Intervention au colloque sur l’actualité de la pensée de Marx organisé par "Espaces Marx Aquitaine Bordeaux Gironde" à l’IEP de Bordeaux, les 5 et 6 décembre 2008.
La question de savoir si le communisme est une utopie est une grande question aujourd’hui, étant donné d’une part l’enjeu humain qu’il représente et d’autre part le scepticisme généralisé dont il fait l’objet depuis la chute des régimes de type soviétique. Ceux-ci ont vécu pendant près d’un siècle, ils ont été identifiés au projet politique de Marx, aussi bien par ses adversaires que par ses partisans, et leur disparition fait croire que le communisme est définitivement mort, le test historique à la fois de sa nocivité et de son impossibilité ayant été apparemment fait. C’est ainsi que la social-démocratie abandonne de plus en plus la référence au marxisme qui avait été la sienne, en général, au 20ème siècle, et l’on a vu des partis communistes s’autodissoudre sur la base de cette conviction, comme en Italie ; et dans l’opinion publique l’idée d’une alternative communiste crédible au capitalisme ne passe plus, y compris dans l’opinion éclairée, et beaucoup adhèrent à la thèse défendue par F. Furet en 1995 selon laquelle le communisme ne serait qu’une illusion sans avenir, à savoir une croyance nourrie de désirs estimables (justice, démocratie, paix) mais sans ancrage possible dans le réel. Or je voudrais m’élever en faux contre cette conception, qui comporte en réalité deux idées, en distinguant deux sens du mot « utopie » : 1 Le communisme est bien une utopie au sens strict du terme : il n’a existé et n’existe nulle part. 2 Il n’est pas une utopie au sens courant, qui s’impose désormais, où il constituerait un projet irréalisable, ce qui est la doxa dominante aujourd’hui, y compris à gauche comme je l’ai suggéré, et ce malgré le retour en force de la critique marxiste du capitalisme du fait de la crise actuelle.
Pour expliquer ce paradoxe, il faut revenir à la conception qu’avait Marx à la fois de la transition au communisme et de la nature de celui-ci, conception qui a été souvent soit ignorée soit occultée, y compris par le « marxisme » des partis communistes officiels, en l’occurrence par le « marxisme-léninisme ». Dans le cadre d’un projet de compréhension à la fois scientifique et matérialiste de l’histoire éclairant son évolution globale en termes de succession de modes de production, Marx a toujours pensé la transition au communisme à partir des conditions objectives fournies par le capitalisme développé, à savoir : 1 Un fort développement des forces productives industrielles – « le communisme suppose la grande industrie » dit-il dès L’idéologie allemande – lui fournissant ses moyens économiques. 2 Une masse largement majoritaire de salariés, liés directement ou indirectement à la production industrielle, ayant intérêt à la révolution et lui fournissant sa base sociale. 3 La démocratie politique, héritée de la bourgeoisie, et lui fournissant sa forme politique, prélude au dépérissement progressif de l’Etat. La révolution communiste, dit le Manifeste, est « le mouvement spontané (ou autonome) de l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense majorité », ce qui fait clairement du peuple l’acteur de la révolution et non seulement son objet. J’y insiste : il n’y a pas un mot contre l’idée de démocratie considérée en elle-même chez Marx. J’indique au passage, sans pouvoir développer, que la notion de « dictature du prolétariat », mal comprise, a masqué cette inspiration fondamentalement démocratique du projet politique marxien. Certes, Marx a aussi songé, à la fin de sa vie à la possibilité d’une révolution dans un pays faiblement industrialisé comme la Russie ; mais, selon lui (et Engels), si elle pouvait s’y déclencher, elle ne pouvait y réussir qu’avec l’appui rigoureusement indispensable d’une révolution dans l’Occident capitaliste développé lui apportant ses acquis et conformément, donc, à son schéma théorique d’ensemble.
Or ce qui s’est fait en son nom dans les pays de l’Est à partir de la révolution bolchevique de 1917, contredisait aussi bien sa théorie de l’évolution historique que son projet politique. La révolution initiée par Lénine s’est faite dans un pays faiblement industrialisé, avec un prolétariat très minoritaire et dans un contexte politique dépourvu de structures démocratiques puisque celles qui avaient été mises en place par les mencheviks en Février 1917 ont été dissoutes ; et la révolution en Occident sur laquelle Lénine comptait, il ne faut pas l’oublier, n’a pas eu lieu. La conséquence, en quelque sorte prévisible, s’en est suivie : les communistes russes ont du recourir à la contrainte pour produire les conditions objectives du socialisme qui n’étaient pas là, il n’ont pu s’appuyer sur un soutien majoritaire de la population et une dictature politique du Parti sur le peuple, puis du secrétaire général sur le Parti, s’est substituée à la dictature du prolétariat, qui n’était qu’un autre nom pour une démocratie généralisée, avec des effets en chaîne catastrophiques dans tous les domaines de la liberté individuelle. Et, bien entendu, le dépérissement de l’Etat a disparu au profit d’une hypertrophie de l’Etat. A quoi s’est ajouté sur le long terme un échec économique patent, avec un gros problème de productivité, alors que le socialisme était censé faire la preuve de sa supériorité sur le capitalisme dans ce domaine. Il n’ y a donc pas eu de « communisme » au 20ème siècle et les régimes qui se réclament encore de ce nom ou de cet objectif (la Chine et le Vietnam tout particulièrement) ne sont pas non plus communistes, même s’ils sont dirigés par des partis communistes. C’est plutôt d’une « voie non capitaliste pour l’industrialisation » (R. Bahro) qu’il faut parler, ce qui n’est pas du tout pareil, qui a offert non un exemple mais un contre-exemple de ce qu’il faut entendre en toute rigueur (malgré aussi des aspects positifs) par « socialisme » ou « communisme ». Cela tient à ce qu’il s’est agi d’une entreprise volontariste, qui ne respectait pas l’enseignement matérialiste majeur de Marx : le socialisme (ou le communisme) présuppose le capitalisme développé dont il résout les contradictions et il ne peut être que démocratique, faisant plus et mieux que le capitalisme lui-même, y compris sur ce plan. D’où cette conclusion essentielle : le test de l’impossibilité politique du communisme n’a pas été fait, puisque ce qui a échoué c’est la tentative de le réaliser dans des conditions historiques contraires aux conditions que Marx lui assignait et sous une forme contraire à son ambition essentielle d’une démocratie généralisée. On ne peut donc a priori dire ce qu’il donnerait dans les conditions du capitalisme développé qui sont les nôtres et le déclarer utopique au sens d’irréalisable. Par contre, on peut estimer à l’inverse que les expériences de type social-démocrate du 20ème siècle ont esquissé une voie démocratique vers le socialisme, avec des succès considérables dans les trois domaines de l’efficacité économique, des acquis sociaux et de la démocratie politique, qui vont dans le sens de ce que Marx pensait et voulait, à savoir la voie d’une « évolution révolutionnaire » (la formule a été théorisée par Jaurès, même si elle était déjà chez Marx)… sauf que ces expériences se sont arrêtées en cours de route et qu’elles sont aujourd’hui remises en cause par le libéralisme triomphant (ce qui prouve leur valeur).
Il reste que si l’histoire n’a pas tranché, on peut tout de même formuler des objections proprement anthropologiques à la possibilité du communisme, quitte à s’appuyer à nouveau sur l’échec des régimes de l’Est. On voit en effet réapparaître une ancienne argumentation, mais nourrie désormais de cet échec, selon laquelle le communisme serait irréalisable car contraire à un certain nombre de caractéristiques disons « négatives » de l’être humain définissant une « nature humaine » rétive au vivre-ensemble communiste : égoïsme, poids de l’intérêt, cupidité, ambition, violence, goût du pouvoir, rivalités de toutes sortes. Et il est vrai que le spectacle que donnent les anciens dirigeants des pays qui se disaient communistes et passant au libéralisme le plus sauvage, donne le frisson et pourrait rendre pessimiste. A un niveau plus profond, on peut distinguer plusieurs modèles anthropologiques auxquels on recourt pour théoriser l’impossibilité du communisme de ce point de vue : l’idée que les hommes sont voués à la concurrence et qu’on prétend tirer de Darwin, ce qu’on appelle le darwinisme social ; l’idée nietzschéenne d’une volonté de puissance inhérente à l’homme, distinguant entre des forts et des faibles et vouant les premiers à exploiter ou à dominer les seconds ; l’idée, enfin, d’une agressivité naturelle que l’on trouve chez Freud. C’est cette dernière idée qui me paraît la plus solide parce qu’elle est énoncée par un scientifique qui a étudié les maladies mentales, spécialement les névroses, et qui en a déduit l’existence en l’homme d’une pulsion de mort vouant les hommes aux conflits quand elle n’est pas maîtrisée et sublimée. C’est sur cette base que dans Malaise dans la civilisation il polémique explicitement, mais avec respect, avec les communistes : il leur reproche leur optimisme anthropologique et la thèse corrélative selon laquelle on pourrait supprimer les conflits interhumains en supprimant les conflits de classes liés à la propriété privée ; il prétend alors que la doctrine communiste, dont il reconnaît la générosité, repose sur un « postulat psychologique » qui constitue une « illusion sans consistance aucune » et il en déduit en particulier la nécessité irréductible de la répression culturelle et donc de l’Etat.
Il faut répondre à cette interpellation, quitte à l’intégrer dans un projet communiste renouvelé ou révisé. Aucune des idées précédemment évoquées n’a été établie scientifiquement, y compris celle de Freud qui reste chez lui une hypothèse théorique, ce qui ne signifie pas qu’elles soient fausses. Ce qu’on peut répondre, cependant, c’est que nous savons depuis Marx et à l’aide des sciences sociales, c’est que l’homme est un être largement influencé par les circonstances historiques et sociales (mais aussi psycho-familiales) de sa vie et que le concept de « nature humaine » est donc pour une grande part (je tiens à cette formulation précise) problématique : nombre de traits « inhumains » que l’homme a présenté et continue de présenter dans l’histoire sont directement dues à l’inhumanité de ces circonstances et il ne faut donc pas les naturaliser sans précaution. Il suffit de penser à la violence telle qu’elle se manifeste dans la délinquance sociale : elle n’a rien à voir avec une éventuelle nature violente des délinquants, elle est entièrement due au déterminisme multiple des conditions de vie de ceux-ci. On doit donc affirmer comme principe méthodologique d’une action politique progressiste qu’une grande part du « négatif » en l’homme qui paraît faire obstacle à la possibilité du vivre-ensemble communiste, relève précisément de conditions socio-historiques, liées aux sociétés de classes, que le communisme entend et peut abolir ; tant que cette expérience n’a pas été réellement tentée, on ne peut donc réfuter ce principe d’une historicité de l’homme sur laquelle la politique doit pouvoir avoir une prise. D’ailleurs, je ferai remarquer que dans l’histoire on a souvent déclaré impossibles au nom d’une prétendue nature humaine des transformations qui ont eu lieu après, qui se sont donc révélées possibles puisqu’elles ont été réelles, infirmant ainsi le diagnostic anthropologique pessimiste qui les déclarait irréalisables. C’est le cas de l’esclavage, dont toute l’Antiquité pensait qu’il était naturel, de l’égalité homme-femme ou encore de la réduction des inégalités sociales, pour ne prendre que ces exemples. Le jugement d’utopie est donc très souvent prématuré et imprudent : l’utopie n’est parfois que le réalisme de l’avenir. On ne saurait donc l’appliquer dogmatiquement au communisme : la démonstration intellectuelle et pratique de son impossibilité anthropologique n’a pas encore été faite. C’est à ceux qui l’affirment d’en apporter la preuve.
L’avenir reste donc, si l’on est honnête ou rigoureux intellectuellement, entièrement ouvert. Mais on ne peut pas faire non plus comme si la réflexion anthropologique, celle de Freud en particulier, n’existait pas et verser dans un optimisme naïf. Je pense en particulier que l’hypothèse freudienne de la pulsion de mort ou de l’agressivité doit nous interpeller. Je la fais mienne pour une part et je la traduis de la façon suivante dans le champ du communisme : on ne saurait réduire la conflictualité qui oppose les hommes à celle qui a sa source dans les contradictions de classes et, par conséquent, la suppression de celles-ci qui me paraît à la fois nécessaire et possible, ne supprimera pas toute espèce de conflictualité : rivalités interindividuelles, conflits d’intérêts, concurrence pour le pouvoir. Il faudra donc toujours des normes morales pour organiser le vivre-ensemble, transmises par l’éducation, incarnées dans un droit, et donc un Etat pour les faire appliquer. C’est sur ces deux points qu’il me semble nécessaire de reviser la doctrine de Marx, dont je garde par ailleurs l’essentiel : la question morale que Marx a sous-estimée théoriquement et pratiquement, alors que sa condamnation du capitalisme et sa revendication du communisme sont aussi animées par des valeurs morales essentielles ; et la question de l’Etat (liée à celle du droit) dont il a cru qu’il pourrait disparaître. Je pense au contraire qu’on aura toujours besoin d’un Etat, débarrassé bien entendu de ses fonctions de classe, pour organiser la vie collective dans une perspective à la fois de paix et de justice, et que l’objectif de son dépérissement doit être remplacé par celui de sa démocratisation maximale.