Marcel Sembat (1862 – 1922) est une grande figure du socialisme comme de la Franc-maçonnerie. Grand orateur à la plume facile et redoutable, il fut député de Paris de 1893 jusqu’à sa disparition. Il exerça la fonction de ministre au cours du premier conflit mondial. Toute sa vie, il demeura un militant proche du terrain et incarne encore aujourd’hui un véritable socialisme et le sens profond de la République. Sévère envers une Franc-maçonnerie qui le déçut beaucoup, il participa malgré tout à l’ouverture des loges sur la cité et prit ses responsabilités au sein du mouvement maçonnique.
Marcel Sembat a vécu en cette période qui illustre parfaitement la thèse de Philippe Murray développée dans Le XIXème siècle à travers les âges et notamment la tension, souvent féconde, entre « occultisme » et « socialisme ».
Il fallait l’engagement, l’expérience et le talent d’un Denis Lefebvre pour écrire une biographie de cet homme indépendant, solitaire et complexe. Denis Lefebvre est secrétaire général de l’Office universitaire de recherche socialiste. Auteur de nombreux ouvrages, il a publié en 2016 un travail consacré à Arthur Groussier, le franc-maçon réformiste chez Conform.
Marcel Sembat fut à maintes reprises visionnaire et avant-gardiste. Avant-gardiste, il l’est quand, en 1898, il milite pour « l’émancipation civile et politique des femmes avec le droit de vote et l’égibilité aux élections locales ». Il se heurte à la fois aux socialistes et aux Francs-maçons. Visionnaire, il l’est par son hostilité au Traité de Versailles dans lequel il perçoit le germe d’un empire militaire allemand revanchard à venir.
C’est après l’assassinat de Jaurès, le 1er août 1914, alors que la situation militaire s’avère catastrophique, que « l’union sacrée » s’impose, que Marcel sembat deviendra un acteur politique de premier plan, le conduisant à la fonction de ministre des Travaux Publics, chargé, entre autres, du ravitaillement. Toutefois, il reste un leader avéré du Parti et du mouvement socialistes. Son action sera controversée, soulevant des oppositions tant au sein du Parti socialiste, déchiré autour de la question de la guerre, qu’en dehors. Il faut dire que le ravitaillement, particulièrement en charbon, est insuffisant. Cependant, aux côtés d’un Léon Blum ou d’un Aristide Briand, d’autres considèrent qu’il a fait un travail remarquable, malgré l’affaire du charbon qui focalise les critiques, critiques qui l’affecteront longtemps. Il quittera ses fonctions le 12 décembre 1916.
A une époque de faillite des prétendues élites politiques de tout bord, il est intéressant de redécouvrir une personnalité capable à la fois de penser et d’agir dans son époque de manière éthique, au service du plus grand nombre et non de quelques prédateurs privilégiés.
On ne peut s’empêcher de se poser la question, nous dit Jean-Robert Ragache en conclusion de sa préface à l’ouvrage : où se situerait Marcel Sembat dans le champ politique actuel ? Il est quasiment impossible de répondre à cette interrogation, tant l’homme est particulier et original dans ses positions tout en défendant vigoureusement ses principes d’égalité sociale, d’amélioration de l’homme et de la société. Sa formation intellectuelle en fait un humaniste exigeant et, pour cela, toujours en quête d’une perfection accomplie. Socialiste et Franc-maçon, homme de conviction mais pas de certitude, il a bien rempli son rôle, mêlant réflexion et action, comme l’a bien montré Denis Lefebvre en étudiant Marcel Sembat sous toutes ses nombreuses facettes. La vie de cet homme nous éclaire, nourrit notre réflexion sur l’époque qui est la nôtre mais dans laquelle nous pouvons nous sentir étrangers. Nous avons besoin de jalons, de balises, Marcel Sembat nous en fournit. »
Denis Lefebvre s’est appuyé sur les articles, discours, documents de l’époque mais aussi sur les fameux Cahiers jaunes puis Cahiers noirs, journaux intimes singuliers dans lesquels Marcel Sembat se livre à l’introspection. C’est l’être même que l’on approche ainsi, ses fragilités et ses forces qui font la grande richesse, la grande humanité de cet homme. Il est pourtant, par sa lucidité et son intégrité un homme qui dérange. Confronté au pouvoir dans le contexte terrible de la guerre de 14-18, il connaît l’échec et en souffre. Marcel Sembat qui crée, mobilise, édifie, Marcel Sembat qui doute, peine, échoue. Les multiples facettes de l’homme, un combattant du quotidien, apparaissent au fil des pages de cette biographie dans laquelle Denis Lefebvre nous restitue les contextes dans leur hypercomplexité.
A la fin du livre Marcel Sembat nous est plus proche. Et cette proximité est rassurante et redonne confiance même si l’homme n’a pas réalisé tous ses objectifs.
« Pour autant, suggère justement Denis Lefebvre, cette vie ne s’apparente pas à un échec. Pour laisser une grande œuvre que ses contemporains auraient pu admirer, il aurait dû renoncer à la parole, à l’action… impossible. Car cet homme est un militant, en maçonnerie comme en socialisme, qui écrit dès 1899, dans les Cahiers noirs : « Renoncer à l’action, ne serait-ce pas un moyen de gagner des heures précieuses ? Pourquoi agir ? […] Parce que la meilleure règle de conduite, c’est de conformer son existence à la loi générale de développement de la vie. Or, les lois de la vie sont que l’homme agisse. »
Alors Marcel Sembat agit, porte la parole à qui le lui demande, rédige des articles innombrables, appelle à la mobilisation des énergies, réclame de ses contemporains qu’ils étudient, qu’ils se cultivent sans cesse. Il évoque ces questions dans presque toutes ses interventions au fil de sa vie publique : dans le Parti et plus particulièrement dans les assemblées maçonniques (les objectifs ne sont pas les mêmes), ayant parfois le sentiment de lasser ses frères, ses camarades, mais il ne baisse jamais les bras.
« Cet homme, on le mesure, a été un solitaire, même s’il s’est toujours inscrit dans une démarche collective, en toute conscience. Acceptant une discipline, mais restant malgré tout un homme libre qui consacre sa vie à tenter d’améliorer le sort quotidien de ses contemporains et à défendre des valeurs bien actuelles, comme l’attachement à la démocratie et à la République. »
L’ouvrage de Denis Lefebvre, à la fois rigoureux et passionnant, est peut-être surtout nécessaire.
Marcel Sembat. Franc-maçonnerie, art et socialisme à la Belle Epoque, par Denis Lefebvre, Editions Dervy.
Editions Dervy, 19 rue Saint-Séverin, 75005 Paris, France.
Rémi Boyer
http://www.sgdl-auteurs.org/remi-boyer/
http://incoerismo.wordpress.com/
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