Il n’ y a pas des objets philosophiques et des objets non philosophiques. L’ontologie et la métaphysique étant une part importante de la philosophie, et aussi étonnant que cela puisse nous paraître, il est légitime de proposer une étude ontologique et métaphysique d’objets aussi ordinaires que le CD ou le fichier MP3 de musique rock. L’objection la plus évidente, qui ne manqua pas d’être faite à l’auteur, tient dans cette simple question : à quoi ça sert ? L’auteur rappelle que ce qui intéresse la philosophie ne doit pas nécessairement présenter un intérêt hors de la philosophie.
Si des études sociologiques, politiques, économiques, artistiques du rock peuvent nous sembler plus judicieuses, entendons plus utiles, nous aurions tort de négliger le travail, certes inhabituel mais rigoureux de Roger Pouivet. L’auteur ne traite donc pas des rapports entre la production musicale populaire depuis la fin de la deuxième guerre mondiale avec la vie sociale et politique mais bien une analyse ontologique des enregistrements de rock, un nouveau mode d’existence des oeuvres musicales.
Cette métaphysique d’un objet ordinaire révèle l’enregistrement comme une nouvelle poétique. Roger Pouivet parle de « rupture ontologique nette dans l’histoire de la musique » et dans celle des « arts de masse ». « Les oeuvres de rock, précise-t-il, ne peuvent pas être caractérisées par des traits stylistiques ou sociologiques, mais par leur statut ontologique. Ils partagent avec une partie de la musique contemporaine le statut d’artefacts enregistrements. Ceux-ci ne sont pas des exécutions d’œuvres déjà existantes mais des entités musicales à part entières. »
S’appuyant sur la théorie de la constitution, l’auteur développe quatre thèses. Il rejette l’antiréalisme artefactuel, phénoménologique ou analytique, aujourd’hui dominant dans l’approche de l’art. Il défend que les artefacts appartiennent à l’ameublement du monde et que les œuvres d’art forment une sorte d’artefacts. « Ce qui dépend ontologiquement d’autre chose, comme les artefacts et les œuvres d’art, n’en existe pas moins. »
Roger Pouivet se porte souvent un regard très aristotélicien sur son sujet. Son ontologie pratique semble parfois éloignée de la vie. Pourtant il nous aide à penser à « comprendre pourquoi nous pensons avoir affaire à certaines choses, qu’elles soient naturelle sou artefactuelles, pourquoi nous pensons qu’elles existent, restent les mêmes ou changent, entrent dans des relations causales, dont nous faisons quotidiennement l’expérience. »
Le chapitre le plus intéressant, aux yeux du lecteur, est peut-être celui consacré aux émotions. Roger Pouivet considère que si les œuvres rock n’ont pas une fonction cognitive importante, elles jouent, par leurs grandes accessibilité et disponibilité, un rôle important dans la régulation et la maîtrise de nos émotions.
Le mérite de ce livre est sans doute d’offrir une alternative, pas encore convaincante mais prometteuse, à l ‘analyse phénoménologique des œuvres de l’expérience esthétique et à l’analyse des pratiques artistiques. Cette approche métaphysique, conceptuelle, introduit d’autres rapports dans la philosophie des artefacts et de l’art.
Ajoutons que l’auteur, évidemment amateur de rock, ne semble pas avoir été dégoûté du rock par ses propres recherches, entre abstraction et sens commun. Le lecteur peut également sans risque d’écoeurement lire cette étude originale.
Philosophie du rock, de Roger Pouivet, collection L’interrogation philosophique, aux PUF.