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Pendant le scandale, l’art continue
Par Pierre Wat

Ce qu’il y a de bien, avec le scandale, c’est que lorsqu’il a lieu, il donne toujours l’illusion qu’il se passe là quelque chose que nul n’avait jamais vu auparavant. C’est même ce qui lui donne toute sa force. Et pourtant... Après Jeff Koons, Takashi Murakami, donc. Et ensuite ? Quel champion de l’art contemporain saura relever le gant et, devant un public ébahi ou furieux, renouveler l’opération magique ?

La question n’est pas, ici, de débattre du caractère scandaleux ou non de ce type d’exposition. Dans le fond, est-ce si terrible que cela d’exposer une forme de baroque contemporain dans les dorures de Versailles ? N’y aurait-il pas, par exemple, un bien plus grand préjudice à exposer Claude Monet dans les immenses galeries de ce château, puisque, d’évidence, la quête obsessionnelle et intime de ce peintre se perdrait dans cette architecture royale.

La question est plutôt de comprendre ce que, dans la circonstance, l’on appelle scandale, et qui pourrait tout aussi bien s’intituler opération d’aveuglement. Opération d’aveuglement, car la polémique qui oppose ainsi deux camps supposés incarner d’un côté le progrès et de l’autre la réaction aboutit à une forme de polarisation réductrice, et paradoxale.
Les ligues vertueuses, qui crient à l’intrusion du non-art dans Versailles, offrent en effet aux artistes et aux institutions qui les accueillent le résultat qu’elles recherchent. Aux artistes : l’illusion que l’art contemporain, cette entité mystérieuse et mal aimée, se résumerait au néokitsch. Aux institutions : l’apport, par le scandale, du public tant désiré. Il faudrait relire la presse dans les semaines qui ont précédé l’exposition Koons et, aujourd’hui, Murakami, pour voir à quel point ledit scandale était "attendu", autrement dit espéré car, sans lui, l’opération aurait tourné au naufrage financier, voire, pire, au silence médiatique.

On sait qu’au Salon des refusés, en 1863, la foule se pressait non pas pour admirer les oeuvres qu’un jury réactionnaire avait refusées au Salon officiel, mais bien pour rire à son tour devant Le Déjeuner sur l’herbe (de Manet) et autres tableaux scandaleux. Car, et c’est bien là le problème, il est certain que le scandale attire, mais il n’est pas sûr qu’il incite à contempler, ce qui reste pourtant, quoi que fassent les tenants du kitsch spectacularisé, la condition majeure de l’accès aux oeuvres d’art. On nous dit que, sinon, les gens n’iraient pas voir Versailles. Et qu’il faut donc les y attirer avec... de l’attirant.

Bruit et création

Mais les visiteurs ainsi captés viennent-ils "voir", autrement dit est-ce que leur but est de "regarder" Murakami ou, incidemment, de "regarder" Versailles, ou, bien plus logiquement, de vivre l’événement par excellence qu’est le scandale ? Devant un homard géant de Koons, on est impressionné, mais est-on touché ?

Le paradoxe le plus cruel, dans cette affaire, est que l’on a le sentiment que les institutions culturelles vendent la corde avec laquelle elles seront pendues : celle de l’événement contre le regard, de l’immédiat contre la durée. Car, le moins que l’on puisse dire, c’est que cette démarche, certes logique dans un monde dans lequel la culture est, elle aussi, soumise au marché, va à l’encontre de la plupart des pratiques artistiques, et de l’éducation de l’oeil que celles-ci exigent en réalité. Mais dire que l’art exige une forme d’éducation est probablement aujourd’hui une affirmation "antidémocratique" quasi insupportable. Pourtant, pendant les scandales, les artistes, eux, continuent à travailler, je veux dire les artistes qui ne font pas rimer création et bruit.

Il ne s’agit pas de faire l’apologie naïve du sensible contre l’efficace, mais de se demander ce que l’on attend de l’art. Si l’on espère de lui qu’il aiguise l’acuité de notre esprit, qu’il sollicite notre vigilance, qu’il mette en cause nos habitudes de regard et les modes de pensée dominants, il y a peu de chance que l’on soit comblé par Koons ou Murakami. Et le fait que ceux-ci soient collectionnés par quelques puissants ne plaide guère pour leur dimension subversive. Pour qui fréquente les ateliers, et y trouve une création profuse, et bien heureusement non résumable à un courant ou à un médium, la réduction de l’art à quelques noms propres dont l’opération versaillaise est l’outil est aussi frustrante qu’idéologiquement douteuse.
Certes, l’étonnement, le vrai, celui qui naît de la force subversive d’une oeuvre, ne se rencontre pas dans chaque atelier, mais à fréquenter la scène artistique dans sa diversité, on apprend que c’est dans la durée que les oeuvres se font et se regardent, loin du "temps réel" de quelques supposés scandales.

Dans le fond, la question à se poser est peut-être : que faudrait-il pour que les gens sachent regarder Versailles sans "l’aide" de Murakami ? De l’éducation... Apprendre à regarder comme on apprend à lire. Il est, ces temps-ci, beaucoup question d’histoire de l’art à l’école. Question cruciale, en effet. Est-ce que ce n’est pas cela, qu’il faut apprendre aux enfants : que regarder demande du temps ? Et que c’est ça, précisément, qui rend l’acte de contempler si délicieux.

Article paru dans Le Monde. Octobre 2010

Pierre Wat, professeur d’histoire de l’art contemporain à Paris-I. Ouvrage paru : "Les Nymphéas, la nuit", Nouvelles Editions Scala.

Sur le même thème, on peut lire également sur le site : La fonction sociale et politique de l’académisme et Contre l’art des traders


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