Yves Bannel a publié divers essais au Portugal et en Espagne. Cinq essais sont disponibles aux Editions Télètès, Les pathologies de la modernité étant le plus récent (2021).
La lucidité et la pertinence de l’analyse de l’auteur sont au service de la recherche de solutions. S’il dresse un tableau sombre de la réalité républicaine aujourd’hui, il identifie aussi les ressources présentes et les constituants éventuels d’un nouveau « commun ».
La crise sanitaire que nous traversons n’a fait qu’accentuer des pathologies déjà présentes. Nous ne pouvons plus nous les dissimuler. Yves Bannel parle, comme Jacques Julliard, d’une crise de la conscience républicaine à laquelle nous devons faire face en relevant trois défis, un défi civilisationnel, un défi intellectuel, un défi existentiel : établir un « nous solidaire », penser la complexité, retrouver le sens de l’interne.
L’auteur ne condamne pas les évolutions sociétales, scientifiques, technologiques ou autres mais recherche un nouveau paradigme dans lequel elles puissent s’harmoniser. Il relève toutefois les dangers les plus marquants comme l’appropriation des nouvelles technologiques par quelques groupes privés trop puissants, la marchandisation du monde, la perte de toute liberté par l’hyperconnection, l’impérialisme technologique et scientifique… qui nourrissent une crise de la raison déjà bien installée.
Yves Bannel identifie le politiquement correct comme une atteinte à la liberté des plus dangereuses : débats sommaires, tribunaux d’opinion, postures morales, absence de sens historique, idéologie de la pureté… sont les ingrédients d’un véritable cancer qui ronge nos sociétés. Refuser le conformisme, ne pas hésiter à penser autrement quitte à penser seul un temps, questionner encore et encore, font partie des antidotes.
« Fort heureusement, nous dit-il, la science, pas plus que la vie, n’est en effet un catalogue de certitudes. La grandeur et la noblesse de l’une et l’autre sont d’être soumises au questionnement permanent, à la censure, aux critiques, aux remises en question et même aux nouvelles découvertes et parfois conceptions du monde. »
L’individualisme, la multiplication des communautarismes, le morcellement généralisé des intérêts, nuisent à l’universalisme, au partage et à l’émergence d’une vision créatrice du futur, l’Europe aurait dû être porteuse de projets visionnaires.
Yves Bannel associe nihilisme, individualisme et écologie. Pourquoi l’écologie ? peut-on se demander, « les écologistes, répond-il, évitent la réalité des faits, et nient ceux-ci dès lorsqu’ils ne leur conviennent pas ». C’est donc une incapacité à penser le changement et le complexe qui conduit à s’enfermer dans des « passions tristes ».
L’ouvrage se termine par quelques propositions en évitant toute politique politicienne, comme rétablir le débat, accepter l’incertitude et l’imprévisible, reconstruire la légitimité des autorités de toute sorte, ce qui sous-entend qu’elles démontrent leur excellence, établir un rapport non soumis et créatif aux nouvelles technologies, redonner un sens à la culture, à la langue, à la mémoire, à l’histoire…
« En résumé, conclut Yves Bannel, il faut interroger chacun au fin fond de sa solitude, accepter l’impénétrable de chaque intimité, et entrer dans l’inconscient collectif pour rechercher le sens de la vie et celui d’un commun, si possible démocratique. Pour que l’aventure humaine poursuive son parcours, il faut se ressourcer et donc renoncer à une pure rationalité, creuse sur le plan émotionnel et vide sur le plan spirituel. Comme le note Jacques Vanaise, il serait temps de savoir comment nous comporter en tant que civilisation… à l’échelle de la planète. »
Pathologies de la modernité par Yves Bannel. Editions Télètes, 51 rue de la Condamine, 75017 Paris.
Afin de « repenser la société pour un avenir meilleur », Yves Bannel nous invite à reconsidérer et peut-être reconquérir l’éthique, à distinguer de la déontologie, qu’il définit comme « la morale plus l’amour et la responsabilité ». La morale car elle structure la société et présuppose libre-arbitre et choix conscient, l’amour car « il ouvre à l’altérité », la responsabilité car elle met en adéquation nos convictions et nos actes.
Pour réédifier une éthique véritable, Yves Bannel propose cinq pistes. Face à la prépondérance grandissante du virtuel et à l’affaiblissement du tissu social, il est nécessaire de redéfinir tout d’abord une éthique de l’individu. Pour cela, il se réfère au triptyque de Teilhard de Chardin : Centration – Décentration – Surcentration.
Puis, il faut passer d’une éthique de l’individu à une éthique du citoyen qui est aussi une « éthique de responsabilité » (Max Weber), responsabilité personnelle et responsabilité collective.
La troisième piste consiste à une recherche d’une éthique du progrès et du mouvement : « Le moment est propice, nous dit-il, pour relire Camus et son éthique de la révolte qui est la condition même du mouvement et donc du progrès ». Ne pas se laisser enfermer dans les normes et les codes est vital pour garantir le mouvement créatif. « L’éthique du progrès, écrit Yves Bannel, met en œuvre deux des principes contenus dans notre définition de l’éthique : l’amour qui est l’ingrédient primordial, et le mouvement qui s’épanouit par la responsabilité assumée de la liberté et de l’esprit critique, seules voies pour réfuter les faits acquis, les idées qui obligent, les slogans qui encadenassent, les régimes qui cherchent le pas cadencé. »
La quatrième piste est l’esthétique de l’éthique. Si la primauté de la raison est réaffirmée, ce ne doit pas être au prix de l’occultation de l’art et de la mystique. « Il faut mettre, dit-il, de l’irrationalité dans notre rationalité. »
« L’homme, poursuit-il, a cette capacité de rêver, penser, réfléchir, spéculer sans limite sur des thèmes qui transcendent ses propres limites. L’art est une voie vers cette esthétique de l’éthique, c’est un moyen pour capter la beauté mais aussi le sens caché des choses, c’est une intuition fondamentale pour s’évader du réel et chercher le sens caché de nos actions, de nos pensées, de nos rêves de vie. »
La cinquième piste est celle de l’éthique éclairée. Issue des Lumières, elle s’oppose à toute pensée unique, à l’accident de vitesse, à toute forme de prétention à détenir la vérité, aux atteintes à l’intimité. Elle se bâtit sur le socle de la laïcité, de la raison, du savoir et de la liberté.
Il ne s’agit pas pour Yves Bannel de réagir et commenter mais bien de proposer. Au fil du livre, il reprend des thèmes essentiels comme la tolérance, les limites de l’altérité, l’enfermement relativiste, la reconquête de soi-même…
« L’éthique, dit-il encore, est le creuset où explorer la condition humaine, analyser les schèmes d’universalité, préparer une nouvelle grammaire de l’humain, intégrer les divers universalismes. L’éthique intègre les complexités, douleurs, cruautés de la condition humaine en vue de construire un cadre propre à une véritable anthropologie au seul profit de l’homme en tant que totalité. La crise, les angoisses, les références à un passé définitivement révolu, les discours à la mode et la pensée unique, sont autant de symptômes du vide éthique actuel. A nous de travailler pour, pierre après pierre, combler ce vide. »
Actuel, tellement actuel !
Les nouvelles voies de l’éthique par Yves Bannel. Editions Télètes, 51 rue de la Condamine, 75017 Paris.