Le débat s’amorce autour du cinquantenaire de Mai-juin 68. Pour aller au-delà d’une commémoration cultuelle de l’événement, il faut espérer que le travail de mémoire ne privilégie pas un pan de la mémoire plutôt qu’un autre, et que la mémoire ouvrière et salariale de l’événement ait toute sa place. Ce fut le cas lors d’un débat diffusé par France Inter le 23 mars, où Daniel Grason, militant chez Delachaux à Gennevilliers, fit retentir la parole ouvrière, montrant qu’il y eut dans cette usine un avant et un après Mai-juin 68 [1].
Pour appréhender ces événements, je vais essayer de répondre à trois questions, parmi bien d’autres possibles : en quoi cet événement est-il exceptionnel dans le contexte de l’époque ? Le pouvoir était-il à prendre ? Au final, quel bilan ?
Bien avant le mois de mai, le monde étudiant est en ébullition de par la planète. C’est le cas en Europe sous des formes diverses, notamment en Allemagne, où l’un des leaders étudiants, Rudi Duschke fait l’objet d’une tentative d’assassinat le 11 avril [2] et en Italie où des affrontements violents se dérouleront à Rome le 1er mars. Aux Etats-Unis, où Martin Luther King sera assassiné le 4 avril 1968, les universités américaines sont en lutte contre la guerre du Vietnam, de même que celles du Japon où les interventions policières ont déjà attisé la révolte [3]. En Chine, depuis 1966, lycéens et étudiants sont le fer de lance de la « Grande révolution culturelle prolétarienne » qui fascine.
Les hommes « évoquent les esprits du passé » quand ils « semblent occupés à se transformer, eux et les choses, à créer quelque chose de tout à fait nouveau », écrivait Marx dans Le 18 brumaire de Louis Bonaparte. Cela se vérifie en France pour la génération née à la Libération, avec le slogan « CRS SS » ou quand le doyen de l’université de Nanterre, ancien résistant, est traité de nazi, mais ce sont surtout les esprits du monde qui hantent les étudiants et une jeunesse qui ne veulent pas être pris en défaut d’héroïsme. Dans Un arbre en mai Jean-Christophe Bailly, étudiant de Nanterre engagé à l’époque à la Jeunesse Communiste Révolutionnaire, l’ancêtre du NPA, l’exprime ainsi : « Quand Jean-Luc Godard découpa le mot vie dans Vietnam, je crois qu’il résuma l’essence de ce qui fit notre adhésion ». C’est ce qu’exprime aussi une étudiante lors de la fameuse scène de l’occupation de la salle du conseil des professeurs à l’Université de Nanterre dans le roman Derrière la vitre de Robert Merle : « Camarades, conclut la fille de la même voix douce et placide, Nanterre est notre Vietnam. Comme les guérilleros du FNL, luttons jusqu’à la victoire finale ». Après la « nuit des barricades », un tract du Mouvement du 22 mars dénoncera l’utilisation de « gaz de combats CN, CS, déjà employés par les américains au Vietnam » [4]. Ce sont les esprits d’un monde de violence : outre le Vietnam symbole de la férocité de l’impérialisme menacé, les dictatures sont à nos portes, la décolonisation tout juste quasiment achevée et de manière tragique pour la France ne l’est pas pour le Portugal. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la motion votée par les étudiants le 22 mars proclame que « l’heure n’est plus aux défilés pacifiques ».
Le développement du mouvement étudiant en France ne peut donc constituer une surprise, mais la grève générale en sera une. En avril, un dirigeant de la CFDT, Edmond Maire, parle ainsi en avril de la « grève générale comme d’une perspective mythique » [5]. Au même moment, le Mouvement du 22 mars se donne comme seule perspective concrète le boycott des examens. Le 11 mai, après la « nuit des barricades », un dirigeant qui joua un rôle de tout premier plan dans le mouvement universitaire, Alain Geismar, déclare : « après tout ce qui s’est passé nous souhaitons que l’université reprenne son cours, mais son cours ne sera plus jamais le même qu’avant ». [6]
Tout bascule vraiment après les grèves et manifestations du 13 mai, avec les occupations d’usines. Celle des usines Renault de Billancourt, qui rassemblaient plus de 30.000 salariés, deviendra le symbole de la face salariale du mouvement [7]
L’irruption massive des salariés se fait dans un contexte de montées des luttes, auxquelles l’unité d’action CGT-CFDT, depuis 1966, a donné un coup de fouet et de leur élargissement à des forces nouvelles, souvent issues du christianisme. [8]
Là est la véritable exceptionnalité de Mai-juin 68 : de larges pans de la classe ouvrière et du salariat qui s’affirment solidaires d’un mouvement étudiant et qui font irruption sur la scène avec leurs propres revendications.
Un mot sur les conditions de l’initiative unitaire du 13 mai, prise en riposte à l’intervention policière dans la nuit du 10 au 11 mai [9]. Elle est portée par le secrétaire général de la CGT, Georges Séguy, qui est aussi un membre éminent de la direction du PCF. Celle-ci vient de décider une rectification politique [10]. L’éditorial du 3 mai, dans l’Humanité, signé de Georges Marchais, stigmatisant les gauchistes comme « fils de grands bourgeois », ne pouvait que creuser un fossé avec le mouvement étudiant. Dans les jours qui suivent, les dirigeants communistes décident de changer de ton vis-à-vis du mouvement étudiant. Georges Séguy a donc les coudées franches et le reste de la direction communiste avec lui pour prendre l’initiative dès le 11 mai au matin, et inviter les autres confédérations à une riposte solidaire, à la grande surprise des dirigeants du mouvement étudiant [11].
Le 28 mai, François Mitterrand déclare : « il n’y a plus d’État et ce qui en tient lieu ne dispose même pas des apparences du pouvoir… il convient dès maintenant de constater la vacance du pouvoir ». De manière convergente, pour les leaders du mouvement universitaire, le pouvoir est à prendre. Lorsqu’après le "constat de Grenelle", la CGT souhaite que le mouvement se poursuive et propose une manifestation commune pour le 29 mai, Jacques Sauvageot, alors principal responsable de l’UNEF, déclare : « nous n’accepterons une manifestation commune que si elle se fixe comme objectif l’Elysée et Matignon » et Alain Geismar, secrétaire général du SNESup, futur dirigeant de la Gauche prolétarienne « seule une marche sur le palais des Elysées nous donnera satisfaction » [12]. Le départ soudain de De Gaulle exacerbe le sentiment d’une vacance du pouvoir.
En fait, ce pouvoir est alors assuré par Georges Pompidou, dont Jacques Chirac dira qu’ « il prendra sur lui, et lui seul, de faire regrouper aux portes de Paris des éléments blindés ». Dans une étude intitulée La classe politique prise de panique en Mai 68 : comment la guerre civile fut évitée ?, [13], Mattei Dogan revient minutieusement sur le déroulé des événements et le positionnement effectif des différents protagonistes. A propos du Parti communiste, Pompidou discute le 28 mai avec De Gaulle : « Va-t-il tenter une action réellement révolutionnaire ? C’est possible. Dans ce cas, si vous en êtes d’accord, je ferai intervenir les chars qui sont prêts. Mais tout bien pesé, je ne le crois pas » [14]. Dans une lettre à Raymond Aron, Georges Pompidou y reviendra : « il pourrait y avoir une autre partie à gagner ou perdre si le parti communiste avait décidé de passer à la révolution violente. Mais là, contrairement à ce qui se passait pour les étudiants, le gouvernement avait la possibilité d’user de la force parce que l’opinion aurait été avec lui et l’armée fidèle sans hésitation ». Mattei Dogan commente ainsi ces propos : « la différence qu’établit Pompidou entre la manière dont on peut traiter les ouvriers et celle qu’on réserve aux étudiants intrigue et interroge ». Toujours est-il que « les chefs syndicalistes étaient persuadés que le pouvoir gaulliste n’aurait pas hésité d’étouffer dans le sang ce qu’il percevait comme une insurrection ». Et de fait, Georges Séguy relève aussi dans Le mai de la CGT que les chars avaient fait leur apparition en plusieurs endroits. De manière convergente, Roger Martelli cite également ces propos de Georges Pompidou : « « Le communisme, c’est l’ennemi…je faisais la guerre », dira-t-il devant les Mauriac médusés ». [15].
Le 30 mai, De Gaulle assume cette ligne dure dans son allocution, dénonçant « l’intimidation, l’intoxication et la tyrannie exercées par des groupes organisés de longue main en conséquence, et par un parti qui est une entreprise totalitaire même s’il a déjà des rivaux à cet égard ». « Partout et tout de suite, il faut que s’organise l’action civique ». « La France en effet est menacée de dictature » par le « communisme totalitaire ».
Les forces réactionnaires déchirées à partir de 1960 avec la fin de la guerre d’Algérie, se ressoudent, ce qui se concrétise avec la grace pour les membres de l’OAS emprisonnés et l’amnistie pour les putschistes de 1961 [16].
Après cette déclaration, le PCF parle de « déclaration de guerre » et « d’appel à la guerre civile ». Un document des archives soviétiques nous aide à comprendre l’état d’esprit de la direction du PCF à ce moment crucial. Raymond Guyot, membre du bureau politique, rencontre l’ambassadeur soviétique le 30 mai, après l’allocution de De Gaulle. Il lui explique que cette intervention montre que le régime gaulliste, bien qu’il ne choisisse pas immédiatement la « variante grecque » (le coup d’état des colonels date a eu lieu en 1967), s’oriente vers la mise en place d’une dictature militaire. Guyot déclare que la grève va continuer. Selon toute vraisemblance, explique-t-il à l’ambassadeur, le gouvernement ira jusqu’à utiliser la troupe [17]. Si l’on veut bien se replonger dans le contexte de l’époque, on en conclut aisément qu’il ne s’agit pas là d’un fantasme.
Sur le terrain politique, nous sommes donc devant un affrontement sans concession entre les forces de droite et d’extrême-droite d’un côté, de l’autre la CGT et le PCF qui se cherchent des alliés. Rien à voir donc avec les théories sur une prétendue convergence entre communisme et gaullisme.
Selon un sondage cité par Mattei Dogan « la majorité des communistes (55%) déclarent qu’ils auraient approuvé une grève générale insurrectionnelle, et 57% auraient approuvé une insurrection populaire ». Les proportions étaient cependant moindres au sein de la CGT : « Un tiers des membres de la CGT se déclara favorable à un soulèvement populaire et aussi à une grève générale insurrectionnelle ». Au-delà, « les communistes représentaient une minorité isolée dans la population. Ces chiffres justifient la prudence des leaders communistes qui ne se sont pas laissés entraînés par les militants les plus déterminés ». Le secrétaire général du PCF à l’époque, Waldeck Rochet, considérera que « la masse du peuple était absolument hostile à une telle aventure, il est clair qu’une telle démarche aurait emmené les ouvriers au massacre ».
C’est ce qui amène alors le PCF mais aussi la CGT à considérer qu’une issue politique, un « gouvernement populaire », ne pouvait se construire qu’avec d’autres forces politiques et syndicales. Celles-ci fermèrent la porte à cette idée. Pour ce qui concerne la CFDT, Robert Duvivier a exprimé clairement les raisons de ce refus : « il s’agissait de faire échec au double risque d’un coup de force militaire ou d’un gouvernement populaire préconisé par la CGT et le PC qui se seraient taillé la part du lion » [18]. Georges Séguy raconte les rencontres avec la FGDS conduite par François Mitterrand et Guy Mollet : « ils étaient venus une fois nous demander de refuser la discussion avec le gouvernement », mais « sans vouloir s’engager sur les objectifs pour lesquels nous luttions ». A partir de là « nous avons décidé délibérément de faire payer le plus cher possible au gouvernement et au patronat la reprise » [19].
Relevons encore que la distance avec la face libertaire et violente du mouvement étudiant déborde largement les rangs de la bourgeoisie. Dans Vivre au paradis, récit d’une vie dans les bidonvilles de Nanterre, Brahim Benaicha raconte « Subitement, un jour de mai, on nous annonce que la faculté est en train de bruler. Nous ramassons une grande baffe dans la gueule. On nous dit que les étudiants se révoltent. Pourquoi ? Parce qu’ils n’ont pas le pouvoir ! Quoi, ils sont devenus fous. Ils ont tout et ils ne sont pas contents. Ils ont une piscine, un gymnase, une bibliothèque (en construction) et même la liberté de vivre avec leur petite amie. Si avec tout ça ils se révoltent, c’est qu’ils sont devenus fous ». La vague réactionnaire aux élections de juin s’explique aisément.
Dans Le mai de la CGT, pour Georges Séguy tant du point de vue du bilan immédiat que de l’espoir, l’événement est « éminemment positif ».
Cependant, on entend aussi, même à gauche, une autre musique, celle d’un Mai 68 ayant fait finalement fait le jeu du capitalisme, par ses côtés libertaires. C’est ce qu’a exprimé le philosophe Michel Clouscard [20]. C’est aussi ce qu’écrit, toujours dans Un arbre en mai, Jean-Christophe Bailly qui a le sentiment de s’être fait voler sa révolte : « ce qui a été remis en place au-delà d’eux (les événements de 68) ce n’est pas l’ordre ancien qu’ils avaient combattu (et de ce point de vue on peut dire même dire qu’ils ont réussi à abattre quelque chose), mais un ordre nouveau, sans doute plus solide et plus résistant que l’ancien (et de ce point de vue on peut dire qu’ils ont perdu) » et d’ajouter « on pourrait même aller au-delà sur ce plan - celui de la mise en place d’un capitalisme encore plus âtre au gain et plus cynique -les choses ont nettement empiré ». Un des protagonistes du livre Derrière la vitre fait le même constat : « la grande force du libéralisme c’est sa mollesse, son côté caoutchouc, sa tactique édredon. Vous contestez et votre contestation est aussitôt récupérée par le régime ».
Cette hypothèse d’une contribution de Mai 68 à la modernisation capitaliste peut s’appuyer sur certains côtés du mouvement. Ainsi, pour les animateurs du Mouvement du 22 mars, « le pouvoir se cachait aux endroits où justement on croyait qu’il n’était pas ». Outre « le savoir » et « les CRS », dans la production avec « la véritable autorité masquée, celle qui prolonge l’état capitaliste, c’est-à-dire les syndicats, le PC » [21]. Plus concrètement, on trouvera ainsi sur les murs des universités les slogans : « les avantages sociaux, c’est la mort » ou « nous refusons d’être HLMisés » [22].
Apprécier à cette aune le résultat du mouvement, n’est-ce pas une vision quelque peu dédaigneuse pour les vies des salariés ? Il y a bien sûr ce qui est acté dans le constat de Grenelle, les 35 % d’augmentation du SMIG (le SMIC de l’époque) et les 56 % d’augmentation pour les salariés agricoles, par exemple, et bien d’autres points. Il faudrait aussi évoquer de nombreux acquis issus dans les années qui suivent, issus d’un rapport de force plus favorable aux salariés. Je ne prendrai qu’un exemple, la durée du travail, dont la limitation est la condition pour Marx du règne de la liberté. Au-delà de ce qui est acté à Grenelle, après 1968, une tendance marquée à la baisse de la durée du travail, hebdomadaire s’affirme. Alors que la France était au-dessus des autres pays occidentaux, avec plus de 45 heures hebdomadaires et aux environs de 1900 heures annuelles [23], pendant une vingtaine d’années, les salariés vont gagner du temps libre dans la semaine et dans l’année.
De manière générale, dans les années qui suivent le pouvoir est sous pression. Le résultat de Mai 68 est une force accrue à cette « autorité masquée », qui bride le capital au quotidien, plus d’avantages sociaux. Et s’agissant du refus d’être "HLMisés", la période qui suit intègre, me semble-t-il, la revendication du droit à la ville initiée par Henri Lefevre, et un élan créateur de l’architecture sans renier l’acquis des HLM.
On est certes loin du credo de l’Internationale situationniste, dont les militants jouèrent un rôle dans le Mouvement du 22 mars : « les révolutions prolétariennes seront des fêtes ou ne seront pas…le jeu est la rationalité ultime de cette fête, vivre sans temps mort et jouir sans entraves sont les règles qu’il pourra reconnaître ». On conviendra sans doute que ce discours emblématique de ce qu’on appellerait maintenant le présentéisme, s’il pouvait être entendu par des jeunes, était bien loin des préoccupations de la plupart des salariés occupant les lieux de travail, ce qui, rappelons-le, a toujours été considéré comme illégal par la justice. A l’opposé de cet état d’esprit, avec la responsabilité d’une classe prête à assurer la relève, les grévistes occupant les lieux de production et de services assurèrent « l’entretien des installations et des machines, l’organisation de l’approvisionnement de la population, du fonctionnement de certains services indispensables sous la responsabilité des comités de grèves » [24]
Déterminés à ce que le puissant mouvement en cours débouche sur des acquis, la CGT tout comme le Parti communiste sont porteurs d’une certaine méfiance par rapport aux discours sur les transformations qui éludent la question de la propriété des grands moyens de production et d’échange. On le constate ainsi avec la conférence de presse de la CGT le 20 mai : « le mouvement, placé sous la vigilance des travailleurs, est bien trop puissant pour qu’il puisse être question de formules creuses : autogestion, réformes de structures, plan de réformes sociales et universitaires et autres inventions qui aboutissent toutes à reléguer à l’arrière-plan les revendications immédiates (…) L’heure n’est pas à des bavardages sur les « transformations profondes de la société » où chacun met ce qu’il veut ».
La CFDT en profite pour tenir ce créneau délaissé. Ainsi, le 16 mai 1968 à peu près au même moment, elle prend position ainsi : « En se déclarant solidaire des manifestations étudiantes, la CFDT en a ressenti les motivations profondes (…) A la liberté dans les universités doit correspondre la même liberté dans les entreprises. En cela, le combat des étudiants rejoint celui mené par les travailleurs depuis la naissance du syndicalisme ouvrier. A la monarchie industrielle et administrative il faut substituer des structures démocratiques à base d’autogestion. L’extension des libertés syndicales, la reconnaissance de la section syndicale d’entreprise, la garantie de l’emploi, le droit des travailleurs à la gestion de l’économie et de leur propre entreprise doivent être affirmés avec plus de force que jamais » [25]. Au moment où se développe la grève générale, il s’agissait, selon l’un de ses principaux rédacteurs, de « définir par une expression forte le sens profond de l’aspiration populaire dominante » (Albert Détraz, Tous ensemble, n° 20).
Ce sera l’œuvre des années qui suivent que de dépasser cette opposition entre les différentes dimensions d’une vie plus émancipée.
Dernière remarque. Dans Le fond de l’air est rouge, le cinéaste Chris Marker aide à percevoir le poids des attitudes sectaires sur l’action des différents acteurs du mouvement : « Et voilà où on en était. Une action n’était jamais jugée selon l’écho qu’elle rencontrait parmi les travailleurs mais selon l’étiquette de qui la lançait. Si les gauchistes étaient à l’origine, c’était une provocation. La CFDT, une aventure. La CGT, une capitulation. Il y avait tout un répertoire de mots imbéciles – les gauchos, les révisos – pour noyer la complexité d’un conflit dans un système binaire où chacun ne se définissait plus par rapport à la lutte des classes mais à la guerre des organisations – ce qui du moment où on attribuait à une organisation le monopole de la représentation de la classe ne faisait évidemment plus aucune différence. Comme s’il fallait attendre le jour où on se trouverait unis côte à côte sur les banquettes d’un stade bouclé par des militaires pour s’apercevoir qu’on avait quand même quelque chose à se dire. » [26]
C’est quand ces attitudes sectaires furent dépassées que le mouvement pu prendre son envol, considère Charles Sylvestre, alors jeune journaliste à l’Humanité : « Dans une certaine mesure, la journée du 13 mai 1968, le « 14 juillet » du mouvement, a dépassé ce stade des luttes intestines. Dans la grève générale de vingt-quatre heures, les manifestations monstres, dans le mot d’ordre « Étudiants, travailleurs, tous unis », les étudiants avaient retrouvé le lit d’un fleuve historique. Mais, de ce fleuve qui allait irriguer la quasi-totalité des entreprises bientôt en grève, le personnage emblématique n’était plus Daniel Cohn-Bendit, le libertaire. C’était Georges Séguy, le syndicaliste. C’est à lui que revient le rôle capital, celui d’avoir convoqué la réunion du 11 mai, au lendemain des barricades de la rue Gay- Lussac et de la violente répression policière, d’où sortira la journée du 13 mai. Moment de retournement. Daniel Cohn- Bendit défile ce jour-là en tête, où il s’est imposé, mais il devient l’auteur d’une diatribe insultante, qualifiant les dirigeants du Parti communiste et de la CGT de « crapules staliniennes » [27]. Là, où l’unité retrouvait ses chances, la fracture était recréée … » [28]
A lire également sur le site :
• A propos de Mai 68. Entretien entre Daniel Bensaïd, alors membre de la Jeunesse Communiste Révolutionnaire et Pierre Zarka alors membre de l’Union des Etudiants Communistes
• Théâtre et 1968. Le théâtre des opérations. Par Jacques Barbarin
• La déclaration de Villeurbanne 5 mars 2018. 25 mai 1968 : des directeurs de théâtre populaires et de maisons de la culture s’expriment
• Georges Séguy et 1968. Par Christian Langeois
• Mai 68 dans l’œuvre de Michel Clouscard. Par Aymeric Monville
[1] On peut lire son témoignage dans le livre Mai 68 par celles et ceux qui l’ont vécu, publié aux éditions de l’Atelier
[2] Quelques jours après la venue à l’université de Nanterre d’un dirigeant étudiant allemand
[3] La police ne pourra réoccuper la Sorbonne japonaise qu’en janvier 1969. Entre-temps un des affrontements les plus violents qui eurent lieu visait à empêcher la circulation de trains à destination des base militaires américaines
[4] Cité dans la brochure Ce n’est qu’un début. Editions La découverte
[6] Archives INA, Voir l’ouvrage de Michel Certano. Mai 68, Billancourt. Michel Certano. Editions Les points sur les i
[7] Sur l’occupation de Renault Billancourt, un film a été tourné Trente-trois jours en mai, de François Chardeaux. Il démontre que la légende d’un Georges Séguy venant à Billancourt faire voter la reprise du travail après le constat de Grenelle mais se faisant huer n’a pas la moindre consistance historique, puisque la reconduction de la grève a déjà été votée quand Georges Séguy prend la parole. Voir : http://www.liberation.fr/futurs/1998/05/18/billancourt-68-douloureux-retour-sur-images-il-y-a-30-ans-des-ouvriers-cgt-entamaient-une-greve-chez_236238
[8] Il faut toutefois relever que mai-juin 68 commence à un moment où la CFDT, qui se renforce notamment auprès des jeunes, porte un regard critique sur cette unité d’action, ce qui ne sera pas sans conséquence sur la suite. Signalons aussi qu’en 1967, les effectifs syndiqués sont sans commune mesure avec la période actuelle : 1,9 million pour la CGT, 700.000 pour la CFDT, 800.000 pour FO pour ne prendre que les principales confédérations.
[9] L’émotion devant les brutalités policières est d’autant plus forte que le souvenir des crimes de la police parisienne en 61 et 62 est vivace
[10] Voir l’article de Jean Vigreux : La direction et les députés du PCF à l’épreuve de Mai-juin 68 : https://www.cairn.info/revue-parlements1-2008-1-page-80.htm
[11] Sur le positionnement de la CGT, lire sur La faute à Diderot l’article Georges Séguy et 68. La lecture du Mai de la CGT, de Georges Séguy, malheureusement non réédité, est également incontournable
[12] Cité par Georges Séguy dans Le mai de la CGT, page 131
[13] Publiée sur le site de la revue Sens public
[14] Pour rétablir une vérité, Flammarion, 1982 page 190-191)
[15] Mai 68, page 159
[16] Le changement de ministre de l’intérieur qui intervient le 31 mai, avec la nomination de Raymond Marcellin, qui ne vient pas du gaullisme, n’est pas non plus anodin
[17] Revue Communisme, n°53/54. 1998. Accessible via https://books.google.fr
[18] Cité dans Le mai de la CGT
[19] vidéo réalisée par René Vautier. Voir le livre de Michel Certano
[20] Lire sur le site :http://www.lafauteadiderot.net/Mai-68-dans-l-oeuvre-de-Michel
[21] Ce n’est qu’un début continuons le combat. Editions La découverte
[22] Voir Les murs ont la parole, éditions Tchou
[23] Voir autour de 2100 heures selon certaines comparaisons internationales
[24] Le mai de la CGT, page 189
[26] Chris. Marker, Le Fond de l’air est rouge (1977)
[27] Cohn-Bendit le 13 mai : « ce qui fait plaisir c’est d’être en tête du défilé où les crapules staliniennes étaient dans le fourgon de queue ».
[28] Au départ, les deux crispations de Mai 68. L’Humanité du 21 mars 2008