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"Paulhan et son contraire"
Par Valère Staraselski

"Paulhan et son contraire", un livre de Patrick Kechichian sur "l’éminence grise de la littérature française"

Qui a eu à s’aventurer de quelques longueurs dans la grande mer de la littérature française du 20ème siècle a forcément rencontré Jean Paulhan, l’écrivain. Cet homme, professeur de langues orientales, secrétaire en 1920 puis directeur de La Nouvelle revue française de 1925 à 1940, puis de 1953 à 1968, résistant et fondateur avec Jacques Decour des Lettres françaises en 1940, critique, essayiste, joua effectivement « le rôle d’éminence grise de la littérature française » que lui attribue in fine le petit Robert.

Avec Paulhan et son contraire, Patrick Kéchichian en esquisse un portrait par touches, nous convaincant très vite qu’on ne peut faire autrement tant le personnage et l’œuvre de l’auteur du Guerrier appliqué n’offrent que peu de prises fixes. « Il est très exact, comme on le dit, qu’il y a un mystère dans la littérature. C’est le même que dans la poésie, et dans le langage en général. Et c’est un mystère très particulier, en ce sens qu’il n’est pas le moins du monde mystérieux, ni caché… » Mais plus précisément, il y a cette idée (très aragonienne du reste) que « tout dans l’esprit, n’existe que pour pouvoir, devoir, se renverser, se dénoncer. Cela vire à la manie, à l’obsession. Au bout, un monde bousculé, comme renversé, cul par-dessus tête. Le langage, en même temps qu’il participe à l’ordre, créé le désordre » résume Kéchichian à propos de l’esthétique de l’auteur de Braque le patron. La littérature d’abord et avant tout fut en quelque sorte le credo de cet homme de lettres qui entrera à l’Académie française. En 1946, il écrit : « Il est bon, il est juste et nécessaire (à notre avis) qu’il demeure un lien – si réduit soit-il, et si modeste – où les hommes et les mots se voient nettoyés de la crasse accumulée pendant les années de guerre, d’occupation et de délivrance. » Et en 1952, en pleine guerre froide : « Mon rêve, ce serait d’avoir Céline et Aragon dans le même numéro, ou Sartre et Boutang… »

De la période de la libération et de l’éclatement du Comité national des écrivains né de la Résistance, on connaît les différends, le refus de Jean Paulhan de l’établissement d’une liste noire « d’écrivains indésirables » parmi lesquels figuraient plusieurs de ses proches, sa signature de la pétition en faveur de Robert Brasillach lancée à l’initiative de François Mauriac. A la sortie d’une des séances de 1944 du CNE, il témoignera d’ailleurs : « D’Aragon et de Duhamel, il n’y a rien à dire. Ils ont été touchants, insolents, par-dessus tout naturels ; enfin merveilleux. » Et en cette occasion, Jean Paulhan adressa une lettre à son ami Manuel Jouhandeau, la voici :
« Bien cher Marcel, de ton courage personne (ni surtout moi) ne doute. Mais en ce moment je te prie, n’en parle pas. Ouvre les yeux. Tu n’es pas exposé. Ce n’est pas toi qui es exposé. Ce n’est pas toi qui viens de mourir en prison, c’est Max Jacob. Ce n’est pas toi qui as été tué par des soldats ivres, c’est Saint-Pol Roux. Ce n’est pas toi qui as été exécuté, après un jugement régulier, c’est Jacques Decour, c’est Politzer. Ce n’est pas toi qui es forcé de te cacher pour échapper à l’exécution, à la prison ; c’est Aragon, c’est Eluard, c’est Mauriac. Ce n’est pas toi qui es déporté en Allemagne, c’est Paul Petit, c’est Benjamin Crémieux. Ce n’est pas toi qui es en prison, en cellule, c’est Desnos, c’est Lacôte. Dans un temps où nous avons tous à montrer du courage, tu es le seul (peu s’en faut) qui ne soit pas menacé, qui mène une vie prudente et paisible. Et je sais trop que tu es incapable de rien faire par prudence, et que tu as cette paix certes sans l’avoir voulue. Mais enfin tu l’as. Ce n’est pas à toi à parler de ton courage, ni même de ton courage à venir (s’il a jamais à venir, ce que je ne crois pas). Bien. Quant au reste, je suis sûr que notre amitié, je suis sûr du moins que la mienne est de taille à résister à tout. »

Il faudra lire après cela sa Lettre aux directeurs de la Résistance (1953)…

Avec Paulhan et son contraire, Patrick Kéchichian réussit à donner un aperçu quelque peu stable, assez global, d’une œuvre mouvante, multiple, dispersée, d’un auteur non moins insaisissable et pourtant très présent. Cet aperçu, on pourrait l’appeler le refus de conclure, par exemple.

Paulhan et son contraire. Patrick Kéchichian. Gallimard NRF, p290, 21€, 2011.


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