De l’engagement durable...
L’apport de l’ouvrage de Francette Lazard et René Piquet Les vérités du matin tient dans ce qui pourrait, dans ce qui devrait contribuer, à la lueur non enjolivée de leur parcours de quarante années de dirigeants politiques, à un engagement en phase avec notre temps. De la sorte, ils répondent, semble-t-il, en partie, à la crainte de Geoffroy de Lagasnerie qui, dans Le Monde du 25 septembre dernier, voit dans « l’idée communiste » de Badiou par exemple (mais peut-on vraiment l’en blâmer), une louable intention derrière laquelle se dissimulerait en fait « un tout autre projet politique, particulièrement inquiétant, et même potentiellement dangereux ». Car, pour Lagasnerie, « sous couvert de s’en prendre au néolibéralisme, la volonté de reconstruire le lien social, de redonner du sens à la vie en « commun » pourrait bien n’être qu’un effort réactionnaire pour annuler l’une des caractéristiques majeures des sociétés démocratiques : l’individualisation et la différenciation des modes de vie, et la prolifération des mobilisations minoritaires. »
Sans aucun doute, et sans pour cela partager ni son diagnostic ni son opinion, il apparaît que Lagasnerie pose une vraie question : celle de la place de l’individu dans toute société et qui plus est dans tout mouvement émancipateur. Voilà précisément le sujet de l’ouvrage de Francette Lazard et René Piquet. Ces deux anciens responsables nationaux du Parti Communiste français, en interrogeant sans nostalgie leur propre expérience militante, questionnent notamment les conditions de l’engagement communiste d’aujourd’hui et de demain. Engagement qui s’origine, on ne le sait peut-être pas assez, dans la volonté de dépasser le capitalisme, pour la raison toujours très actuelle, n’en déplaise à Geoffroy de Lagasnerie, que quelque soit le nom dont on l’affuble, le capitalisme « n’a laissé subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme que l’intérêt tout nu, le paiement au comptant… a tout noyé dans les eaux glacées du calcul égoïste » (Le capital, Marx).
A contrario des adeptes du courant libertaire, René Piquet écrit sur l’engagement : « Je répète toujours après Spinoza, que l’homme est plus libre dans la cité où il obéit au décret commun que dans la solitude où il n’obéit qu’à lui-même. »
Dans une période, la nôtre, où après s’être indigné des jeunes en nombre qui cherchent à agir politiquement, à s’engager dans une action au long cours, les témoignages et réflexions de Lazard et Piquet tombent à pic.
En 1949, l’ancien secrétaire national adhère au PCF : « Donc j’adhère, mais pas au sens classique du terme. Derrière le terme adhésion, il y a, chez d’autres, l’approbation d’un absolu que représente la structure, en l’occurrence le Parti communiste. Si j’adhère, c’est à l’ambition « historique » qu’il porte, aux grandes idées dont parle Gaston Plissonnier, le responsable communiste lors de la réunion à laquelle j’assiste. Et pour moi ce n’est pas rien ! Je ne délègue pas au Parti communiste le soin de me dire quoi faire ou dire. Je ne fais pas don de ma disponibilité, de ma capacité d’agir au Parti, je m’engage avec les communistes pour mettre en mouvement mes aspirations. »
Francette Lazard poursuit quant à elle : « Je suis bien d’accord. Ne confondons pas adhésion et engagement. Et n’identifions pas la structure, le PCF, et l’ambition qui peut donner sens à toute une vie. Je connais, tu connais sûrement, des gens qui portent en eux un engagement personnel fort, altruiste, communiste parfois, sans vouloir donner leur adhésion à une structure. Et aussi des membres de telle ou telle association, ou organisation, y compris du PCF, qui ne donnent pas du tout à leur adhésion la dimension d’un acte primordial.
Tu dis que tu adhères à une ambition historique, à ce « petit grain d’universel » et non à l’absolu qu’aurait représenté la structure. Le collectif communiste te semble offrir un espace dans lequel tu penses pouvoir donner force à tes convictions.
D’accord, et pas d’accord ! Ou plutôt, un constat. Mon engagement est beaucoup plus que le tien, porteur d’absolu. Avec tous les risques de l’absolu. Mais aussi des traits personnels qui vont me permettre, je crois, d’éviter l’enfermement doctrinaire et de trouver le chemin de la complexité, de convictions ouvertes à l’autre, à l’inattendu. »
Sur le pourquoi de ce livre, nos deux protagonistes s’expliquent : « des milliers de communistes, militants, responsables, dirigeants, ont rencontré les limites de leur engagement, perdu leurs motivations ou leurs illusions, connu les déchirements de la rupture ou de l’exclusion. Au plus profond d’eux-mêmes pourtant, l’envie de s’impliquer dans le devenir de la société et du monde reste, très souvent, toujours là. » Le lecteur en fait l’expérience : Les vérités du matin, regards croisés sur un engagement y contribue, semble-t-il, efficacement.
Francette Lazard raconte un épisode vécu lors des événements de 68 : « J’anime, dans un préau d’école, un débat politique sur les raisons du vote communiste. Aux deux extrémités de la petite rue, des irréductibles de Mai brûlent encore des pneus. Leur slogan : « Election-trahison », cela pour l’ambiance !
Le débat est donc animé : révolution, démocratie, gauche, union, fonction et responsabilité d’un parti qui veut transformer la société, rien n’est oublié. Un tout jeune homme intervient, cite Tocqueville, et se présente comme adhérent du Parti radical. Manifestations d’étonnement amusé dans l’assistance.
Le débat terminé, je poursuis l’échange avec lui et l’interroge sur les motivations qui le font adhérer à ce parti-là. Jamais je n’aurais imaginé sa réponse. « Je suis passionné par la politique. Je souhaite être député. J’ai cherché le Parti où il y a le moins de jeunes, pour avoir mes chances au plus vite… »
Evidemment je ne lui demande pas son nom. A-t-il réalisé son projet ? Au parti radical ou dans un autre. J’aimerais savoir.
L’anecdote me marque, car elle me révèle une conception de la politique qui m’est totalement étrangère. Je sais maintenant qu’il est très courant de considérer la politique comme l’art de conquérir des positions de pouvoir …
Alors, la politique ? »
La politique non politicienne, la politique au sens premier et noble du terme est bien l’objet de l’ouvrage selon René Piquet qui déclare : « Nous n’écrivons pas une thèse politique ou historique. Nous voulons simplement rappeler, à travers quelques réflexions, la nécessité, en tout temps, de l’engagement militant. Un engagement, pour ce qui nous concerne, qui ne soit pas la recherche d’un statut social, d’une notoriété, d’un pouvoir.
Encore que, ni toi ni moi, n’y sommes totalement insensibles, il faut le reconnaître. Parce que cela représente, à nos yeux, une réelle confiance et considération qui nous sont accordées par beaucoup de monde. S’ajoute alors, au désir personnel d’être présent dans la collectivité des hommes, le plaisir. Le plaisir de penser, de comprendre. Le plaisir de pouvoir accéder à l’intelligence des choses.
Voilà pourquoi nous ne sommes jamais partis à la conquête du « pouvoir ». Du pouvoir pour soi, pour ses amis, pour des intérêts personnels. Non. Nous pensons, nous réfléchissons au « pouvoir », ou plus précisément, « aux pouvoirs » pour le plus grand nombre, dans tous les lieux où ils s’exercent, partagés par les hommes et les femmes concernés. Un pouvoir, des pouvoirs, que personne ne saurait confisquer. Qui restent, pour l’essentiel à inventer. Et qui n’existeraient qu’à titre provisoire pour ceux et celles à qui ils échoient. Utopie te revoilà ! Pas tant que cela.
Il n’est pas vain, aujourd’hui, de s’engager pour une ambition humaine de libération de toutes les dominations, de manifester la volonté de nier et de dépasser le système capitaliste « qui prive l’individu des savoirs, des avoirs et des pouvoirs ». Il est même nécessaire de promouvoir des progrès de civilisation, d’exiger des formes inédites de vie politique et sociale. En un mot de contribuer à une véritable révolution de nature anthropologique. »
Pour Geoffroy de Lagasnerie, « élaborer une pensée de gauche aujourd’hui… imposerait de nous placer résolument du côté du désordre, de la dissidence, et donc de l’émancipation. »
Tout l’ouvrage de Francette Lazard et René Piquet semble davantage opter pour une perspective qui prenne acte de ce qui apparaît de plus en plus clairement et concrètement dans notre monde : « Or, un fait inédit commence à émerger dans les grandes mutations contemporaines. La capacité d’intervention personnelle des individus, leur implication directe dans la vie sociale tend à devenir une exigence d’efficacité économique en même temps que de justice et de liberté. »
En fait, une paraphrase de cette phrase du Manifeste du Parti communiste, longtemps lue à l’envers : « Le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ».
Dans l’engagement aussi, dans l’engagement surtout.
Les vérités du matin, regards croisés sur un engagement. Editions de l’Atelier. 240 pages. 20 €.
Le site où les auteurs poursuivent leur réflexion : Vérités du matin