L’ouvrage, dédié à Julian Assange, est sorti juste avant que Jean-Luc Mélenchon ne surjoue sa partition toxique et chimérique habituelle après les élections législatives. C’est dire à quel point son titre est prémonitoire. Ces deux noms, Julian Assange et Jean-Luc Mélenchon incarnent parfaitement ce que sont l’engagement libertaire pour le premier et la posture-imposture révolutionnaire pour le second, drame de notre temps exacerbé. Donc, oui, très loin, le plus loin possible de Jean-Luc Mélenchon qui devrait lire L’étrange destin de Wangrin d’Amadou Hampâté Bâ dont est extrait cette citation : « N’oublions pas que la prière de l’égoïste se formule ainsi : « Ô mon Dieu ! fais vite éclater le grand malheur qui fera mon bonheur particulier ». D’autres, beaucoup d’autres, parmi les animateurs (ils n’ont manifestement pas la carrure de femmes ou hommes d’Etat) de la scène politique française, Emmanuel Macron le premier, pourraient eux-aussi lire les écrits du disciple de Tierno Bokar, « le sage de Bandiagara ».
Nous connaissons la pertinence des écrits de Valère Staraselski. Outre son talent littéraire, il vise juste, que cela soit avec Aragon [1], avec Jean de La Fontaine [2], avec Robespierre [3] ou avec ces anonymes, véritables héros du quotidien, qu’il nous a fait découvrir, ainsi dans le bouleversant roman Un homme inutile [4] ou encore avec Le parlement des cigognes [5], autre roman révélateur de la nature de l’être humain broyé dans l’expression brute comme sophistiquée des conditionnements archaïques.
Ce livre qui va Du pape François à Domenico Losurdo, penseur du communisme, soit un vaste, complexe et riche espace de pensée, rassemble un choix de chroniques et témoignages rédigés au cours de la décennie 2013-2023, soit dix années de décomposition accélérée du tissu social français et européen. Ces chroniques constituent une quête des ajustements nécessaires pour répondre à un idéal de société harmonieuse, équilibrée, créatrice, nous n’osons plus dire « juste », tant la justice semble éloignée de l’expression de notre société. Nombreux, d’abord le peuple dans son ensemble, souhaite de la justice et ne rencontre pas même la loi, seulement son application, très aléatoire. Il faudrait d’urgence relire John Rawls [6], toujours aussi actuel.
Valère Staraselski fait la démonstration de la primauté de l’expérience sur la théorie, en ce sens que toute théorie qui ne se réalise pas dans l’action est stérile, et que les meilleures théories naissent de l’expérience et non de l’accumulation, même brillante, de concepts. Ce livre est fait de « regards », nous ne sommes pas assez conscients que ce que nous prenons pour des réalités est en fait « regards ». Chacun des regards portés par Valère Staraselski est une invitation à penser. Il n’est pas possible de penser sans se penser, c’est pourquoi, pour beaucoup, peu enclins à ce mouvement interne, penser s’avère douloureux. Il recherche, attend, une congruence affirmée, entre la pensée, la parole et l’acte, avec une exigence bienveillante, celle de la lucidité.
Ainsi, il ne rejette pas le fait religieux, mais espère qu’il sera à la hauteur des valeurs qu’il met en avant. De même, il convoque le fait historique (à ne pas confondre avec la vérité) pour interroger les discours réducteurs ou les manipulations grossières qui se multiplient sur les écrans et les ondes. Bref il souhaite une restauration du sens et de la matière politiques, et du « droit de rêver » cher à Gaston Bachelard.
En lisant ou relisant ces chroniques, il apparaît que peu de sujets, évidents ou dissimulés par l’agitation médiatique, auront échappé à Valère Staraselski et que, très souvent, ils auront déjà été élaborés dans ses ouvrages précédents, essais ou romans. La lucidité qui dérange, celle des philosophes cyniques, et l’élaboration, voire l’utopie créatrice (c’est-à-dire non pas irréalisable, mais au contraire en attente d’actualisation, un plan à suivre) qui oriente pour un futur proche comme lointain, font bien souvent de Valère Staraselski un visionnaire, alors même que « voir » semble devenu impossible aux animateurs, toujours eux, de la scène politique européenne, atteints d’une cécité tenance ou porteurs de prismes déformants.
« La perte du sens commun qui caractérise si parfaitement les castes supérieures occidentales actuelles, improprement appelées élites, écrit-il, qu’elles soient politiques, journalistiques ou économiques, en fait celles qui détiennent et servent à peu près tous les pouvoirs, frôle le pathétique. (…) Et comme toujours, des femmes, des hommes, militants associatifs, croyants ou non, artistes, intellectuels, travaillent tout simplement à comprendre le réel avec le souci du bien commun. »
« Bien commun », quelle drôle d’idée ! Rien ne semble plus éloigné des préoccupations des politiciens français, qui remplacent la stratégie par des tactiques de courte-vue, des « coups » qui ne sont même pas d’échecs. Et pourtant, c’est bien là, cela devrait être, la raison même du politikê, une science et un art, mis à mal par le moloch du capitalisme outrancier.
Ce « bien commun » s’exprime d’abord en termes de valeurs. Elles sont universelles, non parce qu’elles sont partagées par tous mais parce qu’elles sont au bénéfice de tous. Ces valeurs demandent une mise en œuvre, une édification dynamique, prenant en compte le passé « pour connaître la fin de l’histoire », sans rien rejeter mais au contraire en intégrant tout événement dans une volonté de connaissance et de reconnaissance.
Valère Staraselski aborde toutes les questions vitales, par exemple dans le Manifeste d’Innsbruck, voulu par Ursula Moser, responsable du Département des langues romanes de l’Université d’Innsbruck et constitué d’un extrait du roman Sur les toits d’Innsbruck [7]. « Je ne veux plus ! ». Affirmation essentielle, pour induire un changement, et c’est même d’un changement de changement, d’un changement de paradigme dont il est question, il convient d’abord de savoir ce que nous ne voulons plus, de quoi nous souhaitons nous éloigner radicalement, pour identifier ce que nous voulons construire, qui n’est pas nécessairement le contraire de ce que nous ne voulons pas car il nous faut encore sortir du jeu félon des oppositions et des polarisations perfides, et aussi dépasser « les terribles simplifications » dénoncées par Paul Watzlawick [8] : « il n’y a pas de problème », « il y a toujours une solution ». Le problème, l’être humain lui-même, est aussi la solution, évidemment enfouie, invisible sous le tas d’immondices de nos conditionnements.
Ce ne sont pas les dirigeants de ce monde, auto-proclamés tels, y compris en démocratie, qui vont nous aider. Depuis le temps qu’ils sont à la manœuvre, envoûtés par « le monde futile » comme l’appelle Georges Brassens, ils ont fait la démonstration de leur désintérêt absolu pour le « bien commun ». Laissons à ces « cadavres ajournés » pour reprendre l’expression de Fernando Pessoa, les artifices qui les fascinent.
« Dans notre présent, écrit Valère Staraselski, davantage que la soumission, il me semble que l’exaspération, le sentiment d’abandon et de son corollaire le sentiment d’à quoi bon, l’inquiétude, l’angoisse voire la peur, sont des sentiments qui grandissent. La perte des repères, la dangerosité d’un pouvoir de l’argent, qualifié par le Pape lui-même de « fumier du diable », sans contre-pouvoir, le mauvais état de santé de notre planète, son avenir où sont en jeu les conditions mêmes de vie sur terre, tout cela y contribue. »
Il croit, parfois désespérément, aux « vivants », il croit dans le pouvoir inventif des militants, des bénévoles, des peuples enfin. Il croit aussi en la force de la langue, de la parole, qu’elles soient celles de la littérature ou celles de la conversation banale, qui, nous y revenons, nous apprennent à voir, portent des visions alternatives.
J’avais invité il y a quelques années à cheminer avec Valère Staraselski à travers ses œuvres. Cheminer, c’est accueillir et partager. Le chemin n’est pas balisé, il n’est pas sans embûches mais ouvert aux détours buissonniers, à l’inattendu, à la fraternité, à l’amour finalement, seul véritable contre-pouvoir en ces temps de décomposition avancée.
Ce livre intéressera les lecteurs assidus de Valère Staraselski pour les idées, pour les fils rouges qu’il contient mais, il s’adresse aussi à ceux qui veulent découvrir l’œuvre d’un penseur en action, d’un acteur qui pense l’acte et ses conséquences, l’œuvre d’un véritable auteur, original et bienveillant.
Loin, très loin de Jean-Luc Mélenchon. Du pape François à Domenico Losurdo, penseur du communisme, de Valère Staraselski. Paris, Editions L’Harmattan, Collection Libre Champ, 2024.
[1] Staraselski, Valère. Aragon, la liaison délibérée - essai biographique. Paris, L’Harmattan, 2005.
[2] Staraselski, Valère. Le Maître du Jardin, dans les pas de Jean de La Fontaine. Le Cherche-midi éditeur, 2011.
[3] Staraselski, Valère. L’Adieu aux rois. Le Cherche-midi éditeur, 2013.
[4] Staraselski, Valère. Un homme inutile. Paris, Le Cherche-midi éditeur, 2011.
[5] Staraselski, Valère. Le parlement des cigognes. Paris, Le Cherche-midi éditeur, 2017. Prix littérature Licra.
[6] Rawls, John, Théorie de la justice. Paris, Seuil, 1987. La justice comme équité : une reformulation de Théorie de la justice. Paris, La Découverte, 2006. Paix et démocratie. Le droit des peuples et la raison politique. Paris, La Découverte, 2006.
[7] Staraselski, Valère. Sur les toits d’Innsbruck. Paris, Le Cherche-midi éditeur, 2015.
[8] Watzlawick, Paul. La réalité de la réalité. Paris, Seuil, 1984.