Johann Chapoutot est connu pour son travail sur le nazisme et la mise en évidence de l’enracinement et de la profondeur de « la révolution culturelle nazie », titre de l’un de ses ouvrages, qui balaya l’Allemagne, visant à la destruction des conceptions qu’avaient porté la révolution française, mais aussi le christianisme.
Avec Libres d’obéir, sans quitter tout à fait son sujet habituel, il élargit son champ de réflexion. Dans le temps d’abord, puisqu’après avoir abordé le rôle d’un haut fonctionnaire SS dans l’entreprise nazie, Reinhard Höhn, l’auteur suit la trace de la seconde carrière de ce personnage après la Seconde Guerre mondiale. Mais aussi parce qu’il sort du travail historique pour nourrir une réflexion sur ce que peuvent être les conditions d’une conjugaison du travail et de la liberté. Relevons que les différents champs du livre s’entremêlent, ce qui était sans doute inévitable pour une recherche des éléments de continuité dans la pensée de Reinhard Höhn, mais peut prêter le flanc à l’accusation de procéder à des raccourcis ou de comparer ce qui n’est pas comparable, ce dont Johann Chapoutot voulait pourtant se prémunir.
L’idée que Johann Chapoutot soutient dans une première partie de son ouvrage s’appuie sur une théorie de la direction des hommes qui ne peut être « un accident de l’histoire », une exception allemande incompréhensible mais bien le fruit d’une histoire européenne où chaque nation est confrontée au soulèvement des peuples en quête de nouvelles libertés.
« (…) le constat, écrit-il, est en première instance, surprenant : « rigueur allemande » et « goût de l’ordre » ne sont pas au rendez-vous moins encore la logique « totalitaire » de l’unité et de la verticalité. »
Afin de mettre en place le grand Reich voulu par Adolf Hitler, ses généraux conçoivent et construisent une organisation interne tenant compte des manques liés dans un premier temps, au manque de fonctionnaires appelés dans les combats et aussi du besoin de cadres pour convaincre et distiller la « politique » du führer auprès des équipes en place. Un manque d’effectifs qui conduit à une gestion approximative, générant immanquablement des injonctions paradoxales et autoritaristes afin d’obéir aux volontés et autres exigences du chef. Faire mieux avec moins est, dès lors, la priorité absolue et tous les moyens possibles sont mis en œuvre afin d’atteindre ces objectifs dévastateurs pour l’humanité.
Polycratie, darwinisme social, racisme biologique sont les socles politiques sur lesquels s’appuient les généraux pour mettre en œuvre une kyrielle d’échelons de responsabilités dans l’obligation de réussir à chaque étape du processus : « Cette violence était-elle l’apanage naturel, la composante nécessaire de son ethos de sergent-instructeur vociférant ou bien l’expression possible d’une peur atroce - celle d’échouer alors qu’il était libre d’obéir et condamné à gagner ? Sur les épaules de l’officier de terrain et du sous-officier de base tombe, drue et rêche, la cascade des responsabilités et des mépris venue de tout en haut, de cet olympe où cadets et diplômés de l’école de guerre confèrent et colloquent dans des états-majors qui définissent, en toute liberté pour le coup, les objectifs suprêmes. »
L’idée est claire, « restructurer » l’administration et produire des quantités inédites en termes d’armements. Reinhard Höhn ambitieux, s’érige en expert du relèvement national de l’Allemagne et de la destruction de l’Etat par une forte décentralisation des pouvoirs.
Cette « stratégie » s’appuie également sur des observations concrètes hors des frontières allemandes. Ainsi le choix d’une organisation décentralisée s’inscrit dans l’illusion d’une forme de pouvoirs dévolus aux échelons intermédiaires. Ainsi, ils accomplissent les missions confiées comme une fierté d’obéissance due à la confiance qui leur est faite « d’atteindre les finalités » assignées et ce, quelles que soient les méthodes utilisées. Ce choix est défendu par l’observation des organisations administratives françaises ou russes centralisées, considérées comme trop bureaucratiques, excluant de faits, « l’esprit d’initiative » : « J’attends de toutes les administrations une activité sans relâche ainsi que des décisions rapides, libérées de toutes les inhibitions bureaucratiques. » Seulement très vite, la compétition amène au déchirement des différents échelons qui cherchent à tout prix l’assentiment du führer quant à la qualité des initiatives que ce « management intermédiaire » se doit de mettre en œuvre.
La « liberté germanique » établie par ce mouvement insiste sur l’idée de race supérieure employée pour asservir, détruire et dominer. En proférant des discours animés par ces concepts de décentralisation, de fausse autonomie, fondés sur la délation et l’émergence des prises de pouvoir des échelons intermédiaires – le management par délégation de responsabilités - les enjeux politiques deviennent aussi la réponse à un besoin fondamental de reconnaissance de la population. « Cette liberté était cependant une injonction contradictoire : dans le management imaginé par Höhn, on est libre d’obéir, libre de réaliser les objectifs imposés par la Führung. La seule liberté résidait dans le choix des moyens, jamais dans celui des fins. » Il est aisé d’augurer comment les subtilités de cette machiavélique mise en œuvre amène l’individu à une perte de sens totale, à un système pervers profitant, exploitant, toute forme de crédulité personnelle fondée sur ce besoin d’exister au travers du regard, de l’évaluation et donc du jugement des fondateurs de ce même système, comme ceux de pères tout puissants.
Cette perspective a également établi, comme outil de motivation du matériau humain, la « Force par la Joie » (KDF). Il s’agissait d’une division chargée « des loisirs » dédiée aux ouvriers qui, implicitement, ne pouvaient s’autoriser à une quelconque improductivité, ne serait-ce que par reconnaissance des loisirs offerts au salarié et à sa famille (Concerts de musique classique, des croisières, en 1936 c’est même un village olympique qui voit le jour , etc.). Durant la guerre, ce sont les allemands eux-mêmes, lorsqu’ils sont considérés non productifs, non rentables, indignes de représenter l’Allemagne qui se voient ôter leur droit d’existence : après une large campagne de stérilisation, s’en suit une vague d’assassinat de presque 400 000 allemands ne répondant pas à la devise « procréer-combattre-régner ».
C’est à partir de ces fondamentaux que Reinhard Höhn s’appuie dès la fin de la guerre, et entreprend de créer une méthode nommée « Bad Harzburg » afin de dispenser des cours de management aux couleurs germaniques. La majorité des questions managériales étaient, jusqu’alors, conçues aux Etats-Unis (Peter Drucker, Henri Ford) ou en France (Henri Fayol) mais aucune empreinte spécifique de l’Allemagne. Il profite de cette brèche pour se positionner et créer une école de commerce. Il fut prolixe à décrire de manière très théorique et à travers des dizaines d’ouvrages ce qu’il avait pratiqué de façon retorse et non suffisamment aboutie pendant la guerre. L’empire économique des réseaux SS permettait de « recycler » les anciens criminels de guerre et dans ce grand blanchiment des nazis de l’Allemagne fédérale, il distillait assez naturellement la ligne de conduite précédemment déployée dans un contexte atroce. « Travailler avec des collaborateurs répond à une des plus profondes préoccupations de Höhn : la lutte des classes doit être évacuée de la société économique comme de la société politique. Le nouveau rapport hiérarchique conjure le risque d’un affrontement entre dominants et dominés, entre patrons et employés. »
L’ouverture d’esprit factice de cette forme de management n’avait en réalité, pour unique finalité, que de faire redescendre les échelons de responsabilités sur les salariés situés en « bouts de chaîne ». En conséquences et dans un pays où l’autoritarisme s’exerce de façon quasi caricaturale, les propositions de Höhn semblent disruptives, au sens où ce terme est employé de nos jours. Le führer est celui qui a tout compris à la nature de l’histoire, pas de lutte des classes marxiste parce que je suis un compagnon racial. J’obéis à moi-même puisque j’appartiens à la même race que le führer. Ainsi l’individu est plus productif, convaincu d’être non plus dans la posture du subordonné mais dans celle du « collaborateur ». (…) « la méthode de Bad Harzburg, comme les méthodes de management par objectifs qui lui sont apparentées, repose sur un mensonge fondamental, et fait dévier l’employé, ou le subordonné, d’une liberté promise vers une aliénation certaine, pour le plus grand confort de la Fuhrung, de cette « direction » qui ne porte plus elle seule la responsabilité de l’échec potentiel ou effectif. »
Pour Johan Chapoutot : « L’ère de la production de masse fut celle des chefs, certes, mais aussi celle des ingénieurs-conseils, puis des consultants en organisation, direction, management. Dans un monde largement désenchanté, celui de la matière à transformer et de la nature à dominer, l’horizon, purement immanent, se résume à la production et au profit ou, plus précisément, à l’augmentation de l’une et à l’optimisation de l’autre. »
L’auteur dénonce une deuxième moitié du XXème siècle centrée sur de nouvelles pratiques cherchant à :
-déconstruire ce que le Conseil National de la Résistance avait construit sur les aspects sociaux,
instaurer de multiples changements dans le fonctionnement des entreprises,
-déformer l’essence des intérêts collectifs qui motivent ces lieux de travail.
Seulement, au fur et à mesure qu’il était nécessaire d’embecquer de plus en plus d’actionnaires, les forces vives en place, initiatrices de la création de valeur des entreprises, ont été anéanties, refoulées, traînées dans l’oubli du sens. Les exemples d’entreprises citées par Johann Chapoutot se sont caractérisées par différents scandales nés des ambitions exorbitantes de leurs dirigeants et s’appuyant de manière dissimulée sur une fausse liberté puisque la responsabilité, la culpabilité a pris l’apparence d’un mode libéral. « Sa méthode de management hiérarchique sans être autoritaire, offrait aux collaborateurs la jouissance d’une liberté aménagée, où l’on est libre de réussir en exécutant au mieux ce que l’on n’a pas décidé soi-même. »
C’est aussi pour suivre et s’adapter à cette dynamique que les Ressources Humaines ont considéré le matériau humain comme un poids mort possiblement non performant, non adaptable, s’adjoignant d’outils implacables pour se débarrasser des salariés et souvent inefficaces quant au suivi et de leur évolution.
Tout au long de son ouvrage l’auteur nous amène à comprendre que les mouvements managériaux en place se sont fondés, pour la plupart, de manière plus ou moins conscientes sur des idéologies lourdement chargées sur fond d’Histoire du monde.
C’est une des raisons pour laquelle, l’éloquence du sous-titre « Le management, du nazisme à aujourd’hui » ne doit pas amener à confondre la réalité actuelle des entreprises - où des pressions psychologiques existent, peuvent mener à des situations extrêmes de salariés épuisés par les méthodes imposées - avec l’atrocité d’un régime mû par sa monstrueuse soif de domination.
Investir le Travail de manière plus éclairée et plus humaniste est-ce une option envisageable et sous quelle forme ? Sur quels socles de partage et de sens les organisations feront-elles le choix d’évoluer ?
D’importantes réflexions restent encore à mener pour répondre à ces questions, à partir de réalités empiriques.
Libres d’obéir. Le management du nazisme à aujourd’hui, de Johan Chapoutot. Gallimard. 16 euros