démocratie et au plus fort Parti communiste, n’avait imaginé qu’il puisse accéder légalement au pouvoir.
La marche vers les désastres va s’accentuer dans la décennie qui vient.
A l’aveuglement de l’homo sapiens, dont la rationalité manque de
complexité, se joint l’aveuglement de l’homo demens possédé par ses
fureurs et ses haines. La mort de la pieuvre totalitaire a été suivie par le formidable déchaînement de celle du fanatisme religieux et celle du capitalisme
financier. Partout, les forces de dislocation et de décomposition
progressent. Toutefois, les décompositions sont nécessaires aux
nouvelles compositions, et un peu partout celles-ci surgissent à la base
des sociétés. Partout, les forces de résistance, de régénération,
d’invention, de création se multiplient, mais dispersées, sans liaison,
sans organisation, sans centres, sans tête. Par contre, ce qui est
administrativement organisé, hiérarchisé, centralisé est sclérosé,
aveugle, souvent répressif.
L’année 2010 a fait surgir en Internet de nouvelles possibilités de
résistance et de régénération. Certes, on avait vu au cours des années
précédentes que le rôle d’Internet devenait de plus en plus puissant et
diversifié. On avait vu qu’il devenait une force de documentation et
d’information sans égale ; on avait vu qu’il amplifiait son rôle
privilégié pour toutes les communications, y compris celles effectuées
pour les spéculations du capitalisme financier et les communications
cryptées intermafieuses ou interterroristes.
C’est en 2010 que s’est accrue sa force de démocratisation culturelle
qui permet le téléchargement gratuit des musiques, romans, poésies, ce
qui a conduit des Etats, dont le nôtre, à vouloir supprimer la gratuité
du téléchargement, pour protéger, non seulement les droits d’auteur,
mais aussi les bénéfices commerciaux des exploitants des droits d’auteur.
C’est également en 2010 que s’est manifestée une grande force de
résistance informatrice et démocratisante, comme en Chine, et durant la
tragique répression qui a accompagné l’élection truquée du président en
Iran. Enfin, la déferlante WikiLeaks, force libertaire ou libertarienne
capable de briser les secrets d’Etat de la plus grande puissance
mondiale, a déclenché une guerre planétaire d’un type nouveau, guerre
entre, d’une part, la liberté informationnelle sans entraves et, d’autre
part, non seulement les Etats-Unis, dont les secrets ont été violés,
mais un grand nombre d’Etats qui ont pourchassé les sites informants, et
enfin les banques qui ont bloqué les comptes de WikiLeaks. Dans cette
guerre, WikiLeaks a trouvé des alliés multiples chez certains médias de
l’écrit ou de l’écran, et chez d’innombrables internautes du monde entier.
Ce qui est remarquable est que les Etats ne se préoccupent nullement de
maîtriser ou au moins contrôler " le marché ", c’est-à-dire la
spéculation et le capitalisme financier, mais par contre s’efforcent de
juguler les forces démocratisantes et libertaires qui font la vertu
d’Internet.
La course a commencé entre le désespérant probable et
l’improbable porteur d’espoir. Ils sont du reste inséparables : " Là où
croît le péril croît aussi ce qui sauve " (Friedrich Hölderlin), et
l’espérance se nourrit de ce qui conduit à la désespérance.
Il y eut même, en 1940-1941, le salut à partir du désastre ; des têtes
de génie sont apparues dans les désastres des nations. Churchill et de
Gaulle en 1940, Staline qui, paranoïaque jusqu’aux désastres de l’Armée
rouge et de l’arrivée de troupes allemandes aux portes de Moscou, devint
en automne 1941 le chef lucide qui nomma Joukov pour la première
contre-offensive qui libéra Moscou. C’est avec l’énergie du désespoir
que les peuples de Grande-Bretagne et d’Union soviétique trouvèrent
l’énergie de l’espoir. Quelles têtes pourraient surgir dans les
désastres planétaires pour le salut de l’humanité ? Obama avait tout
pour être une de ces têtes, mais répétons-le : les forces régressives
aux Etats-Unis et dans le monde furent trop puissantes et brisèrent sa
volonté en 2010.
Mais le probable n’est pas certain et souvent c’est l’inattendu qui
advient. Nous pouvons appliquer à l’année 2011 le proverbe turc : " Les
nuits sont enceintes et nul ne connaît le jour qui naîtra. "