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Lisbonne, impression du 25 avril
Rémi Boyer était à Lisbonne pour le quarantième anniversaire de la Révolution des Œillets

Quarante années après la Révolution des Œillets qui libéra le Portugal de la dictature salazariste, le peuple portugais oscille entre une sourde résignation et un désir révolutionnaire nourri de l’alliance, réelle ou idéalisée, avec l’armée qui conduisit le coup d’Etat du 25 avril 1974 et rendit le pouvoir au peuple.

L’association des Capitaines d’Avril, les acteurs de cette Révolution non violente, improbable par son style, refuse, pour la troisième année consécutive, de participer aux cérémonies officielles de célébration de l’anniversaire de la Révolution signifiant ainsi son profond désaccord avec les gouvernements portugais. Les Capitaines d’Avril, aujourd’hui généraux âgés et en retraite, se sont vus refuser toute prise de parole au Parlement. L’esprit d’Avril interdit d’entrée dans le temple du peuple ! Un symbole significatif alors que la rumeur d’un possible coup d’Etat, conduit de nouveau par l’armée, circule dans tous les milieux par intermittence depuis plusieurs mois. Il est difficile d’appréhender la réalité de cette éventualité. Elle fut cependant prise en compte par le gouvernement soucieux de ne pas se froisser avec une armée qui s’interroge mais le même gouvernement devait exaspérer sa police juste avant le quarantième anniversaire, poussant des milliers de policiers dans la rue. Comme souvent au Portugal, tout est possible mais rien n’est prévisible.
En ce jour du quarantième anniversaire, nous nous sommes coulés dans la population, évitant les cérémonies et discours officiels, festival de langue de bois orchestré par un gouvernement qui détruit l’Etat social en récitant son catéchisme de l’austérité, pour partager avec un peuple en souffrance, en grande souffrance, et en rupture avec ses dirigeants, en rupture consommée, leurs espoirs et leurs frustrations et vous faire part de nos impressions, nécessairement subjectives, d’un 25 avril particulier.
Sur un mur, une peinture sauvage avec comme titre : « Priez pour le Portugal ! ». Une enfant est représentée en prière, à côté, ces quelques mots : « Seigneur, délivre-nous de la troïka… ». La troïka du FMI vient justement d’annoncer qu’elle restera jusqu’en 2021. Une mauvaise nouvelle pour les portugais très conscients qu’ils servent d’expérience à une haute finance apatride désireuse de s’enrichir sur leur dos avec la complicité d’une classe politique qualifiée de déplorable et d’incompétente, comme un peu partout dans une Europe en crise. Certains politiciens inconséquents ne craignent pas de proclamer : « Le Portugal va mieux mais ce sont les portugais qui vont mal. » sans mesurer la portée de leurs propos. Il est vrai que les banques vont bien. Pourquoi se plaindre ?
Dans la rue, dans les cafés, ces lieux de vie et d’intensité, les portugais se montrent tels qu’ils sont. Ils évoquent leur désarroi, souvent à demi-mots, parfois avec colère. D’autres préfèrent se taire, terrassés par le sentiment d’impuissance.

Dans les pharmacies, des grands-mères demandent des anxiolytiques, un fait exceptionnel il y a seulement 5 ans, devenu banal. Des grands-mères, souvent épuisées, portent des familles entières, enfants au chômage et petits-enfants dans la misère. Elles ne dorment plus, dévorées par l’angoisse.

Un enseignant me dit nourrir non seulement plusieurs de ses élèves mais avoir organisé une collecte de nourriture pour leurs fratries et leurs parents démunis. Il confirme que nombre de ses collègues font de même.
Des affiches dans les rues, photos noir et blanc de gens ordinaires sur fond bordeaux, arbore un slogan choisi :« Nous ne sommes pas la dette. ». La campagne est organisée par un parti de gauche qui se démarque des communistes comme des socialistes pour mieux dénoncer la nouvelle dictature de la finance. L’image, sobre, est pleine de gravité et de dignité.

A la télévision, des politiciens « vieux et dépassés » parlent de démocratie et de République, évoquant la crise sans jamais se remettre en question. Dans le café, une femme suggère : « Le problème n’est pas la crise, c’est la corruption. ». Une idée que nous ferions bien d’examiner. Comment en effet expliquer la collusion des cercles politiques, droite et gauche confondue, avec les milieux bancaires et financiers ? L’incompétence n’est pas une réponse suffisante. Il faut des intérêts convergents.

Le Benfica de Lisbonne vient de gagner son 33ème titre national. Le football tient lieu de religion de l’oubli comme à l’époque de Salazar. Certains pleurent Eusébio, disparu il y a peu. D’autres pleurent la liberté perdue. Le gouvernement annonce de nouvelles mesures d’austérité qui assassinent un peuple déjà exsangue dans l’indifférence européenne générale. « Le Portugal n’est pas un laboratoire pour des fanatiques de la finance », lâche un voisin, « Nous devons nous réapproprier le politique. Si les élus en sont incapables, faisons-le nous-mêmes. ». Une alternative politique lusophone pourrait sauver l’Europe de son absence de volonté et de vision, d’une léthargie organisée et toxique.

Panne de démocratie. Panne d’Europe. Cette double panne met en évidence les incapacités des grands partis politiques de droite et de gauche à réinventer l’aventure européenne. Leur stérilité, leur art de la mascarade, leurs mensonges organisés avec soin, longtemps masqués par le développement apparaissent au grand jour. Dans les cafés, des hommes et des femmes se moquent amèrement de leurs phrases creuses, dénuées de tout sentiment d’amour et d’humour.
A la télévision, un journaliste évoque la liberté sexuelle offerte aux femmes après la chute de la dictature de Salazar. Une femme lance : « Difficile de jouir quand la faim vous tord le ventre. ».

Il y a quarante ans, Dominique de Roux était ici, à Lisbonne, pour un tournage sans lien avec les événements qui se préparent dans le secret. Il est prévenu le 24 avril que quelque chose se prépare. Il filme la Révolution. Son ami André Coyné usera d’un subterfuge pour passer les films de l’autre côté de la frontière fermée. Les premières images de la Révolution des œillets visibles sur les écrans de télévision français sont celles de ces deux amoureux inconditionnels du Portugal.
Sur les bords du Tage, des milliers de personnes se rassemblent pour marcher jusqu’à Largo do Carmo. L’ambiance est chaleureuse. La solidarité et la fraternité l’emportent sur le cancer de l’inquiétude.
Vasco Lourenço, Président de l’Association du 25 avril, prend la parole à 11h, Largo do Carmo, lieu du coup d’Etat, en même temps que le Président de la République devant le Parlement. Un signal fort envoyé au peuple portugais. Les Capitaines d’Avril sont toujours du côté du peuple. La cérémonie non-officielle rassemble des milliers de personnes. Les œillets rouges se multiplient comme des tâches de sang. Vasco Lourenço dénonce sous les acclamations l’oppression qui crée la pauvreté, le piétinement des valeurs et des acquis de la Révolution d’avril par la classe politique censée en assurer la défense et la promotion. L’orgueil du 25 avril reste bien vivant. Le peuple attend un nouveau 25 avril. Aujourd’hui ou demain, mais vite.

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